de la revue 'l'Illustration' No. 3950-3951, 16-23 Novembre 1918
'La Journée du 11 Novembre
à Paris'

Paris 1918

 

Le temps était léger et frais avec un peu de brume. Depuis son réveil, Paris attendait la nouvelle. Il ne montrait aucune inquiétude, ni impatience. Imaginez des enfants qui savent que leur mère est guérie, qu'ils n'ont plus à attendre devant la porte de sa chambre, mais qui, cependant, ont besoin de voir et d'entendre le médecin avant de se disperser. Dans tous les bureaux et magasins on guettait le premier signal. Des coups de téléphone informèrent bientôt les directeurs des journaux et des banques. Mais la foule attendait une confirmation visuelle. Vers 10 heures, la nouvelle apparut en affiches clouées aux façades de l'Echo de Paris, du Gaulois, du Matin. Dans la brume, le canon tonna et les cloches sonnèrent comme au matin de Pâques. Aussitôt, Paris se couvrit de drapeaux et les boulevards et les rues devinrent un préau de récréation. Les passants couraient, comme des écoliers sortent de classe, et ils transportaient la nouvelle. Il y eut là une heure d'éveil à la joie qui fut inoubliable.

En s'éloignant du centre de Paris déjà bouillonnant, il était encore possible d'observer les sentiments individuels d'allégresse et d'orgueil patriotiques qui devaient dans l'après-midi se fondre en manifestation unanime. Les coups de canon étaient encore lointains: nul crieur de journaux ne se faisait entendre. Seules, des automobiles ornées de petits drapeaux, frémissants au vent de leur course, semblaient des estafettes officielles. Au seuil des portes, les gens de maison regardaient les longues avenues comme si le Miracle allait y apparaître sous une forme réelle. Aux fenêtres, des visages de femmes esquissaient des sourires indécis qui se précisaient lorsqu'un passant souriait affirmativement. Alors, les rideaux retombaient et l'on devinait qu'une grande joie était entrée dans la maison inconnue. La solidarité qui liait toute la ville aux soirs de bombardement par les gothas s'affirmait d'une manière plus discrète, plus délicate. On se comprenait sans se parler, reliés par ces antennes invisibles que Maurice Maeterlinck attribue à nos sensibilités.

Dans les quartiers populaires, la communication était plus rapide encore, plus brutale. Les usines et les ateliers se vidaient comme les écoles et les magasins. Les flots des ouvriers et des ouvrières montaient ainsi qu'une marée sur les grands boulevards. Cent cortèges se formaient pour se fondre. Des tambours et des trompettes sortaient en même temps que les drapeaux. Avec la foule, la Marseillaise s'étendit dans les rues: le jour de gloire était arrivé.

Les soldats devaient être les héros de cette fête On embrassait ceux qui se trouvaient dans les rues, par amour de ceux qui venaient de s'arrêter, là-bas, leur fusil fumant. Ils se mêlaient aux cortèges lorsqu'ils ne les conduisaient pas. Où allaient ces cortèges? Aux jours de fêtes, la foule court à un but déterminé. Elle s'assemble pour voir un défilé de Mi-Carême, l'escorte d'un souverain, un régiment avec ses fanfares. A cette fête du 11 novembre, elle savait qu'elle ne verrait rien que sa propre joie. Chacun aurait pu rester immobile et aurait eu le même spectacle intérieur. Cependant, chacun avait le besoin de dépenser son allégresse, d'affirmer son enthousiasme. Faute d'un objectif à atteindre, on se laissait aller au hasard des remous populaires. Nécessité physique de se détendre, de se dérider, - de vivre!

Cependant, place de la Concorde, les trophées réunis à l'occasion de l'Emprunt de la Libération attiraient le flot à chaque heure plus dense et plus joyeux. On improvisait une sorte de triomphe selon la mode romaine. Les canons allemands étaient les « captifs »; on riait d'eux: on les tirait joyeusement. Ils servaient d'estrades à des orateurs infatigables. Puis, cette récréation laissée aux nouveaux arrivants, les promeneurs revenaient sur les grands boulevards qui s'illuminaient pour la première fois. La gaieté ardente des soldats américains apportait au brouhaha de la foule parisienne la surprise des coups de sifflet, les détonations des pétards. Et tandis que la rue retrouvait la lumière et l'animation des jours de paix, les fenêtres et les balcons se pavoisaient de nouveaux drapeaux achetés à prix d'or, car les fabricants étaient en retard sur les vainqueurs. Les restaurants et les cafés, qui avaient la liberté de rester ouverts jusqu'à 11 heures, étaient plus animés encore qu'aux soirs de réveillon. Le Champagne remplissait les verres et les convives ne cessaient de se lever chaque fois qu'on chantait la Marseillaise et les hymnes nationaux des peuples alliés. Des monômes entraient et reliaient de rires et de cris les cafés et les boulevards. Et la même gaieté qu'aux premières heures où la nouvelle avait été annoncée, rayonnait dans la nuit. Il n'y eut aucune rixe, aucun malentendu. La police, aux carrefours, n'avait qu'à approuver. Lorsque les lumières furent éteintes, elle n'eut pas besoin d'intervenir à la façon débonnaire des veilleurs de nuit: Paris s'était endormi, très sage, avec son sourire du matin.

 

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