- de la revue 'Les Annales' No. 1630, 20 septembre 1914
- 'Aux Avant-Postes'
- par Le Bonhomme Chrysale
Paris 1914
une barricade à Paris en 1914
Je suis allé faire une promenade aux avant-postes. J'en ai rapporté des impressions que vous jugerez, comme moi, réconfortantes... Je vous les livre...
A deux heures, notre auto, habilement conduit par M. Hosselet, jeune ingénieur belge qui coopère ardemment à la défense de Paris, s'engage dans la rue Jean- Jaurès (hier, rue d'Allemagne), longe les Abattoirs hérissés de têtes à cornes, et d'où monte un lamentable concert de bêlements et de beuglements, s'arrête une minute à la barrière (le temps d'exhiber l'indispensable bout de papier jaune) et file sur la route de Pantin. Au niveau des vieilles fortifications, de profondes tranchées sont creusées, des barricades s'élèvent. Cette région de la banlieue, toujours sordide d'aspect, revêt, aujourd'hui, une physionomie encore plus désolée. Les masures bâties dans la zone militaire: échoppes de liquorisies, tonnelles veuves de feuillage, tables et bancs graisseux, boutiques imprégnées d'odeurs de fritures, n'attendent qu'un signal pour disparaître sous la menace du bombardement. Leur fragilité symbolise la fureur dévastatrice qui n'épargne ni les êtres ni les choses, et fait de l'Europe un cimetière et un monceau de ruines... De toutes parts, les misères de la guerre s'offrent à nos yeux. Nous n'entendons pas le canon, et déjà nous avons la vision de ses ravages.
Des malheureux passent, fuyant l'invasion, gagnant la ville, emportant avec eux ce qu'ils ont sauvé: leurs batteries de cuisine, leurs effets, leurs meubles... C'est un spectacle pittoresque et navrant. D'innombrables véhicules défilent presque sans interruption: chars à bancs, tapissières, charrettes anglaises vernies à neuf pour l'été, victorias surannées au*, roues branlantes, tout cela traîné par des bêtes étiques ou bien poussé à bras d'hommes... De grosses femmes âgées, surchargées de paquets, trottent derrière les bagages, en soufflant. Les enfants suivent. Ceux-ci, du moins, s'amusent, inaccessibles à l'inquiétude, inconscients du péril, ravis d'être soustraits à la corvée de la tâche habituelle. Ils jouissent de l'imprévu, de l'indiscipline, du désordre...
A mesure que nous avançons, la solitude se fait, la vie s'éteint. Portes et fenêtres closes, les villas isolées sommeillent. La population bourgeoise s'est envolée. Tout ce qui a pu partir est parti. Seuls, les ouvriers, les petits marchands se résignent à affronter les bar» bares. Le récit des « atrocités » que la presse a divulguées avec un peu trop de complaisance, semant ainsi la terreur et provoquant la panique, n'a pas l'air de troubler ces braves gens. Assis au seuil de leurs boutiques, ils lisent le journal, échangent des réflexions optimistes, car ils se rendent compte du succès croissant de nos armes et renaissent à l'espoir. Sur la place de la Mairie de Gagny, une mère à cheveux blancs m'interroge. Ses cinq fils servent; trois ont été blessés; elle est sans nouvelles des deux autres. Elle ne se plaint pas. Elle a vu la campagne de 1870 et revit, après un demi-siècle, ces dures heures. En ce temps-là, elle craignait pour son mari, resté gaillard, Dieu merci. Ne voulait-il pas cette fois, malgré ses soixante-huit ans, s'engager au début de la guerre! Mais, cinq enfants au feu, ça suffit, n'est-ce pas?
- Dites, monsieur, dites-moi que nous aurons la victoire!
- Assurément, nous l'aurons; vous voyez bien que les Allemands tournent le dos.
- C'est vrai; depuis ce matin, la canonnade s'éloigne...
Quel soulagement!... L'activité déployée à l'intérieur du camp retranché suffirait à rassurer les habitants, même si l'ennemi reprenait l'offensive. L'initiative, l'esprit de décision, l'impeccable méthode du général Gallieni, ont suscité des miracles. En une semaine, la défense de Paris aura été mise au point. Partout, on besogne, on se hâte, on se multiplie. Sous la conduite d'officiers de territoriale, des terrassiers improvisés remuent les champs, bâtissent d'épaisses redoutes, palissadent d'un inextricable réseau de fils de fer les jardins et les bois. Derrière ce rideau de peupliers, six pièces sont tapies; dans le creux de ce ravin, se dissimulent les munitions. Là-bas, l'oreille au guet, cinq turcos écument la marmite du dîner. A chaque carrefour, se dresse une sentinelle; le sergent chef de poste, pénétré de l'importance de ses fonctions, exige le mot de passe. Tout le monde fait son devoir et le fait allègrement. Ces soldats, sur qui pèse une responsabilité si lourde, sont joyeux, robustes, impatients d'agir. Eux qui, demain, sentiment qu'ils ont d'être utiles et de jouer un petit rôle dans le grand drame leur communique une flamme singulière, un sincère désir d'héroïsme et d'immolation. Contents d'eux-mêmes, ils se portent bien. La santé morale influe sur l'équilibre physique. L'attente du combat décuple les forces, rend If regard plus brillant, la voix plus vibrante. Lf sang coule plus rapide dans les membres assouplis par l'entraînement. On s'habitue à la fatigue comme à la paresse; et c'est en se surmenant que les troupes s'aguerrissent.
Celles que nous rencontrons arrivent df loin, des départements de l'Ouest et du Midi. Ce long voyage, les nuits passées en chemin de fer, l'incommodité des logements de fortune, ne les ont point éprouvées. Certes, les étables et les granges manquent de confort; mais, quand on est éreinté, on dort à merveille sur la paille; et la fontaine où l'on va se laver, à l'aube, remplace avantageusement le tub. Au reste, ces raffinements de coquetterie et d'hygiène n'ont aucune imporfanc* pour le soldat en campagne. Il n'y songe pas II ne se préoccupe que de satisfaire aux besoins essentiels. Il mène, près de la nature, une existence à la fois très animale et très noble, les pieds dans la boue et le front dans les étoiles...
Nous parcourons les bourgs, les villages, les gentils « patelins » des bords de la Marne, délice des canotiers et des pêcheurs à la ligne. La ville de Lagny pleure ses deux ponts écroulés: le pont de fer réduit à l'état d'épave, gigantesque carcasse d'un paquebot submergé; le pont de pierre crevé par la dynamite, digue informe à travers laquelle l'onde de la lente rivière filtre et bouillonne avec un bruit de torrent... « Pourquoi se sont-ils tant hâtés? », gémit le pharmacien de la grand'rue. Son voisin, l'entrepreneur, sourit. Il se console de la catastrophe en songeant aux ruines qu'il contribuera à réparer... 1915 sera pour les maçons une fructueuse année.
A Fresnes, - dernière étape avant Meaux, - des artilleurs nous arrêtent. L'inspection méticuleuse de nos permis dissipe leurs soupçons. Nous entrons tous ensemble chez le « bistro » qui les loge. Des verres de vermout-cassis sont apportés. Nous allumons des cigares et, les coudes sur la table, nous commençons à faire de la stratégie. Actuellement, qui n'est stratège? Le sous-off - un gaillard à l'allure décidée - démontre, par a plus b, que l'Allemand, poursuivi, bousculé, ira, avant huit jours, piquer une tête dans le Rhin. Un rire approbateur salue ces paroles. La conversation s'anime, les esprits s'échauffent...
Ah! je vous assure que si l'ennemi surgissait à cet instant, il serait joliment reçu I Les Prussiens sont dociles, robustes, persévérants; ils savent se battre... Ils n'ont pas la furie qui supplée au nombre, la joyeuse audace, la vivacité latine...
- Nous les aurons! Nous les aurons I hurlent en chur nos bons canonnière...
Fursy, témoin de cette scène, s'écrie:
- Voilà le refrain de ma prochaine chanson!
Ecrivez-la, Fursy... Ajoutez une chanson française à vos chansons montmartroises.
Le Bonhomme Chrysale