de la revue ‘Journal des Ouvrages de Dames’ no. 328 de Juillet 1915
'Les Petites Madames aux Gares d'Evacuation'
par T. Trilby

Paris 1915

 

Pendant ces mois de guerre, pendant cette année si longue à vivre, toutes les Parisiennes ont le désir de se dévouer. La grande leçon d'héroïsme que les soldats de France donnent chaque jour est comprise par les cœurs les plus frivoles. Les petites poupées qui dansaient le tango et qui ne pensaient qu'à la confection de robes ridicules, toutes ces petites snobinettes que la province jugeait avec raison si sévèrement, montrent qu'avant d'être Parisiennes et snobs, elles sont Françaises et capables de faire leur devoir.

Voulant participer à la grande œuvre commune, les Parisiennes demandent aux trois sociétés de la Croix-Rouge de les occuper. Et comme à Paris il y a peu de blessés, les femmes de bonne volonté, qui ne peuvent être infirmières, sont employées à d'autres besognes. Des jeunes madames, très dévouées, sont particulièrement chargées de ravitailler les trains des blessés, et plusieurs fois par semaine elles vont passer la nuit dans une gare d'évacuation. Noisy-le-Sec est une des plus importantes. Chaque soir, vers sept heures, la voiture de la Croix-Rouge y amène deux infirmières.

Dès qu'elles arrivent, les petites madames sont saluées respectueusement par les troupiers qui les connaissent, et jeunes, alertes, elles traversent les voies, passant devant ou derrière les trains, enjambant les fils de fer, marchant dans la boue, butant contre les gros cailloux, se souciant peu de la difficulté du chemin. Elles arrivent à la cantine de la Croix-Rouge.

C'est une petite cabane très misérable; avant la guerre, un menuisier y travaillait; la Société de Secours aux Blessés l'a transformée en cantine. Elle se compose de deux pièces longues, séparées par une porte. Dans la première, qui sert d'entrée, sur des tables sont empilés de longs pains et d'immenses fromages de gruyère; de l'autre côté, sur des planches, des pots à lait et quelques ustensiles de cuisine. La pièce du fond, qui est éclairée par deux lampes à pétrole et chauffée par un petit poêle, est la salle où l'on prépare les paniers nécessaires au ravitaillement des trains.

Quand arrive l'équipe de nuit, composée de deux infirmières, l'équipe de jour, plus nombreuse, se retire. En entrant, les arrivantes se renseignent.

— Avez-vous eu beaucoup de blessés?

— Deux trains de trois cents.

— C'est peu, nous en aurons cette nuit.

Et vite les petites madames revêtent la tenue d'infirmière. Oubliant toute coquetterie, elles enfilent leurs blouses, posent leurs voiles sans miroir, et se mettent à la besogne. Dans un panier elles rangent tablettes de chocolat, morceaux de fromage, cigarettes; puis sur le petit poêle, elles font bouillir le lait.

Elles sont à peine prêtes, qu'un employé ouvre la porte et annonce:

— Sur le quai de la Grande-Ceinture, il y a cinquante éclopés.

En quelques minutes, les deux infirmières achèvent les paniers, e,t, très chargées, suivies de la cuisinière qui porte une marmite de soupe et de deux soldats qui tiennent des brocs de café, les petites madames se dirigent vers le quai de la Grande-Ceinture.

 

 

Il pleut, il fait noir; trains, locomotives passent, et la nuit leur donne des silhouettes fantastiques. Les infirmières circulent dans des endroits dangereux, pataugeant dans la boue, le vent les glace, rien ne les arrête, rien ne leur fait peur. Elles pensent à tout ce que les soldats de France souffrent par des nuits pareilles, et calmes, blanches, sereines, elles passent devant et derrière les trains, sans songer qu'une étourderie de leur part pourrait avoir de terribles conséquences. Les petites madames n'ont pas peur de la mort.

Sur le quai, sous une bâche sombre, que deux braseros éclairent étrangement, cinquante soldats sont là. Assis sur des bancs de bois, les mains tendues vers la flamme, ils attendent. Evacués des hôpitaux, amenés par un train, un autre les reprendra et les conduira dans des dépôts de convalescents. Ils vont rester là près de deux heures, et leurs visages résignés ne trahissent pas la moindre impatience. En voyant arriver les dames de la Croix-Rouge, les soldats se redressent et essaient de sourire. Ils connaissent les dames blanches. Quand elles viennent quelque part, ce sont toujours des gâteries, et mieux que personne elles savent consoler.

La cuisinière qui apporte la soupe, s'écrie en entrant sous la tente:

— Boujour, les enfants, préparez vos quarts. Un bruit de ferraille, et des gobelets de toutes sortes sont présentés: timbales, boîtes de conserves, petits seaux d'enfant. La cuisinière passe et donne à tous de la soupe. Les petites madames suivent avec leurs grands paniers souvent plus gros qu'elles, et, en distribuant les vivres, elles ont pour chaque soldat un sourire et une gentille parole. Et ces hommes reçoivent les vivres avec reconnaissance, et, heureux, regardent le sourire. Ces femmes qui viennent à eux leur rappellent la mère ou l'épouse restée à la maison, les gestes sont les mêmes, les voix douces et tendres. La nuit leur paraît moins froide et moins longue, un bien-être physique et moral les envahit, leurs yeux brillent et éclairent leurs visages sur lesquels sont gravées les souffrances supportées.

Et quand les petites madames s'en vont, les pauvres éclopés regardent aussi longtemps qu'on peut les voir les silhouettes blanches... Mais les trains vont arriver, les paniers sont vides, les infirmières n'ont pas le droit de s'attarder.

Le premier convoi transporte cinq cents blessés, il s'en va à Bordeaux et vient de Compiègne. Dans un compartiment, avec les soldats français, il y a trois prisonniers allemands couverts de boue. L'un est blessé à la tête, un pansement sommaire cache à peine une affreuse blessure; l'autre a un bras en écharpe, le troisième n'a rien d'apparent. Ils ont l'air épuisé et acceptent avec empressement les vivres que les infirmières leur offrent. Elles les servent avec des visages graves et des yeux pleins de reproches. Ces hommes-là ont-ils, eux aussi, assassainé des femmes et des vieillards, torturé des enfants? Ils sont très jeunes, leur jeunesse plaide pour eux. Ces gamins n'ont pu être des bourreaux!

Le train repart, quelques soldats valides sont restés à la portière et saluent d'un geste affectueux.

Les petites madames sont heureuses, leur joie est douce et profonde, le bien qu'elles font en est la cause. Dans la cantine, elles se dépêchent et leurs mains, qui ne sont pas habituées à de pareils travaux, lavent la vaisselle, nettoient les pots salis. Tout leur paraît facile, rien ne les décourage.

Vers le matin, arrivent deux officiers d'état-major: ils viennent du front; depuis plusieurs jours ils ne se sont pas reposés et n'ont guère eu le temps de manger.

Le jour commence à paraître, la pluie a cessé, des trains de marchandises passent, emportant de grands canons. Sur le seuil de la cantine, les petites madames les regardent, elles se serrent les mains et toutes deux songent aux morts que ces canons causeront.

Un officier qui passe près d'elles leur dit:

— Ce sont des 155, le train qui suit transporte 2.500 obus.

Des 155! 2.500 obus! Promesses de victoire, promesses de mort aussi!... Et tristes, lentement les petites madames rentrent dans la cantine. Il y a des moments où les cœurs les plus braves ont des défaillances.

Le jour grandit, toute rose, l'aube paraît; dans la petite cabane, les infirmières ont éteint les lampes et continuent à travailler; d'autres trains sont annoncés.

Lorsque l'équipe de jour arrive, les dames de la Croix-Rouge quittent la gare, elles y reviendront dans vingt-quatre heures. Elles sont bien un peu lasses, la nuit a été dure, mais elles ne se plaignent pas. Là-bas, au front, les soldats, nos sauveurs, supportent d'autres souffrances. Toute plainte en ce moment est une injure à la Patrie et un affreux sacrilège.

Les petites Madames sont les femmes des Poilus.

T. Trilby

 

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