- de la revue 'l'Illustration', No. 3799, 25 septembre 1915
- 'le Caporal Surrugue'
- Le Soldat le Plus Vieux
après la guerre - le caporal Surrugue toujours vif
Le Journal Officiel publiait récemment la citation suivante à l'ordre de l'Armée, en date du 19 octobre:
« Le caporal Surrugue, Charles, numéro matricule 9.131, de la compagnie 9/2 T du 6e régiment du génie, 2e compagnie de corps, ancien combattant de 1870, chevalier de, la Légion d'honneur, engagé volontaire pour la durée de la guerre à l'âge de 76 ans, a demandé à venir au front comme 2e sapeur-mineur, participe sans aucune défaillance physique à tous les travaux exécutés de jour et de nuit sous le feu de l'ennemi, animé de la plus haute conscience et des plus pures conceptions de ses devoirs envers la Patrie, est pour ses camarades plus jeunes un modèle de discipline, d'entrain et d'énergie. »
Le Journal Officiel se serait-il trompé? Aurait-il interverti les chiffres, imprimé 67 au lieu de 76! D'ailleurs 67 ans ce serait déjà bien joli; mais 76, c'est invraisemblable. Pourtant, renseignements pris, c'est exact: le caporal Surrague a bien 76 ans.
J'ai voulu voir ce soldat extraordinaire, mais les hommes du génie, comme ceux de génie d'ailleurs, sont difficiles à trouver. On m'avait indiqué le parc de l'unité dans une petite localité du front tout récemment marmitée. C'était le point de départ. Parmi les flaques de boue, j'arrive jusqu'au cantonnement et, avisant un gaillard barbu qui savonne du linge, ie lui demande: « Le caporal Surrugue? »- «Attendez voir, il est peut-être là. » Et cette fois, par un lac de boue, nous allons aux baraques dont l'allée centrale est proprement pourvue de claie. Mon les-siveur appelle à différentes portes et finalement une voix lui répond: « Surrugue? Il est au boulot. » Dans mon innocence j'ai un instant l'espoir, car il est midi moins un quart, que cela signifie la proche présence de Surrugue dans une salle à manger. Mais je suis vite détrompé: le « boulot », c'est le travail, et l'indication qu'on me donne est vague. Son escouade doit piocher quelque part du côté de C... Il semble assez problématique de trouver un homme dans un tel entrelacs de boyaux et de tranchées. Qu'importe, partons à la découverte. Le vent souffle en tempête sur le plateau, on a presque peine à avancer. Voici les premières maisons de C..., c'est-à-dire quelques amas de briques, et voici, ô joie, un soldat du génie sortant d'un trou. Il a un 9 au col, je suis sur la bonne piste. « Tu ne sais pas où est le caporal Surrugue? »
- « Surrugue, me répond l'homme, il n'est pas avec nous, il doit être aux carrières, c'est là que tu le trouveras. » Ici, une manière de discussion pour savoir où sont les dites carrières. On fait appel aux lumières d'autres camarades et même d'un sergent qui vient d'apparaître au tournant d'un boyau, mais ces carrières sont géographiquement imprécises. Il est question d'un bois, d'un nouveau cimetière, et personne ne peut me servir de guide. Cherchons la carrière. La randonnée continue à travers les boyaux, fils de fer du réseau de seconde ligne, pour arriver au bois présumé d'après la direction générale donnée. Je zigzague dans les taillis avec l'idée rudimentaire que les carrières sont généralement à flanc de coteau et à proximité d'une route par laquelle s'exportent les matériaux. La caractéristique de cette guerre étant l'invisibilité, et tout le monde vivant sous terre, je cherche en vain quelque habitant de la forêt pour me renseigner. C'est désespérant, car le jour baisse, il est 2 heures un quart, et si je n'ai pas trouvé Surrugue d'ici une demi-heure, je peux faire mon deuil du cliché espéré. Nous pressons le pas, le photographe et moi, mais la forêt n'en finit plus. Voici pourtant un soldat en vue. C'est un artilleur. « Dis donc, est-ce qu'il y a du génie par ici? »
- « Oui, ils travaillent là, à droite, en descendant le petit chemin vous tomberez dessus. » En avant dans le petit chemin. Je n'ai pas fait deux cents mètres que je m'arrête et, me tournant vers l'opérateur, je lui murmure tout joyeux: « Attention, je parie que c'est lui. » Près d'un tas de bois, je viens en effet d'apercevoir un petit homme à barbiche blanche. Il porte l'insigne du génie; il a deux galons de laine sur sa capote de soldat. C'est lui, c'est sûrement lui. Alors je me souviens de Stanley retrouvant Livingstone au centre de l'Afrique, et sa célèbre entrée en matière: « M. Livingstone, je présume? » « Le caporal Surrugue, n'est-ce pas? » Notre héros paraît complètement stupéfait. Il ne se doute pas qu'il y a près de trois heures que je ne cherche que lui dans cet apparent désert. Après quelques instants de causerie en plein air que l'opérateur met à profit, nous entrons dans un abri souterrain qui, je dois le dire, est d'une humidité terrible. Le plafond de rondins et de terre laisse couler de larges gouttes d'eau sur ma tête et sur le carnet où je prends des notes.
Je regarde le caporal Surrugue pendant qu'il me parle. La barbiche en pointe et les moustaches sont blanches, les yeux pleurent un peu en raison du vent qui soufflait dehors en bourrasque, mais l'allure générale est celle d'un homme h'ès en dessous de la soixantaine. Par quel entraînement physique cet homme s'est-il maintenu si vert? Il me le révèle: la marche à pied. Ayant eu à s'occuper de travaux vicinaux, il n'a cessé d'arpenter les routes. Dix lieues ne lui font pas peur. A la compagnie il y a peut-être des traînards, mais pas lui. Tel est le simple secret de sa vigueur physique. Quant à son énergie morale, ce n'est pas à lui qu'il faut demander des confidences. Sa modestie est extrême. Il s'étonne qu'on parle de lui. Il trouve ce qu'il a fait tout naturel; C'est donc auprès d'autres que j'ai recueilli les renseignements nécessaires.
M. Surrugue, chevalier de la Légion d'avant la guerre, était, pendant les douze années qui ont précédé le conflit, maire de la ville d'Auxerre, dans l'Yonne, sa patrie d'origine. Il s'occupait auparavant, comme ingénieur civil, de la construction des voies ferrées et en particulier de la voie ferrée d'Arras à Etaples, dont il présenta lui-même le projet au début de 1872.
Il donna, cette année-là, le premier coup de pioche en gare de Saint-Pol-en-Ternoise, c'est-à-dire dans cette région même où actuellement, quarante-quatre ans plus tard, il est revenu pour manier à nouveau la pelle et la pioche, mais en qualité de simple sapeur de 2e classe.
En 1871, il fit partie de l'armée de Faidherbe qui, faute de génie militaire, avait constitué un «. génie civil aux armées » dont M. Surrugue était chef de section principal avec grade de capitaine. Il construisit en ce temps-là dans les vallées de la Scarpe et de la Canche tous les ouvrages militaires en usage,à l'époque: épaulements, plates-formes, réduits à poudre, tranchées, et fut deux fois cité à l'ordre de l'armée: la première fois pour être resté seul avec un lieutenant alors que lés travailleurs s'étaient dispersés devant la menace d'une colonne allemande à Athies, près d'Arras, et la seconde fois pour avoir sauvé un officier blessé en le transportant à l'arrière.
En 1875, M. Surrugue entra au service de la voirie départementale de la Dordogne où il resta six ans. Il prit ensuite le même service dans l'Yonne et y resta vingt ans. Nommé membre du Conseil municipal d'Auxerre il en prit bientôt la direction et fut, de 1900 à 1912, maire de la ville. On doit à son administration des travaux considérables dont sa compétence d'ingénieur civil assura le succès. Cette compétence devait d'ailleurs le faire appeler à l'inspection générale de la vieinalité au ministère de l'Intérieur.
Telle est la carrière civile, importante comme on le voit, de ce vieux brave cachant modestement tant do services rendus à son pays sous l'uniforme bleu déteint d'un sapeur de génie, puis d'un caporal de génie.
Je lui ai demandé: « Quand vous êtes arrivé à la compagnie, vos camarades savaient- ils qui vous étiez? Votre ruban rouge a dû les mettre en éveil? » - « Oh! non, parce que, ma foi, mon ruban rouge je ne l'ai porté que lorsque j'ai eu la croix de guerre à mettre à côté. Us ne savent pas grand'chose de moi et ce n'est pas moi qui leur raconterai quoi que ce soit. Je suis Surrugue qui fait son bout de tranchée dans le même temps que les autres et voilà tout. Dans les jours comme ceux que nous vivons, ce qu'on a fait dans le civil ne compte plus. Tout le monde est égal pour la tâche commune. C'est ce que je me suis dit quand je me suis engagé au mois de mars. Depuis la déclaration de guerre je m'occupais à Auxerre d'reuvres sociales, mais il y a assez de monde pour cela et les femmes peuvent très bien s'en charger. Quand les hommes ont une vigueur physique qu'on peut utiliser, pas d'hésitation: au front. J'ai passé l'examen médical et ils ont bien été forcés de m'accepter. Puis j'ai fait trois mois d'instruction: un mois d'école d'infanterie, un mois de sapes et de mines, un mois de perfectionnement dans les innovations que nous ne connaissions pas en 1870 et, au début de juillet, je suis parti pour le front que je n'ai pas quitté depuis. J'ai participé à tous les .travaux qui ont préparé l'offensive de septembre et j'ai été nommé caporal le 1er octobre.
» La croix de guerre, je l'avoue, m'a surpris car je n'ai rien fait pour cela. J'ai même fait moins que les camarades qui sont là depuis le début. Je sais que c'est mon âge que l'on a décoré, mais comme mon âge ne comptait pas pour moi, je suis un peu honteux vix-à-vis de mes camarades. Tout ce que je demande, maintenant qu'on me l'a donnée, puisqu'on me l'a donnée, c'est de la gagner et je l'ai dit au capitaine qui m'a fait la surprise de me proposer.
» Le seul bénéfice de l'âge, voyez-vous, c'est d'avoir tout de même un peu d'action morale sur les plus jeunes. Quand ils s'impatientent, je peux leur parler de 70, leur dire ce que j'ai sen^i et souffert alors et ce que je sens aujourd'hui. Nous qui n'étions pas prêts, nous avons arrêté sur la Marne et sur l'Yser un ennemi supérieur et formidablement organisé! Mais c'est magnifique! Nous lui avons imposé notre volonté, nous lui avons dit: « Tu resteras là à at-» tendre que nous soyons tout à fait prêts. » Et il a subi notre loi et, au moment voulu, nous l'écraserons. Vous croyez n'avoir rien fait, et vous avez fait cela! Mais c'est magnifique! »
Tandis que nous continuons de causer, deux sapeurs font irruption dans la guitoune pour y chercher leur musette. Des propos familiers s'engagent avec un tutoiement significatif. Non, décidément, les camarades de Surrugue ne savent pas qui il est et c'est au fond charmant et admirablement français. C'est bien d'un seul cur que nous luttons. Se figure-t-on un Wirklicher Geheimrat des Ponts et Chaussées de Prusse faisant le sacrifice de sa pompe officielle pour prendre une pioche et une pelle sous les obus?
Au fond de moi-même l'exclamation du caporal Surrugue: « C'est magnifique! » vibre comme un écho, mais, je dois l'avouer, c'est au vétéran lui-même qu'elle s'applique.
Comme je le quitte, il me demande: « Quelle mine est-ce que j'ai? Il y a trois mois que je ne me suis pas vu dans une glace. » Je lui réponds: « Excellente, je vous assure », et j'ajoute: « Mais, dites-moi, où sont les carrières où l'on m'a dit que vous travaillez?» - « Oh! me dit-il, ce ne sont pas à proprement parler des carrières, nous creusons des trous pour y trouver du grès; tenez, par exemple, là devant vous. » J'avais pris cette excavation pour un entonnoir de 210. Sans la rencontre providentielle de tout à l'heure, j'aurais pu chercher longtemps ces carrières qui ne sont, en effet, sur aucune carte d'état-major à quelque échelle que ce soit; mais à la guerre il ne faut s'étonner de rien, même de trouver un caporal de 70 ans dans des carrières qui n'en sont pas.