de la revue ‘la Vie Parisienne’ de 23 décembre 1916
'Croquis Parisiens'
par Louis Léon-Martin

Dans la Capitale

 

Le Terre-plein des Courtisanes

Dès neuf heures, le soir, elles se tiennent sur le terre-plein de l'Opéra et l'on sort du métro au milieu d'une corbeille de corsages penchés... De souvenirs classiques aujourd'hui je songe aux sirènes qui, montrant au-dessus des flots leurs seins en fleurs, ne promettaient beaucoup que pour ne rien tenir... Ainsi je gravis l'escalier dans des idées d'allégorie. Il n'est pas de petit bénéfice. Je m'avoue leur devoir de n'être point essoufflé.

Des femmes dans une brume de lumière. Elles sont là parce que l'endroit est le plus éclairé du boulevard; cependant il règne encore assez d'ombre pour les embellir — dieux merci! — et leur ajouter ce mystère auquel elles doivent surtout leur attrait... Mon regard heurte deux yeux qui m'appellent, puis deux autres encore et deux autres. Je vois des figures différentes, mais sur toutes je ne distingue que le même sourire saignant et mou. J'écoute des chuchotements, des voix qui veulent sou.mr des désirs, des mots drôles et d'autres si bêtes qu'ils sont us tristes que la misère... Un bleuet passe, toutes se taisent e sur leurs visages offerts je lis le bonheur convoité d'être choisies. Une fille attire à cause de sa grâce animale et sensuelle; elle se tient accoudée au garde-fou du métro, les reins creux, la croupe saillante, dans une pose hardie; elle est blonde et la clarté d'un réverbère voisin baigne sa nuque charnue de créature d'amour robuste et saine... Un brave en casque bleu tressaille parce qu'une main s'est posée sur son bras et qu'une bouche se penche à son oreille...

Le terre-plein des courtisanes! Autrefois, drapées de voiles harmonieux, elles se disposaient en fresqi e le long d'un mur et, comme elles avaient des lettres, elles écrivaient... Aujourd'hui, plus modestes et sans poètes qui les chantent, elles se contentent d'arpenter le trottoir... Deux tableaux à vingt-cinq siècles de distance... à moins que ce ne soit simplement de M. Rochegrosse à M. Jean Béraud.

La Station

Elle attend sous un réverbère que « décore » au-dessus d'insignes multicolores une plaque « d'arrêt facultatif ». Il n'en faut pas davantage pour que, de passage, un monsieur vénérable subisse de son côté l'impérieuse nécessité de prendre l'autobus... Elle n'est pas jolie. Un flottant « homespun » l'entoure jusqu'à ses chevilles aigrelettes. Mais elle a la beauté du diable, des yeux lumineux, des joues fraîches, rebondies et d'un sang riche sous la peau... C'est sans doute ce que s'est dit aussi le vieux monsieur.

Cependant un omnibus arrive. Elle n'y monte pas. Le soupirant s'étonne mais attend, stoïque. Une deuxième voiture passe sans qu'elle fasse signe au conducteur. C'est l'instant favorable. Le vieux monsieur se découvre et penche vers la jeune fille un sourire en cœur sous un crâne poli: « Mademoiselle, serez-vous inhumaine?... » Elle tourne les talons. « Dans ce cas... » et l'homme à bonnes fortunes prend congé. Un troisième autobus s'arrête. Au-devant d'un jeune homme qui saute à terre, elle esquisse un,élan brisé net... Ce n'est pas « lui »!

Alors, tout de même, elle s'impatiente. Elle fronce les sourcils, martèle le sol d'un pied rageur, et comme elle est très en colère elle devient soudain jolie. Une quatrième voiture se range le long du trottoir. Cette fois-ci un lieutenant en descend.

— Oh! c'est trop fort!

Elle a parlé à haute voix. L'officier s'arrête et la regarde. Elle porte naïvement sur'son visage l'expression de son courroux. Il lit trouve charmante et sourit. Elle, cependant, a rougi. Elle sent les yeux du lieutenant fixés sur elle, baisse sagement les paupières, l'examine à la dérobée, le trouve très bien, se juge très bête, et brusquement éclate d'un rire où le dépit fond déjà sous le plaisir naissant de l'aventure...

Le dénouement est proche. J'apprécie qu'elle se dispose aussi gaiement à accomplir sa vengeance puisqu'il s'agit pour elle de faire le bonheur d'un poilu.

Les Solitaires

Une matinée d'octobre au Luxembourg. Les chaises rangées en tas aux pieds des arbres semblent leur servir de supports et donnent aux marronniers en quinconce l'air de jouets de bergerie. Autour du grand bassin, les chrysanthèmes poussent en touffes régulièrement alternées: jaunes, blanches et rouges. Plus loin, la fontaine Médicis s'accorde avec bonheur aux mélancolies de l'automne; des lierres en guirlandes en aggravent la tristesse et sur l'eau noire les feuilles mortes dorment en nappes rouillées.

Quelques femmes seulement: amies d'esthètes aux bandeaux lisses sur les tempes cachées, aux lèvres pâles, aux regards effacés... Elles ne sont pas vilaines, mais leurs robes sans grâce attestent des intentions ingénues. Elles vont et viennent, humbles, disciplinées, tranquilles; autrefois j'aurais souri peut-être; aujourd'hui je les regarde avec sympathie. Leurs amis sont au front et elles portent avec douceur le pesant fardeau de la guerre...

Beaucoup lisent, berçant leur sagesse aux rythmes de leur gré. Quels poètes ont- elles élus? Verlaine, Mallarmé, Stuart Merrill ou quelque plus récent écrivain? Près de moi, lente et sereine, une jeune femme marche « dans » sa lecture. Je la dépasse et pardessus son épaule déchiffre le titre: Paludes. Ma surprise est heureuse. J'aime des proses modernes dans ce décor suranné. Je me retourne afin de dévisager l'inconnue. Elle va, souriant à l'ironie cadencée d'André Gide,

Cependant que ses pieds froissent les feuilles mortes...
Je devais à ce tableau de terminer par un alexandrin...

Louis Léon-Martin

 

Back to French Articles

Back to Paris at War

Index