- de la revue Journal des Ouvrages de Dames no. 332 de novembre 1915
- 'Paris Pendant La Guerre'
- par Emile Sedeyn
Paris 1915
Devant le Communiqué
Avenue de l'Opéra, devant les bureaux du « New-York Herald », on peut voir une série de cadrans qui renseignent instantanément le passant sur l'heure qu'il est à Londres, à Buenos-Aires, à Pétrograd et dans cinq ou six autres capitales. Naguère encore, si vous passiez par là, à moins d'être doué d'une imagination fort casanière, vous songiez à de lointains aspects du monde, et de nostalgiques méditations s'emparaient de votre esprit. Car est-il rien de plus suggestif, de plus capable d'entraîner la pensée par delà les océans, que d'apprendre tout-à-coup qu'il est midi à Rome, ou cinq heures du matin à San-Francisco?
Mais depuis quelques mois, dans la vitrine du « New-York Herald», il est un tout petit cadran, un cadran carré, sans aiguilles, aux chiffres minuscules, un cadran fragile, qui n'attire guère l'attention, et devant lequel vous passeriez indifférent, si vous ne voyiez tant de passants et tant de passantes arrêtés là... Au-dessus de ce cadran modeste, fragile et insignifiant, vous ne distinguez d'abord qu'une inscription tremblotante: Communiqué de trois heures; mais cela suffit pour que vous vous arrêtiez aussi. Pour ce petit cadran-là, tous les autres sont délaissés; et le rêveur qui le regarde ne se soucie plus de l'heure qu'il est à Rome, à Pétrograd ou à San- Francisco. Il sait que c'est là, sur ce petit cadran pâle, effacé, modeste, insignifiant, qu'un beau jour apparaîtra l'heure majestueuse, l'heure émouvante, l'heure terrible et vengeresse, l'heure sublime de la Victoire.
Journaux du Soir, Journaux d'Espoir
Il y a beaucoup de petites gens, à Paris, qui vivent de leur chômage. L'usine ou le magasin où ils gagnaient leur pain étant fermé, l'Assistance publique leur alloue un secours, et ils n'ont plus qu'à se promener, en attendant que la guerre finisse. Ce sont des déshérités à qui la discorde des peuples procure des rentes. Jamais ils n'avaient profité de si longues vacances, et ils savent en jouir sans ostentation, comme sans inquiétude.
Mais tandis que ces travailleurs se reposent, d'autres, qui menaient en temps de paix une existence exempte de soucis, ont dû songer à gagner au jour le jour de quoi faire subsister leur famille. On rencontrait par les rues, dans les premières semaines de la guerre, des femmes dont la destinée première n'avait pas été de vendre les journaux du soir, des femmes en chapeau, qui offraient La Presse ou La Liberté avec beaucoup de courage et de timidité. Elles durent pour la plupart renoncer à ce commerce pénible et peu lucratif, où la concurrence est assez généralement dénuée de courtoisie. Des ouvroirs, des administrations leur procurèrent des emplois plus féminins et surtout moins précaires. Cependant, quelques-unes, ayant persisté, ont fini par gagner une clientèle, une clientèle de femmes surtout. L'été dernier, les petites ouvrières de Paris économisaient sur leur dessert les deux sous d'un bouquet de violettes. Cette année, il n'y a qu'un sou pour le bouquet, l'autre est pour le journal.
Remarquez que ce n'est plus pour lire le feuilleton. D'abord, beaucoup de journaux n'en publient pas pendant les hostilités. Et puis, les nouvelles du front sont bien plus intéressantes. Ni M. Xavier de Montépin, ni M. Pierre Decourcelle n'ont inventé de héros comparables à ceux dont chaque femme de Paris, mère, épouse, sur ou fiancée, porte un autographe sur son cur et l'image dans sa pensée.
Echoppe à Louer
C'est un de ces vieux quartiers de la rive gauche dont les démolisseurs et les spéculateurs ont aboli depuis peu l'harmonie séculaire. Sur une longue avenue de façades neuves, entre deux casernes pompeuses, un coin de terrain demeure vide, en attendant l'acquéreur. Trois arbres chenus grelottent en ce retrait, condamnés dont le hasard, ou quelque raffinement de cruauté, semble retarder le supplice. A leurs pieds, trois cabanes sont venues prendre l'alignement sur l'orgueilleux voisinage; et de braves gens, pleins de confiance dans la durée du provisoire, ont installé leurs modestes industries dans ces abris fragiles, à peine assez spacieux pour contenir un éventaire, un établi, quelques casiers. Il y avait là, l'été dernier, un brocanteur, un marchand d'estampes et un cordonnier. Maintenant, il n'y a plus de cordonnier.
Cette histoire est tellement simple que je me demande si elle pourra vous intéresser. Cependant, elle m'a paru si émouvante, et si française... Bref, le premier lundi du mois d'août, la boutique du gniaf est close. De bonne heure, cependant, une femme encore jeune et deux petites filles sont venues ranger les outils et livrer l'ouvrage terminé. On a remarqué qu'elles paraissaient avoir beaucoup de courage et une grande envie de pleurer. En s'en allant, elles ont collé sur la porte une petite affiche tricolore portant ces mots: Maison Française, et, au-dessous, en belle ronde d'école primaire: Fermé pour cause de mobilisation.
Là-dessus, la vie du quartier a continué. Après la bataille de Charleroi, le brocanteur a fermé sa boutique et s'en est allé dans son pays. Demeuré seul, et désormais moins soucieux de sa dignité professionnelle, le marchand d'estampes s'est mis à vendre des cartes postales. Sur des ficelles tendues en travers des échoppes voisines, il expose à de nombreux exemplaires le Général Joffre et le Roi des Belges en noir et en couleurs, Notre-Dame de Reims avant et après le bombardement, et maintes petites scènes où la bravoure et l'esprit français triomphent avec aisance de la barbarie teutonne. A ceux qui lui reprochent de faire injure, par ce trafic, à son commerce d'art, il répond en accusant la dureté des temps. Et il lui arrive de regretter tout haut de n'avoir plus l'âge d'aller au front, comme son voisin.
Cependant, le voisin guerroyait, sans donner de ses nouvelles, sauf sans doute à sa petite famille. Sa femme vint deux ou trois fois dans les commencements, puis on ne la revit plus, pendant cinq mois. Un soir de la fin de mars, comme je me chauffais devant le poêle du marchand d'images, nous avons vu une femme et deux petites filles en grand deuil qui s'en allaient, emportant des paquets. Nous sommes sortis, la petite famille était déjà loin. Mais il y avait une nouvelle affiche sur l'échoppe d'à- côté, une affiche manuscrite, en belle ronde d'école primaire:
ECHOPPE A LOUER Le cordonnier est mort au champ d'honneur
La Receveuse
Places, si-ou plaît!
La receveuse de tramway exerce maintenant son dur métier depuis quatorze mois. Elle a surmonté les hésitations et les timidités du début. Avec l'assurance et l'équilibre, elle a acquis l'autorité. Elle est chez elle sur la plate-forme, ne craint ni les arrêts brusques ni les voyageurs en surcharge et ne se trompe pas d'un centime dans sa recette.
Son mari est dans la réserve. Comme par hasard, le soir du premier août, il faisait le balai (c'est ainsi qu'on désigne le dernier voyage de la dernière voiture). Il est rentré à une heure et demie du matin, et il avait rendez-vous, disait-il, avec la France, à sept heures, à la gare de l'Est. On ne s'est pas couché. Les mioches embrassés, la musette bouclée, ils sont partis bras-dessus, bras-dessous. Elle l'a quitté devant la grille, afin de ne pas pleurer. Elle n'a pleuré qu'à la maison, mais un bon coup, pour en finir tout de suite. Le lendemain matin, elle prenait la sacoche, les tickets, le crayon avec son bout de gomme, et la petite trompette.
Au commencement, le publie intervenait dans ses affaires, lui donnait des conseils, sonnait pour elle les arrêts, et criait les noms des stations. Tout cet obligeant désordre l'humiliait un peu. Elle s'en est vite affranchie, et maintenant l'on voit tout de suite à son attitude qu'elle n'a besoin d e personne. Les cent sous qu'elle gagne par jour lui assurent Y indépendance et font vivre sa maisonnée. Pourvu qu' elle reçoive régulièrement sa lettre hebdomadaire et qu'elle puisse glisser dans la réponse un billet de cinq francs, elle se dit que tout va bien, en attendant mieux.
Certes, entre deux stations, il lui arrive souvent de songer à l'heureux matin où l'époux revenu reprendra la sacoche, lui laissant l'aiguille, le balai, les casseroles. Mais elle fera bonne figure jusqu'au bout. Le petit drapeau épingle à sa casquette d'uniforme est une étiquette qui ne ment pas. On est française! Places, si-ou plaît!
La Bonne Nouvelle
Il y a aujourd'hui cinquante-trois jours que la petite dame du quatrième est sans nouvelles de son mari. Ce matin comme hier, comme tous les matins, elle est venue attendre le facteur devant la porte, afin de savoir plus tôt.,» Ainsi, dans les quartiers populeux, les femmes se groupent devant les seuils pour attendra
les nouvelles du iront et pour mettre en commun la quotidienne récolte d'épreuves et d'espoirs.
Cinquante-trois jours! Et le facteur qui n'arrive pas! La semaine dernière, l'épicière a perdu son fils, et la voisine du troisième son mari. Le faubourg paye un lourd tribut au fléau. On s'incline, parce que, n'est-ce pas, il le faut bien: c'est la guerre. Même les veuves et les mères en deuil viennent encore attendre la distribution. L'habitude leur reste, et puis, tout au fond d'elles-mêmes, subsiste peut-être une vague espérance. Et la pauvre petite dame se répète que ce qu'il y a de plus cruel, c'est encore d'être sans nouvelles. Enfin! voici le facteur.
Il s'avance sans hâte, en homme qui doit marcher tout le jour, et qu'on attend partout, et qui sait le prix de ses pas. On l'entoure. Et il y a une lettre pour la petite dame du quatrième.
Une grande lettre, une lettre officielle. Ah! la pauvrette, comme elle pâlit! Cependant, adossée au mur, elle trouve la force d'ouvrir l'enveloppe. Elle en tire une grande feuille, sur laquelle il n'}r a qu'une quinzaine de mots manuscrits, parmi les lignes imprimées. L'épicière qui a perdu son fils et la dame du troisième, qui pleure son mari, s'avancent avec des mots de consolation. La petite dame a les lèvres serrées, mais on discerne comme une joie égarée au fond de son regard fixe.
- Votre mari est retrouvé?
Va-t-il revenir?
Dites-nous si s'est grave?
La petite dame n'en peut plus. Elle voulait sourire, et la voilà qui sanglote. Les autres vont croire qu'elle est veuve. Alors, elle finit par leur avouer, un peu gênée, que c'est elle la plus heureuse :
- Ah! nous avons de la chance, nous... Une jambe coupée..;
Emile Sedeyn