le livre
'Duchesse de Sutherland
- Six Semaines à la Guerre'
Traduit de l'Anglais avec l'Autorisation de l'Auteur

La Guerre — Les Récits des Témoins

Introduction

Il est difficile d'écrire une introduction à son propre livre, et plus encore à quelques notes esquissées au jour le jour et jetées sur le papier l'une après l'autre à la hâte, selon les difficultés de l'heure.

On m'a demandé de donner mes impressions sur l'invasion allemande en Belgique durant les premières semaines de la guerre.

Mais on doit se souvenir qu'alors il m'était impossible de juger les événements avec exactitude. Dans chacun des endroits que les Allemands occupaient, ils établissaient un insurmontable rempart de silence ou répandaient défausses nouvelles pour étouffer la vérité.

Ces restrictions exercent donc une censure absolue sur les événements extérieurs. Je n'ai pu étudier les Allemands que dans leur attitude envers notre ambulance et envers la population, et dans la manière d'être des soldais allemands que nous avons rencontrés.

L'Allemagne en guerre, subitement entraînée par sa propre objectivité, est imposante. Elle met tout en œuvre pour paraître telle. J'ai constaté qu'il entrait pour une bonne part dans sa tactique de produire un « effet moral ».

Le déploiement théâtral qui fut le trait caractéristique de la marche des troupes à travers Bruxelles: l'arrangement scénique de tout l'attirail de guerre, cavalerie, infanterie, artillerie formidable, machines aériennes et tous les accessoires imaginables de transport et de mécanisme militaire et scientifique, tout visait à ce résultat.

Il en fut de même, mais à un moindre degré, à Namur. Mais Namur n'est pas une ville ouverte; aussi fut-elle pendant un temps assez court témoin d'horreurs pires que l’ « effet moral » — elle souffrit de cruautés que seul un conquérant comme le Prussien peut imaginer.

A l'égard de mes infirmières, du docteur et de moi-même, les Allemands se montrèrent polis. Je n'essaierai pas d'en chercher le motif. L'Allemagne a toujours été jalouse de l'Angleterre et, au cours de cette effroyable guerre, elle est arrivée à la détester, mais je suis persuadée qu'elle a conservé pour mon pays le même respect. Les Allemands témoignèrent certainement de la considération pour les Anglaises, en particulier pour mon ambulance. Je fus heureuse de pouvoir parler leur langue et je leur suis reconnaissante de ce qu'ils ont favorablement apprécié nos efforts. Sous le despotisme militaire, on est reconnaissant de la moindre politesse.

Cette guerre fera le sujet d'une étude psychologique bien terrible. Les dirigeants prussiens ont préparé une machine si remarquablement scientifique et si formidable dans ses détails, que les différentes classes qui composent l'armée allemande — qui est en réalité la nation allemande entière — ont une aveugle confiance en eux. En l'occurrence, l'Allemagne adopte l'organisation prussienne sans aucune protestation ni résistance. Cette confiance même amènera, sous l'impulsion de la loi du progrès et celle de l'émancipation des races, la destruction de la nation allemande.

L'Allemagne fut cruelle en Belgique, mais elle exécutait un plan concerté à l'avance. Ses dernières atrocités et ses actes indignes dans cette effroyable lutte sont simplement le résultat de l'intuition qu'elle a eue de sa défaite. Quand il y a un défaut dans la machine de fer, la barbarie est appelée à la rescousse; les millions de soldats à la guerre ne doivent pas être jugés aussi sévèrement que la machine qui les conduit; il y a si longtemps qu'ils sont égarés par elle, si longtemps qu'ils lui ont confié leur âme à garder!

Je pense qu'un Allemand ne reconnaîtra jamais sa défaite tant qu'il ne mordra pas la poussière. Bernhardi déclare que, pour l'Allemagne, il ne peut pas y avoir de demi- mesure: la conquête du monde ou la chute. Il n'y a qu'un peuple doué de peu de clairvoyance et n'ayant aucun sens de l'honneur qui puisse se croire si au-dessus de toute critique et qui puisse si éperdument défier le destin!

Si le despotisme militaire prussien est « kapout » —pour retourner contre eux le mot favori des Allemands vis-à-vis de leurs adversaires, et qui signifie « Fini » — le sentiment de sécurité peut revenir dans le cœur des nations.

C'est en faisant d'immenses sacrifices et de cruelles expériences — car pris au dépourvu et gênés parfois par notre préparation insuffisante, notre infériorité fut souvent manifeste — que nous combattons maintenant avec la certitude de vaincre dans cette guerre.

Ce n'est pas uniquement pour la satisfaction de notre intérêt ou de celui de nos alliés que nous voulons vaincre; non, mais plutôt nous combattons pour la liberté du monde entier.

Et notre victoire sur l'Allemagne fera naître une foi plus solide, un nouvel esprit. Elle a engendré une race vigoureuse et, tout ce qui, dans son histoire et dans ses traditions, est grand, subsistera. En ce moment, elle ne peut voir tout en noir; elle est hypnotisée par sa propre conviction erronée; ses enfants les plus remarquables restent silencieux et n'osent ouvrir la bouche. Mais tôt ou tard elle discernera la vérité et, si l'Allemagne éprouve dans cet aveu une humiliation temporaire, elle y trouvera aussi sa délivrance.

Millicent Sutherland

 

 

La Duchesse de Sutherland

La duchesse de Sutherland, issue d'une des plus riches familles d'Angleterre, est célèbre par sa charité et les œuvres qu'elle a créées à Londres.

Fille aînée du comte de Rosslyn, elle épousa, extrêmement jeune, le duc de Sutherland, décédé il y a deux ans. Elle créa dans un de ses nombreux châteaux, celui de Dunrobin, une association au profit de ses ouvriers et fonda un hôpital pour les petits malades de ses terres.

Elle s'est remariée dernièrement à un brillant officier de l'armée anglaise, le major Percy Desmond Fitzgerald, du XIe hussards, qui se distingua dans la campagne sud- africaine où il fut décoré pour les services qu'il rendit à Ladysmith et au Transvaal.

Millicent Sutherland fut une des « porte-dais » au couronnement de la reine d'Angleterre en 1911.

Il était naturel que la duchesse, dans des circonstances aussi terribles que celles que nous traversons, offrît son aide et ses biens à ceux qui souffrent. Dès le premier jour de la guerre, étant membre de la Croix-Rouge française, elle pensa d'abord à venir en France. A Paris, elle apprit que les ambulances manquaient en Belgique. Une idée traverse son esprit, et rapidement, avec la spontanéité des gens de cœur, elle fait des démarches, se procure de l'argent, des infirmiers, des chirurgiens et se rend à Bruxelles pour y organiser une ambulance. Là, on lui dit qu'à Namur les blessés affluent et qu'ils manquent de soins; elle part et installe son ambulance dans un vieux couvent de religieuses enseignantes; elle assiste au bombardement et à l'incendie de Namur et se voit obligée de quitter la ville par ordre du gouverneur commandant. Elle essaie de descendre à Charleroi; mais là les Allemands la contraignent à remonter au nord, et on la conduit hors de la Belgique par la Hollande. Ne pouvant plus rien faire en Belgique, la duchesse de Sutherland organisa à Dunkerque une nouvelle ambulance où sont soignés, avec le même dévouement, des Anglais, des Belges et des Français.

C'est le journal rapide des six semaines qu'elle passa en Belgique dont nous donnons la traduction; il est écrit au jour le jour, sous l'impression des événements terribles qu'elle traverse, avec toute la franchise de son caractère et tout le sentiment des émotions les plus pénibles.

Note du Traducteur

 

Six Semaines à la Guerre

Chapitre I : Les Débuts de la Guerre

Je quittai l'Angleterre le 8 août pour rejoindre mon poste à la Société Française de Secours aux blessés présidée par la comtesse d'Haussonville et je débarquai à Boulogne au milieu de soldats entourés d'une foule qui les acclamait. Nous aussi, du reste, nous étions l'objet d'ovations, car sur le quai, à notre passage, on criait: « Vive l'Angleterre, vivent les Anglais! » L'insigne de la Croix-Rouge me parut ce jour-là être un emblème aussi beau que celui de la Légion d'honneur; de chaque bouche sortaient ces mots: « La Croix-Rouge, la Croix-Rouge! C'est une Anglaise! Ah ça! c'est bien! » Un petit soldat rappelé du Maroc où il s'était battu pendant cinq ans, me supplia de lui laisser porter mes couvertures de voyage; un autre, qui devait se marier le lendemain « si la guerre n'était pas arrivée », voulut porter mon sac. Je n'eus aucune difficulté à terre avec mon passeport et mon laissez-passer français.

Tous les itinéraires des trains étaient changés à cause de la mobilisation de l'armée française. En attendant mon train, j'allai au restaurant et je demandai au garçon un sandwich au jambon et un peu de vin rouge. C'était un réformé dispensé du service militaire.

Aussitôt, en me voyant, il me demanda: « Est-ce que vous savez des nouvelles? » Lui ne savait rien. « Les Allemands ont-ils pris Liège? » « Ces sacrés Allemands! » Ma croix rouge semblait donner l'impression que j'étais au courant de tout.

Une vieille dame française courut à moi et me demanda si je pouvais lui dire à quelle heure les trains arrivaient à Lille et si « sûrement, il n'y aurait pas là de bataille ». Un Américain s'informa curieusement s'il y avait longtemps que j'étais dans la « profession ».

Je m'installai dans un compartiment à demi complet. Mes compagnons de route étaient assez intéressants. Un jeune volontaire français, qui avait vécu dix ans en Angleterre, commença par parler des terribles vingt-quatre heures pendant lesquelles on avait craint que l'Angleterre ne soutînt pas la France. Alors s'éleva une discussion entre lui et Noël, l'aviateur de Hendon parti pour rejoindre son corps, et un jeune garçon arrivant de Glasgow pour se rendre, lui aussi, à son régiment à Montauban.

Une petite fille, qui voulait devenir infirmière de la Croix-Rouge parce que son frère était en Gochinchine, — « officier, tu sais », — me confia-t-elle, s'en mêla aussi; du reste, j'étais trop excitée pour dormir.

C'était une nuit très chaude avec un radieux clair de lune. Quinze jours auparavant, j'avais traversé le Tou-quet dans un esprit bien différent.

Toutes les gares où nous passions étaient étroitement gardées par des troupes et des patrouilles de soldats. Personne ne paraissait voir le splendide clair de lune.

« Ah, regardez celui-là », dit la petite fille, « il a l'air d'un cosaque. »

« Plutôt d'un cuisinier », répondit-on.

Un des voyageurs demanda un œuf, parce qu'il avait faim. « Donnez-moi des œufs, nous donnerons les coquilles à Guillaume. »

Un homme très bien courut le long du couloir, annonçant bruyamment que les Allemands avaient collé des cartes au dos des annonces du Potage Maggi. « Et les Français ont seulement découvert cela maintenant », grommela l'aviateur.

Il était 5 heures du matin quand nous entrâmes dans Paris, après quinze heures de voyage pour venir de Londres!

Paris était en pleine effervescence. On se rendait compte de ce qu'était la guerre pour les Français. Le 9 août, presque tous les magasins étaient fermés. Des drapeaux tricolores flottaient dans toutes les rues. Point de terrasses aux cafés, nul étalage à l'extérieur. Il n'était pas permis d'entrer ou de sortir de Paris avant 6 heures du matin ou après 6 heures du soir.

J'allai au siège de la Croix-Rouge, rue François Ier, et fus reçue avec la plus grande courtoisie par la comtesse d'Haussonville et par sa fille, Mrae de Bonneval.

Elles me demandèrent où je voulais aller, si je désirais rester dans un hôpital de Paris. Je dis que je préférais aller dans le Nord, à Lille, Arras ou peut-être Dunkerque. Elles m'avertirent qu'il fallait obtenir une permission du ministre de la Guerre pour pouvoir servir dans un hôpital militaire français; c'était la règle, car aucun étranger ne pouvait y pénétrer.

L'ambassadeur anglais me conduisit chez le ministre de la Guerre; M. Messimy enfreignit le règlement en ma faveur et me donna une autorisation en m'exprimant sa reconnaissance pour les services que je désirais rendre à la France.

Je retournai à la Croix-Rouge pour acheter mon uniforme; j'attendais d'une minute à l'autre le télégramme qui me désignerait le lieu où je serais envoyée. La nouvelle se répandait que des troupes anglaises débarquaient en France.

La rumeur de succès français en Alsace circulait partout. Personne ne prenait les Allemands au sérieux. A 6 heures du soir, Mme Jean de Castellane vint à l'ambassade d'Angleterre me dire qu'on avait désigné un personnel de la Croix- Rouge française pour l'envoyer à Bruxelles et me demanda si je voulais me joindre à lui. En cas d'acceptation, il fallait que je fusse prête dans deux heures avec mon uniforme, mes sacs à main; je laisserais le reste de mes bagages derrière moi.

Naturellement, j'acceptai sans hésiter et je partis le soir même avec quelques-unes des infirmières françaises parmi lesquelles la comtesse Jacqueline de Pourtalès, qui fut pour moi une véritable amie et un grand réconfort pendant tout le temps que nous avons passé ensemble. Notre voyage dura encore toute une nuit. Nous mîmes treize heures pour effectuer le trajet que l'on fait habituellement en quatre heures.

Le 11 août, de très grand matin, nous avons passé la frontière belge; là, l'enthousiasme était grand. Dans les gares, sur le quai, les gens avaient les larmes aux yeux, mais faisaient des efforts pour paraître braves. A Mons, une nombreuse équipe de la Croix-Rouge belge vint nous saluer.

C'était une belle matinée d'août. La campagne toute verte et dorée brillait sous la lumière du soleil. Les blés attendaient le moissonneur. Je vis quelques hommes en uniforme qui moissonnaient tandis que d'autres abattaient des arbres et faisaient des tranchées; on posait à travers champs des fils de fer barbelés. J'aurais voulu envoyer là des régiments de gens pour récolter ces blés avant que la guerre ne les ait foulés aux pieds. Je ne savais rien de positif et de vrai; j'entendais seulement des rumeurs et des bruits. Les Belges disaient que les Anglais avaient débarqué à Anvers, que Liège n'était pas tombée; tout cela semblait incroyable. Mes pensées étaient en Angleterre. Je retenais mes pleurs avec peine. Que faisaient-ils en Angleterre, quel était leur plan, leur dessein? Nous allions arriver à Bruxelles dans une heure, et je savais que là mes larmes seraient aussitôt séchées devant l'effort et le travail à fournir.

Bruxelles me parut une ville étonnante; on ne percevait pas cette effervescence constatée à Paris. Les terrasses des cafés regorgeaient, les boutiques étaient bu- vertes et une foule de gens circulaient dans les rues.

Pour un œil non prévenu, la Belgique ne donnait pas l'impression d'une nation en guerre; on aurait pu croire que celle-ci était à un million de milles, si l'on n'avait vu les troupes en grande tenue passer sans cesse dans les rues.

Dans l'intervalle du u au 15 août, je pus me convaincre que notre équipe de la Croix- Rouge française ne serait d'aucune utilité à Bruxelles.

La ville était pourvue de milliers de lits dans les ambulances et dans les hôpitaux. Le baron Lambert avait équipé un hôpital complet desservi par des infirmières anglaises de l'hôpital Guy. Le chirurgien en chef, Dr Depage, de Bruxelles, semblait désireux de former avec quelques infirmières anglaises de petites ambulances pour les envoyer en province. Aussitôt un projet germa dans mon esprit.

Je profitai de la présence à Bruxelles du comte d'Haussonville, venu de Paris afin de résoudre quelques difficultés, pour donner ma démission du groupe de la Croix- Rouge française. Le comte fut du reste tout à fait charmant pour moi à cette occasion. Puis, je télégraphiai en Angleterre, demandant un chirurgien et huit infirmières pour aller à Namur, ainsi que l'argent nécessaire pour fonder l' « ambulance Millicent Sutherland »

Je dépendais donc dès lors du Service de Santé de l'armée belge. J'avais des instructions pour faire partir mon ambulance avec personnel et bagages. Mais, comme toutes les communications étaient coupées, je pris le parti d'aller en automobile à Namur pour y passer quelques jours afin de régler la question de notre installation avant l'arrivée de mes infirmières.

Après avoir obtenu du quartier général l'autorisation nécessaire, je partis de Bruxelles en automobile et roulai à toute vitesse sur la route de Namur, qui est à environ 5o kilomètres au sud.

Tous les trois ou quatre milles, les gardes civiques nous demandaient nos passeports et nos cartes d'identité, mais entre temps, nous avions appris le mot de passe — qui ce jour-là était « Gand », — et nous passions.

Les Belges avaient élevé le long des routes d'étranges barricades faites de cars culbutés, d'arbres et de branches, destinées à ralentir la marche des automobiles allant à une trop grande vitesse. Nous avons passé dans de charmants petits endroits aux environs de Bruxelles. Beaucoup de maisons avaient été converties en ambulances et le drapeau de la Croix-Rouge flottait au-dessus des portes. En traversant la belle forêt de Soignes, je priai pour que les Allemands n'y missent jamais le feu.

La croyance générale semblait être que les Allemands feraient un détour vers Bruxelles et éviteraient les villes fortifiées comme Namur, afin de ne pas perdre de temps pour gagner la France. C'était, du moins, ce que disaient les braves Belges. Mais il était difficile de savoir quelque chose de précis à cette heure si proche de la tempête. Un Français me dit qu'il avait vu une quantité de troupes anglaises près de la frontière belge, entre Aulnois et Mons. Il ajouta qu'il avait reconnu qu'elles étaient anglaises à cette particularité que les soldats se lavaient la figure et se peignaient les cheveux.

Aulnois est à une bonne distance de Namur. A Wavre, notre auto versa et il nous fallut en prendre une autre. Des gens sortirent pour nous dire qu'ils avaient fait un Allemand prisonnier, et ils apportèrent un manteau de cavalier appartenant à un soldat d'un régiment de la reine Wilhelmine. Les paysans essayaient le vêtement et faisaient des plaisanteries en wallon. Ils me donnèrent en souvenir une cartouche allemande tombée d'une des poches. Ils criaient: « Les Allemands sont des brutes et des assassins. » Tout cela me semblait plutôt affreux.

Les Belges parlaient avec grand enthousiasme de l'arrivée de douze mille soldats venus d'Algérie: « Les turcos et les zouaves sont des dilettantes à la baïonnette », disaient-ils.

Ce ne fut qu'à Namur, où nous pénétrâmes à la suite d'une auto qui portait écrit en grandes lettres: « The Times, London », que nous eûmes vraiment l'impression qu'on était en guerre. Un des états-majors de l'armée belge se tenait dans cette ville. Toute la garnison sembla reconnaissante à l'idée d'avoir un chirurgien anglais.

Notre ambulance fut établie dans le couvent des Sœurs de Notre-Dame.

Namur est une tranquille ville de province et un centre très important du parti catholique. Elle est située au confluent de la Meuse et de la Sambre, — la « malheureuse Sambre », comme je l'ai baptisée. Tous les ponts sur la Meuse et les voies ferrées étaient gardés militairement; on s'attendait d'une minute à l'autre à les voir sauter. La ville entière était dans un état d'effervescence militaire incroyable. Les troupes belges, affairées, creusaient des tranchées et posaient des fils de fer barbelés tout autour de la ville.

Namur est entourée de neuf forts, la plupart établis sur des hauteurs à 4 ou 6 kilomètres de la ville. Les forts Suarlée, Emines, de Cognelée, sont au nord; ceux de Marchovelette, Maizeret et Andoy, à l'est; les forts Dave et Saint-Héribert au sud et le fort de Malomme à l'ouest.

SUP la route de Namur, j'avais vu de loin le champ de bataille de Waterloo. Les ombres des guerriers morts semblaient danser dans la brume autour du lion sur la colline. Je me souvenais qu'à Wavre, Grouchy, ayant perdu son chemin, fut cause de la défaite de Napoléon.

A mon passage à Wavre, nous ne trouvâmes aucune subsistance; les troupes qui l'avaient traversée avaient tout pris; par contre, on voyait beaucoup de statuettes de Napoléon à toutes les devantures.

 

 

Chapitre II : Dans la Belgique Ravagée par la Guerre

Namur Pendant le Siège

J'éprouvai une grande tristesse à voir tant d'hommes flâner dans Bruxelles. La ville semblait plutôt presque joyeuse. Je songeais alors au bal de la duchesse de Riche- mond qui eut lieu dans la nuit qui précéda Waterloo il y a près de cent ans. J'eus voulu envoyer ces hommes couper les blés si délibérément abandonnés par tous.

A Bruxelles, je constatai que tous les hôpitaux de la Croix-Rouge étaient en pleine activité et que le Dr De-page, dont j'ai déjà parlé, paraissait fermement résolu à se débarrasser de tout ce qui était inapte à l'aider. Je prévoyais bien que nous allions avoir un travail formidable pendant les jours sombres qui se préparaient. Je télégraphiai tout le jour, aux frais du Gouvernement belge, pour obtenir de l'argent; le résultat fut splendide; néanmoins il était à présumer qu'il m'en faudrait bien davantage avant que la guerre ne fût finie.

A Bruxelles, je fus frappée de l'activité déployée par les boys-scouts et me sentis très fière de cette organisation. Ils y étaient plus nombreux qu'à Paris, quoique là aussi ils lissent d'excellent travail.

Le 14 août, quelques aviateurs français vinrent dans la ville où ils furent l'objet d'une véritable ovation. Les Belges avaient l'air gai et en train; ils étaient évidemment pleins d'espoir et de détermination; j'étais très impressionnée par leur courage et leur force d'âme. A la légation d'Angleterre, Sir Francis Villiers et Miss Villiers étaient enthousiastes et calmes. Ils ne pouvaient donner que peu de nouvelles, les mêmes du reste que celles que donnait le Times dont je vis un exemplaire à la légation. Il se confirmait que Liège était aux mains des Allemands; mais on ne pouvait croire à toutes les histoires affreuses de pillage et de destruction qui circulaient. Je dois dire que Sir Francis Villiers les désapprouvait entièrement. Nos cœurs étaient pour les Belges qui se battaient pour leur indépendance.

La veille au soir, à 10 heures, une escouade de dragons français débarqua à la gare du Midi où ils furent salués par des applaudissements enthousiastes. Quelques officiers de chasseurs d'Afrique, avec leurs dolmans bleu pâle et leurs pantalons rouges, les accompagnaient. Une étrange atmosphère d'excitation émanait de toute la foule qui les entourait: Vive la France! Vive la Belgique! criait-on. J'aurais désiré voir parmi eux un Tommy à l'uniforme kaki pour leur faire crier: Vive l'Angleterre!

Quand les petits aviateurs français prirent leur vol, tout le monde avait le nez aux fenêtres, parce que certaines gens disaient avoir entendu le canon, tandis que d'autres chuchotaient: « Les Allemands peuvent être à Bruxelles ce soir. » Les Allemands avançaient en Belgique avec cinq corps d'armée, ajoutait-on; certains disaient davantage. Puis, j'entendis un soldat dire dans la rue, en guise de consolation: « Ils tirent mal, toujours au-dessus de nos têtes, ou à nos pieds. »

Le lendemain matin, tout Bruxelles fredonnait la Brabançonne, car on avait reçu la nouvelle de deux petites victoires sur les Allemands à Haelen et à Eghezée.

J'allai voir le baron Lambert, le grand banquier belge, pour avoir un entretien avec lui. Je trouvai chez lui le ministre de Belgique à Berlin, le baron Beyens. Il avait éprouvé de grandes difficultés dans son voyage de retour, les femmes allemandes se montrant à son égard plus forcenées encore que les hommes, lui tirant la langue et vociférant: Deutschland, Deutschland ueber Alles.

Le baron Beyens nous dit qu'il avait parlé à M. von Jagow, le ministre des Affaires étrangères d'Allemagne, qui était très monté contre les Belges.à cause de leur conduite à Liège. A quoi Beyens aurait répondu: « Quelle conduite eussions-nous dû tenir, selon vous, vis-à-vis des Français, s'ils avaient agi comme vous? » Je trouvai Beyens très abattu. Il disait à tout le monde qu'il fallait se garder de déprécier la force de l'armée allemande.

Au sortir de mon entrevue, je rencontrai un malheureux officier anglais blessé par un éclat d'obus qui lui avait fracassé la bouche. Il n'avait pas eu de chance. Un Belge l'ayant pris pour un Allemand, l'avait frappé au visage. Le costume kaki amena cette confusion aux premiers jours de la guerre.

Le 16, Sir William Lever m'adressa par télégramme un mandat de 200 livres sterling pour mon ambulance. J'allai chercher cet argent à son entreprise de savonnerie. L'après-midi était ensoleillé. La Senne brillait sous la lumière chaude. Au delà des peupliers qui tremblaient au-dessus des vieilles barques sur le fleuve, il y avait un vrai jardin de roses, de phlox, de pâquerettes, d'œillets, et des papillons blancs voltigeaient gaiement de l'un à l'autre. Après la guerre y aura-t-il beaucoup de gens qui regarderont avec plaisir ces fleurs et ces papillons?... Je contemplais le ciel où le soleil, semblable à un globe doré, descendait à l'ouest et je vis un « taube » planant sur la ville; au bout de quelques instants il disparut. Les soldats belges déchargeaient leurs fusils sur ces aéroplanes, mais dans la suite un ordre vint de ne pas gaspiller les munitions aussi vainement.

Ce même jour, mes huit infirmières et mon chirurgien arrivèrent à Bruxelles. C'est à leur courage et à leur habileté professionnelle que je dédie ce livre. Je les reçus à la gare et, à mon retour à l'hôtel, j'appris que la ligne avait été coupée entre Bruxelles et Namur où nous devions pourtant nous rendre à tout prix. J'allai trouver l'inspecteur général du Service de Santé de l'armée, car lui seul à Bruxelles disposait du téléphone. A son appel, on lui répondit de Namur qu'on ne pouvait plus suivre la ligne directe. Une bombe lancée par un aéroplane était tombée sur la gare vingt minutes après que je l'eus quittée, deux jours auparavant.

Maintenant, les Allemands essayaient de faire sauter la station de Gembloux, sur la ligne directe de Bruxelles à Namur. Néanmoins, on m'assura qu'en partant de bonne heure le matin, nous pourrions gagner cette ville en faisant un détour par Charleroi.

Le lendemain matin, 17, nous partions. A Charleroi, on nous prévint que le train ne pouvait aller plus loin que Moustier, les bois étant pleins d'Allemands. Mais, cette fois, la chance nous favorisa, car, arrivés à Moustier, on nous dit: « Allez » et, enfin, nous pûmes parvenir à Namur en chemin de fer.

Entre Charleroi et Namur, il y a de vastes exploitations houillères et une nombreuse population manufacturière. La ligne était gardée par des troupes et, à une station, je vis un escadron de dragons français. Leurs casques brillants étaient couverts de housses sombres qui avaient fort bon aspect. Ce furent les premières troupes françaises que je vis en Belgique.

Le couvent de Namur où je m'établis semblait extra-ordinairement tranquille. Les sœurs de Notre-Dame sont des religieuses enseignantes; elles avaient transformé en hôpital la partie consacrée au pensionnat, qui était neuve et établie selon toutes les règles de l'hygiène. Mes infirmières eurent pour dortoir une longue pièce où d'ordinaire couchent les élèves et, moi, j'occupai une petite chambre. Les religieuses se montrèrent très aimables et dirent qu'elles feraient la cuisine pour les blessés. Mais il n'y a pas encore de blessés, ajoutèrent-elles.

A Namur, les communications étaient coupées. L'automobile anglaise emmenant les photographes qui nous avaient prises à l'improviste venait de partir.

Il semblait qu'il n'y eût aucun Anglais à Namur, à l'exception d'une jeune fille, Miss Louise Grabowski, qui travaillait activement à la Croix-Rouge. Dans les ambulances de la Croix-Rouge belge et dans l'hôpital militaire, le corps des infirmières est formé par des religieuses ou des dames de bonne volonté. Les pansements sont faits par les médecins.

La rumeur nous parvint d'une grande bataille à Dinant^ sur la Meuse, au sud de Namur. Deux compagnies d'infanterie françaises auraient été séparées du reste de l'armée parce que l'artillerie n'était pas arrivée à temps. Le soir, tandis que je m'apprêtais à me coucher, la cloche du couvent résonna et une des religieuses m'avertit que des messieurs désiraient me parler. Je descendis aussitôt, et je vis mon ami, le comte Jean Cornet d'Elzius, qui m'avait conduite à Namur et visitait les ambulances provinciales belges; il était accompagné d'un chirurgien et d'un externe de la Croix-Rouge anglaise venus à Bruxelles, mais qui avaient rencontré là tant de bonnes volontés que, voyant qu'ils seraient inutiles, ils avaient, avec M. Cornet d'Elzius, décidé d'aller sur les champs de bataille.

« Les cent cinquante lits de votre hôpital seront très utiles », dit le chirurgien, et il ajouta gravement: « Nous avons vu aujourd'hui une quantité d'Allemands tués. » Je n'étais pas sans anxiété à l'égard de ces messieurs, car ils étaient habillés de kaki comme les officiers; le comte Jean Cornet paraissait plein de courage. J'ai su, depuis, qu'une heure après avoir quitté le couvent ils avaient été faits prisonniers par les Allemands et emmenés à Hambourg.

J'éprouvai une étrange impression, le lendemain, en me trouvant dans ce vieux couvent, au milieu du jardin rempli de fruits et clos par des murs élevés, tandis que les religieuses, les novices et les postulantes passaient dans les allées tenant à la main leurs rosaires et leurs petits livres. Elles faisaient si peu de bruit qu'on avait peine à s'imaginer qu'il pût y en avoir près de deux cents dans cette maison.

D'une fenêtre de l'étage supérieur, les infirmières et moi nous regardions passer un régiment d'artillerie belge venant de la campagne environnante. « Une grande bataille se livre près de Ramilliés », dit alors une religieuse. Quantité de malheureuses familles arrivaient dans des voitures. Un médecin militaire belge, le Dr Gordier, vint inspecter notre matériel amené seulement par le dernier train parvenu à Namur. Je me demande ce qu'il a pu devenir après sa visite, car il était parti avec l'état-major. J'espère bien le revoir un jour. Il avait formulé quelques critiques à l'égard de notre acide carbolique, mais approuva fort l'emploi de la glycérine pour les mains et fut très impressionné par nos instruments. Il me dit que c'était son jour de repos, que la cavalerie française avait la veille fait au moins ioo kilomètres et était aussi fatiguée que les Allemands. Une grande partie des ambulances allaient être remplies d'hommes exténués. Ils sont trop vite fatigués, dit-il.

Au milieu de toutes les nouvelles contradictoires que l'on entendait, il était presque impossible de savoir la vérité. Le bruit des autos, celui des motocyclettes, des éclaireurs, et, souvent aussi, le bruit des aéroplanes, se mêlaient au son des cloches qu'on ne cessait d'entendre. Nos infirmières étaient occupées à confectionner des attelles, des coussins, des sacs de sable et à faire de ce pensionnat l'un des plus beaux hôpitaux de Belgique. Les religieuses anglaises nous aidaient beaucoup. Je me souviendrai toujours de sœur Marie des Saints-Anges et de la sœur Bernard.

Hier le prince de Chimay a traversé la ville sur une auto-mitrailleuse. « Il sera tué, pour sûr », dirent les religieuses. Quelques soldats belges, qui avaient perdu leur corps, arrivèrent après lui avec une autre mitrailleuse sur une charrette de paysan.

Le 19 août, après avoir laissé passer une vraie trombe d'eau, j'allai, sans souci du grondement lointain du canon, avec mes infirmières visiter l'hôpital militaire, assez peu confortable, dont les infirmières étaient des religieuses de l'hospice Saint-Louis; les médecins, — de bons chirurgiens militaires, —nous dirent qu'on était en train de construire un nouvel hôpital militaire qui serait prêt dans deux ans! Il faut qu'ils aient une bonne constitution, ces Belges, pour endurer ce qu'on leur fait subir.

Je vis un vieillard de soixante-huit ans avec les deux jambes amputées, une bombe les avait fracassées, la même qui avait failli m'atteindre peu de jours auparavant à Namur; puis, deux officiers aviateurs, les membres brisés dans une chute d'aéroplane, et un gentil soldat français qui avait reçu six balles. Il disait en riant: Il ne me manque plus que la septième pour me donner de la chance.

Plus loin étaient six uhlans blessés et prisonniers. Le chirurgien me demanda de/leur dire en allemand qu'il leur donnerait, s'ils le désiraient, des cartes postales ouvertes pour écrire à leurs parents. Cette proposition sembla leur faire plaisir. Je leur demandai pourquoi ils se battaient. — Parce que les Anglais ont pris tous nos vaisseaux, dit l'un. — Mais pourquoi vous battez-vous contre les Belges? — Ah! cela, nous ne le savons pas, repartit-il. Nos officiers nous le commandent. L'un venait de Berlin, l'autre de Hambourg, un troisième du Schleswig et deux d'entre eux étaient des jeunes gens de dix-neuf ans!

Le 21 août, il y eut une panique à Namur. Toute la nuit les canons des forts avaient tiré et toute la matinée on vit des groupes de femmes sans chapeau, tenant leurs enfants, qui couraient et pleuraient. L'ignorance de tout ce qui se passait les remplissait de terreur.

C'était évidemment le commencement des terribles événements qui allaient suivre. Les Allemands étaient massés sur la rive gauche de la Meuse et s'étaient approchés de la ville autant que les circonstances le leur avaient permis. En traversant le pays, ils s'étaient emparés du bétail, avaient brûlé les villages, coupé les fils du téléphone et du télégraphe et détruit les stations de chemins de fer. Il était presque impossible de respirer à Namur ce jour-là. Des soldats belges arrivèrent, très fatigués tant ils étaient chargés. Successivement, passèrent un régiment de Congolais, un bataillon de la légion étrangère, avec leurs canons traînés par des chiens. La place était pleine de réfugiés qui avaient fui dans des charrettes.

Les Allemands avaient incendié les villages de Ramil-lies et de Petit-Rosière. Les habitants s'étaient réfugiés à Namur avec quelques paquets. On ne pouvait les y garder à cause du manque de nourriture, de sorte qu'on les envoyait à Gharleroi. Un petit garçon, employé des Postes, avait passé trois heures dans un fossé, tandis que les obus pleuvaient autour de lui; il s'échappa sans une égratignure.

A 7h 30 du matin, une bombe fut jetée d'un aéroplane à peu de distance du couvent. Elle était destinée au collège des Jésuites qui servait temporairement de quartier d'artillerie; mais elle manqua son but et éclata près de l'Académie de Musique, brisant toutes les fenêtres, faisant un grand trou dans le sol et blessant grièvement qualre artilleurs. Un soldat conduisant un cheval passa près de moi en pleurant. Gela faisait une étrange impression. Il venait d'apprendre que son frère avait été tué.

Le bruit courait que les Allemands étaient déjà à Bruxelles. Certainement la Cour et les Légations s'étaient retirées à Anvers, sous la protection de ses forts. Une grande agitation se manifestait dans les baraquements provisoires établis en face du couvent; un régiment belge tout entier partit brusquement en automobiles et une foule de femmes, la figure baignée de larmes, l'acclamèrent; il ne revint jamais.

A midi, le ciel s'obscurcit et une religieuse me donna un morceau de verre fumé pour regarder l'éclipsé partielle du soleil; environ les six dixièmes de la sphère solaire étaient couverts; cette obscurité ajoutait à l'horreur de la situation.

Le soir, au café des Ouatre-Bras-Aymon, où nous prenions chaque jour notre repas à 2 francs, un homme discourait sur l'attaque de la gare de Gembloux et sur sa défense. Nous l'écoutions depuis un moment lorsque nous entendîmes l'explosion d'une autre bombe dans la rue voisine. Les gens se précipitaient de côté et d'autre, mais personne ne pouvait dire s'il y avait des victimes.

A la porte de l'établissement nous regardâmes en l'air et nous vîmes le « frelon de l'enfer », comme j'appelle les taubes, qui avait jeté la bombe, s'éloigner lentement. Je pensai qu'il valait mieux mettre mes infirmières à l'abri dans le couvent lorsque les obus allemands dirigés sur la gare commencèrent à tomber dans la ville. Nous entendions leur long sifflement qui ressemblait au bruit d'un feu d'artifice, puis leur lointaine explosion.

Quelques soldats belges vinrent à moi et me demandèrent: « Où sont les Anglais? » Je leur répondis qu'ils étaient à Louvain, à Tirlemont ou près de Namur, « et ils sont ioo.ooo », ai-je ajouté, au hasard. J'aurais désiré sincèrement savoir où ils étaient, car il devenait nécessaire de remonter le moral de la population. Leur désespoir, depuis que les Allemands bombardaient la ville, était très pénible à voir. Nous ne recevions ni lettres ni journaux; nous ne voyions que la petite feuille de Namur, L'Ami de l'Ordre, qui disait, en parlant des événements: « On ne doit pas s'en inquiéter, ni s'en affoler. »

Le 22 août, j'écrivis mon journal dans les caves du couvent. Nous nous étions réfugiées là, avec les enfants de l'école qui avaient grand'peur. Nous étions assises au milieu des sacs de farine que les autorités militaires avaient confiés aux religieuses. Nos infirmières coupaient des gilets de flanelle rouge pour les blessés et essayaient de prendre des photographies. Les obus avaient sifflé d'une façon sinistre au-dessus du couvent pendant vingt-quatre heures. On disait qu'ils étaient dirigés contre le fort de Maizeret, et que le fort Marchevolette était tombé. En quelque sorte, trois des tourelles auraient été mises hors de service. 5000 Français seraient passés en avalanche à travers la ville, à 7 heures du matin, comme troupe de renfort. On disait que cet appoint eût été plus utile le jour précédent, 21 août. L'évêque vint voir la Révérende Mère. Elle nous assura qu'il était plein de courage. Il avait vu le général Michel, commandant des forts, lequel avait beaucoup d'espoir. D'autre part, on nous annonçait que des milliers d'Allemands entouraient Namur, mais les récits étaient aussi nombreux que les obus et l'on écoutait toutes choses, sachant fort bien qu'aucune nouvelle véridique sur l'état de la tactique militaire ne nous serait jamais donnée. Personnellement, mon vif désir était de voir arriver une brigade de Highlands dans la ville. J'étais si fatiguée par le refrain déprimant: « Où sont les Anglais? »

Un des faits les plus étranges était que nous étions installées dans le couvent des sœurs de Notre-Dame de Namur. Exactement cent ans auparavant, la vénérable fondatrice, mère Julie Billiart, qui s'intitulait elle-même sœur Ignatius, écrivait ses souvenirs de la guerre napoléonienne dans ce même couvent.

« Ma fille, ne prêtez aucune attention à ces rumeurs de guerre. Nous avons notre grande Patronne, noire bonne et tendre Mère, qui veille sur nous. Placez votre confiance en elle, et aucun malheur ne vous arrivera. Si Dieu est avec nous, qui peut être contre nous? Le monde, à Namur comme ailleurs, a essayé de nous effiler, mais nous avons placé notre confiance dans le Seigneur. Nous demeurons parfaitement calmes. Nous prions de toutes nos forces. »

Pendant ces jours de détresse, personne ne sut comment la vénérable Mère parvint à nourrir ses nonnes et ses enfants. De la même façon mystérieuse, aujourd'hui, la Révérende Mère parvient à nourrir soldats et enfants, ses deux cents nonnes, novices et postulantes, et a promis de nourrir nos blessés. On trouve dans les mémoires de la mère Julie Billiart maintes allusions à la guerre de 1814-1815. Les armées alliées envahissaient la Belgique. Jumet, Gembloux, Fleurus, étaient le théâtre de la guerre d'alors — de même qu'ils le sont de la guerre actuelle. Et, de même qu'en ce mois d'août 1914 — soit cent ans auparavant — la Sambre et la Meuse formaient la ligne de séparation entre les forces opposées avant la mémorable bataille de Waterloo ou, comme l'appelaient les nonnes, « la bataille de Mont-Saint-Jean »; Namur aussi avait été envahie. Le récit des troupes retraitant après Waterloo pourrait être celui d'un correspondant de guerre en Belgique aujourd'hui, en changeant simplement l'ordre des alliances, tant l'histoire se répète avec une précision merveilleuse.

Après la défaite de la Grande Armée de Napoléon à Ligny, à peu près tout ce qu'il en restait — 40 000 hommes — pénétrait dans Namur le 19 juin 1815. De bonne heure, le jour suivant, les Prussiens étaient aux portes de la ville. On se battit toute la journée. Toutefois, aucun canon n'entra en action. Les Français n'avaient plus que deux pièces. Les Prussiens en avaient, eux, en abondance, mais le commandant eut la générosité de s'abstenir de bombarder la ville, qui eût bientôt été réduite en cendres. Les Alliés entrèrent par une rue à 6 heures du soir, tandis que les Français retraitaient par une rue opposée.

La mère Julie écrit dans son journal: « La communauté de Gembloux fut consternée en voyant brûler les fermes aux alentours et voler les boulets de canon dans l'air. Le jour qui suivit la grande bataille, les troupes françaises entraient en ouragan dans la ville de Namur. C'était dimanche matin, et nous espérions être laissées en repos, quand un vacarme terrifiant se fit entendre. Les soldats pénétraient par les portes et fenêtres de l'abbaye et commençaient à piller la place. Les élèves, qui étaient toutes auprès de nous en ce moment, criaient et tremblaient de frayeur. Nous les fîmes monter à l'étage et envoyâmes demander une garde au commandant. Les Français partirent sans commettre de dégâts, mais furent suivis par les Prussiens, exaspérés par trois jours de combats et tout disposés au pillage à leur tour, ce dont nous fûmes préservées par notre garde. »

En vérité, cette vaillante petite contrée a été l'arène de guerre de siècle en siècle, et Namur a été pris et repris si souvent, que ses fondations sont perpétuellement renouvelées.

Aujourd'hui, les sœurs de Notre-Dame s'élèvent au nombre de 4000. Elles ont en Belgique 40 couvents, outre la Maison-Mère de Namur, 42 en Amérique, 19 en en Grande-Bretagne, 2 au Congo belge, 2 en Rhodésia et 1 dans l'Etat libre d'Orange.

 

 

Chapitre III : Jours et Nuits d'Horreur à Namur

J'extrais le récit suivant de mon journal à la date du 23 août:

« Namur. — Je n'oublierai jamais l'après-midi d'hier. Le bombardement cesse soudain. Je vais dans ma chambre. Je n'avais pas dormi pendant les deux nuits précédentes, et, après les émotions de la matinée, je m'endormais, quand la sœur Kirby se précipite dans ma chambre en criant: « Sœur Millicent, des blessés! »

« Je descends rapidement l'escalier. Des blessés, en effet! Six automobiles et autant de fourgons attendaient à la porte, amenant ces malheureux. Quelques-uns étaient sur des brancards, d'autres étaient portés par des infirmiers volontaires de la Croix- Rouge. Un ou deux de ces hommes tombèrent morts de fatigue dans l'escalier. Beaucoup d'entre eux avaient passé trois jours dans les tranchées sans manger ni dormir.

« En moins de vingt minutes, nous avions reçu quarante-cinq blessés. Un certain nombre avaient été atteints par des shrapnells, quelques-uns par des balles; mais beaucoup, par bonheur, seulement par des éclats d'obus. Ceux-ci font de terribles entailles, mais si la blessure est soignée à temps, elle est rarement mortelle.

« Les blessés étaient tous belges — flamands et wallons — ou français; nombre d'entre eux étaient des réservistes. Notre jeune chirurgien, M. Morgan, de même que nos infirmières, furent d'un calme remarquable. Ce dont, auparavant, je me fusse crue incapable me semblait alors tout naturel: laver les blessures, enlever les habits et les loques tachés de sang, tenir des cuvettes pleines de sang, calmer les gémissements des soldats, soutenir un blessé recevant Pextrême-onction entouré des religieuses et du prêtre, tant il paraît près de mourir, tout cela devient un devoir facile à accomplir.

« Toute la soirée, on- nous amène une quantité de blessés. S'ils n'avaient été qu'une dizaine, il n'y aurait pas eu de quoi s'inquiéter, mais l'urgence des cas à traiter était incroyable. On ne peut refuser de les prendre, car ils sont déjà sept cents à l'hôpital militaire et tous les petits hôpitaux de la Croix-Rouge sont pleins. Un grand nombre de ces malheureux sont dans un tel état de prostration voisin de la démence qu'il me paraît plus d'une fois que je vis dans un cauchemar. Séparés comme nous le sommes du monde entier, je comprends soudain quelle bénédiction est notre ambulance.

« Je ne sais pas ce que les religieuses auraient fait sans nos infirmières. Personne ne peut, tant que ces horribles choses ne se sont pas réalisées, s'imaginer la valeur des infirmières anglaises entraînées et disciplinées. Les religieuses aussi nous sont d'un grand secours, car elles s'occupent des blessés de la façon la plus charitable et leur procurent la nourriture. Les hommes occupaient les tranchées en dehors des forts. D'après ce qu'ils nous disent, il y a des centaines de blessés qui attendent encore d'être relevés du champ de bataille, dont on ne peut approcher à cause de la canonnade des Allemands. J'espère et je compte que les armées alliées viendront au secours de Namur. »

« Plus tard. — Le canon ne cesse de gronder. On annonce que l'artillerie lourde française, arrivée dans la nuit, opère sur le fort de Marchovelette, que l'on disait réduit; mais un de nos blessés nous dit que cette,artillerie est arrivée vingt-quatre heures trop tard et que les forces françaises sur la Meuse sont insuffisantes. La gendarmerie belge vient prendre nos armes et nos munitions.

« Dans les salles, je prends les chapelets que les blessés ont dans leur porte- monnaie, car ils veulent les avoir dans leurs mains ou autour de leur cou. Par terre, c'est une confusion d'uniformes, de képis et de vêtements de dessous que nos religieuses essaient de trier. C'est à désespérer. Notre chirurgien travaille dans la salle d'opérations où il coupe les doigts d'un homme, le premier admis, qui a la main fracassée.

« Dimanche 23 août. — Le bombardement continue sans interruption. Ceux de nos blessés qui peuvent marcher s'enveloppent dans des couvertures et descendent à la cave. Rien de ce que je puis leur dire ne les arrête. Ils viennent en droite ligne des tranchées. Heureusement que nous sommes dans un bâtiment à l'épreuve du feu, car je dois rester avec ceux de nos malades qui ne peuvent bouger. Les obus sifflent au-dessus du couvent, puis une explosion se produit dont le bruit semble être celui d'une pierre qu'on lance. L'homme qui a été administré la nuit précédente est fou de terreur. Je ne crois pas, après tout, qu'il soit si gravement atteint. Il a une balle dans l'épaule, et ce n'est pas sérieux. Il a perdu l'usage de la parole et je crois qu'il est un exemple de ce que j'ai déjà lu, mais n'ai jamais vu — un homme mourant simplement de peur.

« Les infirmières et quelques-unes des religieuses, plus courageuses, refusent de s'abriter dans les caves qui sont remplies par les novices et les élèves. Le gaz et l'électricité ont été coupés. Les seules lumières qui nous éclairent sont des lanternes à main et des veilleuses.

« Très tard dans l'après-midi, nous entendons une explosion qui fait tout trembler; Les Belges ont fait sauter le nouveau pont du chemin de fer. Malheureusement, il y en a d'autres par lesquels les Allemands peuvent passer et soudain la nouvelle se répand qu'ils sont entrés dans la ville. Il y a une vive fusillade dans les rues et deux vieux officiers belges, effrayés, pénètrent dans le couvent, jettent armes et cartes sur le sol, et demandent des brassards. Rapidement cependant, ils se reprennent, et ressortent sans brassards. Dieu sait ce qu'ils sont devenus.

« Les troupes allemandes commencent à défiler. Je les entends chanter en marchant. Les hommes chantent parfaitement, comme des gens qui s'y sont entraînés. Gela peut paraître lâche d'écrire ce qui suit, mais, pendant quelques minutes, ce fut une sorte de soulagement de les voir et de penser que ce terrible bombardement allait cesser. Les Allemands étaient de beaux hommes en uniforme gris. Ils avaient cessé de tirer et affluaient sur la place du marché. Une troupe de chevaux d'artillerie effrayés arrive au galop avec des canons belges. Sur un avant- train gît tout ce qui est resté d'un homme. C'est trop terrible. Que pouvait faire ce brave petit peuple contre cette force?

« Quelques Allemands ont rompu les rangs et parlent aux gens dans la rue.

« Tout à coup, au milieu de cette scène, le bombardement le plus terrible recommence. C'est à croire que les canons sont dans le jardin. M. Morgan, M. Winser et moi, nous nous y trouvons. Je viens d'enterrer mon revolver sous un pommier quand le bombardement reprend une fois de plus. Les cloches de l'église sonnent les vêpres, les obus passent sur nos têtes. L'acide picrique et des éclats d'obus tombent à nos pieds. Nous nous précipitons dans le couvent et il y a quinze minutes de véritable affolement tandis que les obus tonnent sur la place du marché.

« Les soldats allemands courent pour sauver leur vie. Est-ce l'artillerie française qui les chasse ainsi?

« La sonnette du couvent tinte sans interruption. Des femmes à demi évanouies et blessées, des vieillards et des jeunes garçons se battent pour entrer. Leurs cris sont effrayants. Tous étaient allés sur la Grand'Place voir passer les Allemands et ont été surpris par les obus. Un civil blessé au ventre par un obus, apporté dans l'ambulance, meurt quelques minutes après. Nous ne pouvons avoir de ces gens-là que des renseignements incohérents. Les Allemands sonnent la retraite et le feu paraît s'arrêter. Quelqu'un nous dit que les Allemands de l'autre côté de la ville ignoraient que d'autres troupes allemandes avaient traversé la Meuse. Ils avaient tiré sur la citadelle, un ancien fort sans valeur. Le tir avait été trop court et, avant qu'ils aient découvert leur méprise, ils avaient tué beaucoup de leurs propres soldats et des civils belges. C'est une histoire horrible, mais elle est vraie.

« Tout redevient tranquille, on n'entend plus que les plaintes des blessés. Mais toute la nuit les pas de l'infanterie allemande résonnent, ainsi que les commandements des officiers. Ils sont pleins d'arrogance et veulent avant tout faire impression sur les Belges, — les dompter à la vérité. Ces pauvres Belges, si habitués à des travaux simples, utiles et paisibles! Nos blessés se comportent bien; il faut tenir compte que, si leurs nerfs ont été tendus à l'extrême, c'est que ce doit être une sensation épouvantable que de se trouver dans une tranchée, sous les coups de cette effroyable artillerie, et avec l'appréhension, si l'on hasarde la tête au dehors, de la voir enlevée par un obus.

« Les Allemands détestent le corps à corps, mais ils aiment à manier d'énormes canons qui vous mettent en pièces à 6 milles de distance. Si l'on en croit les soldats belges, à part l'efficacité de leur artillerie, les Allemands tirent mal et dans une position originale, leur fusil sur la hanche et un bras protégeant la tête, tandis qu'ils sont couchés sur le sol; leur feu est vraiment sauvage. Un soldat belge m'a dit qu'ils ont une seconde ligné de soldats appelés « surveillants », qui ne tirent pas sur l'ennemi, mais poussent impitoyablement les hommes qui sont devant eux et ne leur permettent jamais de sortir du rang.

« Le docteur et moi, nous montons dans la tour de la chapelle à la nuit. Le bombardement a cessé, mais on ne découvre à l'horizon qu'incendies: tous les villages et les maisons de campagne des environs flambent. Des automobiles passent, remplies d'officiers allemands. Où sont les Anglais? et le gros des troupes françaises? Je m'étonne et me demande quelle sera la fin de tout cela? »

Dans mon journal du 23 août 1914 j'ai résumé ce que je considère être l'expérience la plus terrible de ma vie; mais la nuit du 24 a dépassé toutes les autres en horreur, et je souhaite n'en plus jamais passer de pareilles.

La journée fut assez calme après les heures cruelles que l'on venait de vivre. L'homme qui avait perdu l'usage de la parole commençait à soupirer. Tout ce qu'il pouvait dire est: « J'ai peur, j'ai peur. » Ces mots sont d'ordinaire ceux d'un enfant, ou d'une femme; mais ils paraissent terribles prononcés par un homme vigoureux dans de telles circonstances. On imagine par là les horreurs auxquelles il a dû assister. Les blessés me font un tableau terrifiant des nouveaux canons de siège allemands. Quand un obus explose, il traverse tout ce qui est cuirassé en dedans des forts. Les hommes qui ne sont pas tués ou blessés sont complètement démoralisés, deviennent hystériques sinon fous, à l'appréhension du coup suivant. Ils disent que les forts de Namur étaient mal construits et n'offraient aucune sécurité. Les Allemands, eux, déclarent avoir détruit un fort de Liège avec un seul coup de ce canon. Il a une portée d'au moins 15 kilomètres (10 milles. Les Allemands disent 24 (15 milles, mais c'est là pure jactance.

De bonne Heure, dans l'après-midi, un Allemand vint inspecter notre ambulance. C'était un comte qui portait le brassard de la Croix-Rouge. Il fut très poli et je le fus également. Il but de la bière que les religieuses lui offrirent en tremblant et prit en note le nombre de sacs de farine que les religieuses gardaient dans les caves......

« pour l'autorité militaire belge », dirent-elles.

— « Allemande », répliqua-t-il signifîcativement.

En moi-même, je songeais aux moyens de m'emparer de cette farine, car les troupes allemandes enlevaient à Namur tous les vivres, et les réfugiés se pressaient en foule dans la ville. Nous n'avions eu ni beurre, ni lait, ni œufs depuis notre arrivée. Les religieuses m'annoncèrent qu'elles n'avaient plus de levain et qu'elles essayaient différentes manières de faire du pain sans cela. Il était fort indigeste.

Le comte allemand me traita en « gnadigste Frau » (charmante dame et fit l'éloge de la femme anglaise; il semblait fort satisfait de lui-même. « Maintenant, dit-il, que les Allemands ont pris Namur, tout sera tranquille et bien organisé. Il ne se passera rien, à moins que les Belges ne soient des traîtres e,t ne tirent sur nos soldats. S'ils le font, nous mettrons le feu à la ville. »

En achevant ces mots, il sortit bruyamment.

Les Namurois avaient tant.souffert et paraissaient si abattus, que je tenais pour impossible que les civils s'aventurassent à tirer sur ces milliers d'hommes de troupe qui remplissaient les rues, les casernes et les boutiques. Et je continuais à me demander: « Où sont les Anglais et les Français? »

L'Ami de l'Ordre, le journal de Namur, avait été immédiatement saisi par les Allemands et ne nous donnait exactement que ce qu'ils lui disaient d'écrire. Quelques-uns de nos blessés les moins atteints voulaient la tête de l'éditeur et écrivaient des lettres folles, que je confisquais, exprimant leur indignation du ton nouveau de leur cher journal.

Le 27 au soir, par une chaude et calme soirée, nous recommencions à rrre et à plaisanter avec nos blessés qui nous intéressaient tant! Ils avaient tous leur surnom: Silly Billy « Nicodème », Bonny boy « Le joyeux garçon », Baby boy « Le bébé », et nous étions un peu soulagés depuis que le bombardement avait cessé, bien que nous entendions encore au loin le son du canon qui ne s'arrêtait pas et qui, évidemment, attaquait le dernier fort. Il était 10 heures et je me décidais à aller me coucher, quand quelques coups de fusil retentirent dans les rues près du couvent. Il y eut une pause, puis éclata une véritable fusillade.

C'était effrayant. Les Belges n'avaient-ils pas lu l'avertissement du Conseil municipal dans L'Ami de l'Ordre, et avaient-ils refusé de reconnaître leur défaite? Naturellement, si les civils avaient tiré, c'était d'une témérité folle. Ma porte s'ouvrit brusquement et M. Winser, notre brancardier, se précipita en criant: « Mon Dieu, duchesse, ils ont mis le feu à la ville! »

Il est absolument impossible de décrire la scène qui suivit. L'Hôtel de Ville, le marché étaient en feu; on disait que l'arsenal brûlait, mais le magasin à poudre avait été vidé depuis longtemps. On annonça ensuite qu'on avait incendié des maisons aux quatre coins de la ville. Une des parties du couvent étant à l'épreuve de l'incendie, les blessés qu'on y avait transportée étaient donc à l'abri; toutefois, nous en avions une centaine dans un dortoir d'une construction plus ancienne.

Les flammes gagnaient dans notre direction et des étincelles tombaient sur le toit. Heureusement que le couvent était entouré de jardins. Le ciel était tout illuminé. Ce fut un moment terrible, car il n'y avait rien à faire. Les infirmières rassuraient courageusement les blessés et les persuadaient de rester dans leur lit. Je n'avais plus la force de penser. Nous avions traversé tant d'événements qu'il m'était impossible de songer ni à ce qui pouvait arriver ni à ce qui venait de se passer. Je me demandais si nous n'aurions pas à quitter les bâtiments en flammes et à sortir dans la rue, ou si je ne ferais pas mieux de me rhabiller ou de garder ma robe de chambre et de la couvrir de mon manteau; dans de pareils moments, l'esprit déménage. L'aumônier vint enfin vers moi et affirma que l'incendie ne nous gagnerait pas. Tandis que nous conversions et que nous nous demandions ce qui allait résulter de cet événement, un coup de sonnette brusque retentit et des coups violents furent donnés dans la porte du couvent; une voix cria en allemand sur un ton de commandement: « Oeffnen! Oeffnen! » Je persuadai une des religieuses d'ouvrir le loquet tandis que le Dr Morgan, moi et quelques infirmières nous restions près de la porte. Pendant qu'on soulevait le loquet, je me figurais vivre une de ces aventures que je lisais dans les livres au temps de mon enfance. Les flammes montaient dans le ciel, la fumée envahissait le couvent, et, si les coups de fusil avaient cessé, on entendait encore au loin le canon... et les Allemands s'impatientaient à la porte.

Dehors, il y avait une élégante automobile pleine de soldats armés jusqu'aux dents et protégeant un jeune officier allemand ressemblant tellement au Kronprinz qu'il aurait pu être son frère. Il paraissait très contrarié et très nerveux et nous demanda le chemin de la citadelle. Une religieuse, que j'avais appelée, répondit que le seul moyen pour y aller était de passer devant l'Hôtel de Ville. Il se récria, disant qu'il ne désirait pas prendre cette direction, car tout était en feu. Il me regarda et me demanda de lui servir de guide. Je demeurai ferme et fis observer que j'étais étrangère, Anglaise, et que de ma vie je n'avais été à la citadelle, ce qui me permit d'esquiver une corvée désagréable. Il nous déclara que quelques civils avaient tiré sur les soldats par des fenêtres, non éclairées et ajouta que la ville entière serait brûlée. Il semblait possédé d'une véritable rage et tremblait de peur. Néanmoins, il nous assura que toutes les personnes appartenant à la Croix-Rouge étaient en sécurité et « les femmes surtout ». Alors, il s'en alla avec ses soldats, marchant peut- être vers la mort. Nous avions la chance d'être du côté de la ville bordant la Meuse. Bien que le feu fût parti de ce point, les casernes étaient dans notre direction et certainement les soldats éteindraient le feu avant qu'il n'atteigne leurs quartiers.

Le tocsin ne cessa de sonner toute la nuit. Pourtant, quand le danger nous sembla devenir moins grand, nous essayâmes de dormir un peu. J'étais très fatiguée. Lorsque je m'éveillai, on me dit que le commandant général von Bûlow avait donné l'ordre de faire sauter les maisons pour arrêter la marche du feu.

Dans l'après-midi, nous nous aventurâmes dans les rues fumantes. On marchait véritablement dans un brouillard intense. Toutes les maisons étaient en cendres. La place du marché tout entière et l'Hôtel de Ville avaient été brûlés, ainsi que le cher petit café où nous prenions nos repas. Toutes les boutiques qui n'avaient pas été détruites étaient fermées et l'on pouvait à peine avancer, si grand était le nombre des troupes allemandes massées dans les rues; l'infanterie seule se frayait un chemin à travers les batteries d'artillerie et les centaines de fourgons automobiles. Les Allemands ne se servent en campagne que de transports automobiles, par suite ils sont dans l'embarras quand les routes sont coupées et qu'il y a de la pluie. Leurs transports sont parfaits, mais trop lourds quand le pétrole aient à manquer.

Le docteur et moi avions décidé qu'il valait mieux faire une visite au général von Bûlow. Les Allemands de son entourage se montrèrent très polis. Quelques-uns causèrent même avec nous et nous dirent qu'ils allaient marcher sur Maubeuge dans quelques jours et qu'ils avaient déjà investi Bruxelles. Ils semblaient si absolument sûrs d'eux-mêmes qu'ils traitaient encore les Anglais avec politesse et ne voulaient terroriser et effrayer que les Belges.

Je n'ai pas encore pu approfondir le mystère de la chute si rapide des forts de Namur. On m'avait assuré qu'ils pouvaient tenir un mois et je ne comprenais pas pourquoi alors le général belge Staff avait quitté la ville douze heures avant qu'elle ne fût prise, laissant les soldats sans officiers; on avait même prononcé les mots « trahison et espionnage », mais je crois plutôt à un acte de prudente stratégie. Heureusement que Namur était un centre clérical, parce que, par la suite, le commandant résida à l'évêché etl'évêque, probablement, l'empêcha de prendre des mesures trop rigoureuses envers la population. Tout cela, néanmoins, n'est que suppositions de ma part.

Le général von Bûlow et ses officiers à l'uniforme pimpant reçurent ma carte avec grande courtoisie et je commençai à comprendre qu'il serait bon de répondre à cette courtoisie par une grande fermeté pour obtenir ce que je désirais.

Le grand quartier général était installé à l'hôtel-de Hollande. Les Allemands étaient importunés par divers habitants posant une infinité de questions et sollicitant diverses faveurs. Une dame belge demandait si elle pouvait suivre son mari, prisonnier en Allemagne. « Vous pouvez le suivre, si vous le désirez, Madame, mais vous ne pouvez l'accompagner », lui fut-il répondu. Cette dame en parut consternée.

Le général von Biilow s'excusa de me recevoir dans sa chambre, les autres pièces regorgeant d'officiers.

Le feld-maréchal von der Goltz, qui était en route pour Bruxelles où il devait prendre ses fonctions de gouverneur, dut attendre tandis que le général me parlait.

Je fus seulement présentée à ce vieux gentleman célèbre en Turquie. Il était boutonné jusqu'au nez dans un grand manteau. Sur ses yeux brillait une énorme paire de lunettes. Il me serra la main et sortit.

Je n'entamai aucune discussion avec le général von Biilow au sujet de la situation. Je le considérai comme suffisamment informé. Il me dit être convaincu m'avoir rencontrée à Homburg et qu'il allait s'entendre avec un des diplomates pour faire passer un télégramme à Berlin, lequel, sans aucun doute, serait reproduit dans les journaux anglais, et constatant que notre ambulance était en toute sûreté.

« Agréez toute mon admiration pour votre œuvre, duchesse », me dit-il. Il parlait l'anglais avec aisance.

Accepter les hommages d'un ennemi de ma patrie fut un cruel moment pour moi, mais les circonstances me commandaient la prudence: les Allemands tenaient Namur en leur pouvoir, et j'avais à envisager le bien de mon ambulance à tous les points de vue. Ainsi donc, quiconque appartient à la Croix-Rouge, prend soin de l'humanité souffrante et s'occupe de soulager peines, douleurs et maladies, ne doit envisager que l'affliction et le remède à y apporter.

Le général von Bûlow « me fit l'honneur », le lendemain, de se présenter à notre ambulance. Il était accompagné du baron Kessler, son aide de camp, qui avait composé le scénario de la Légende de Joseph et avait été en étroite relation avec l'opéra russe de Londres au cours de la dernière saison. Ce fut pour moi très pénible de el rencontrer dans de telles circonstances, après avoir si souvent causé « art » avec lui à Londres.

J'obtins, avec l'aide de M. Winser, notre brancardier, dont la sœur avait épousé un Allemand, un ordre qui me laissait la farine déposée dans nos caves pour l'usage de notre ambulance. Je donnai cette autorisation aux religieuses, comptant et espérant que tous ces sacs seraient distribués aux pauvres de Namur et des environs pendant le terrible hiver qui allait venir.

En revenant à l'ambulance, je trouvai nos infirmières occupées à soigner les blessés, à panser leurs plaies, comme si rien ne les avait troublées et comme si elles étaient dans un hôpital de Londres. Combien ces blessés belges et français leur témoignaient de reconnaissance! Les Flamands étaient bien amusants dans leurs efforts pour se faire comprendre de nous.

Les femmes blessées nous donnaient beaucoup plus de mal que les hommes. Elles geignaient et criaient tout le temps. Les Allemands nous avaient amené deux soldats belges blessés dont l'un gravement atteint aux bras. J'allai dans le jardin du couvent. Je me sentais envahie par une profonde tristesse en présence de ces troupes allemandes, à l'uniforme gris, de leurs chants et de cette invasion dans les rues. Anglais et Français avaient-ils subi un échec? Pourquoi n'y avait-il pas de soldats anglais parmi nos blessés? Etait-il vrai que nous n'étions pas encore entrés en Belgique? J'avais le sentiment d'être si isolée et séparée du monde entier! Les Allemands me donnaient l'impression d'une force écrasante par leur nombre effrayant. Une vieille légende assure que Namur ne souffrira jamais de grands désas-

très, grâce à la protection de la Vierge dont la statuette est entourée de fleurs. Cette croyance est réconfortante. Ce dut être sous l'influence de sainte Julienne de Cor- nillon que j'étais allée à Namur. Elle disait: « Allons à Namur, c'est le refuge des exilés! ». N'eût été nos blessés, et si cela eût été possible, comme je me serais vivement échappée!

 

Chapitre IV : La Vie Parmi les Envahisseurs

Le 27 août, les Allemands occupaient donc Namur. Le dernier fort était tombé et le dernier Belge, blessé en défendant les forts, nous avait été confié. Nous étions plus de cent maintenant. Les Allemands occupaient les baraquements provisoires de l'autre côté de la rue, vis-à-vis le couvent, qui précédemment étaient pleins de soldats belges. Ils nous amenèrent trois des leurs qui avaient été blessés: une voiture d'artillerie leur avait passé sur le corps. Ils étaient plus gros et aussi plus sales que les Belges, et couverts de tatouages formant des dessins extraordinaires. Ils semblaient épuisés au dernier point.

Quel changement en trois jours! Il y avait des factionnaires devant l'hôpital militaire, les Allemands remplissaient tous les cafés et toutes les rues. La terreur était peinte sur les visages des-habitants. Ne pouvait-on rien pour les aider?

Pauvres Belges! Les murs disparaissaient sous les proclamations allemandes. Par exemple, sous la fallacieuse allégation que des coups de feu auraient été tirés par des civils, un ordre fut apposé enjoignant d'avoir à livrer avant 4 heures de l'après- midi tous les soldats belges ou français qui pouvaient être cachés dans les maisons. Si cet ordre n'était pas exécuté, les prisonniers seraient condamnés aux travaux forcés à perpétuité en Allemagne. Si quelque arme était dissimulée dans une maison et n'était pas livrée à 4 heures également, les habitants seraient fusillés. Toutes les rues devaient être occupées par les gardes allemandes qui prendraient dix otages dans chacune d'elles. Ces otages seraient fusillés si quelqu'un tirait sur les troupes allemandes. Aucune maison ne devait être fermée la nuit. Après 8 heures du soir, trois fenêtres devaient être éclairées dans chaque maison. Toute personne trouvée dehors après cette heure serait Fusillée.

Les proclamations de ce genre se succédaient chaque jour l'une démentant l'autre.

Les Allemands permirent d'abord aux habitants de Namur de conserver leur bourgmestre, mais, lorsque le général von Bûlow eut quitté la ville peu de jours après, le commandant qui le remplaça rapporta cette décision. Le bourgmestre était désespéré. Tant que le général von Bulow fut dans la ville, tout alla bien dans le couvent et dans notre ambulance. Les Allemands nous faisaient force protestations et promesses, et nous avions finalement pu obtenir l'autorisation de fermer les portes du couvent pendant la nuit. L'ordre signé de von Bûlow fut affiché sur la porte. Au- dessous, en allemand, était apposé cet autre avis: « Là, demeurent cent soixante- quatorze femmes. » Je ne pouvais m'em-pêcher de sourire chaque fois que je lisais cette inscription allemande.

Un des derniers soldats belges arrivés dans noire ambulance me raconta comment les forts de Namur étaient tombés. Saint-Marc est un village situé à peu près à la même hauteur que les forts: il en est pour ainsi dire le centre. Les Allemands venant de Liège firent une trouée entre Cognelée et Marchovelette et s'emparèrent d'une position à Saint-Marc. D'autres forces allemandes venant de Dinant bombardèrent les forts du sud et le fort de l'ouest, qui se rendirent au bout de deux heures, à cause de la supériorité des canons allemands. L'ennemi attaqua alors les Belges et les Français qui avaient pris position dans la plaine de Belgrade et les battit. Ensuite il rallia ses forces stationnées au nord, à Saint-Marc, et marcha sur les Belges entre les forts de Cognelée et d'Emines, les attaquant par derrière tandis qu'ils s'attendaient à l'être sur le front. Dès ce moment la position était virtuellement perdue. Les Allemands passèrent la Meuse à Andenne, petite ville qu'ils brûlèrent et dans laquelle ils massacrèrent quatre cent cinquante civils. Ils entrèrent à Namur le dimanche dans l'après-midi.

Les Belges résistèrent encore entre Emines et Suarlée. Ils se battirent à cet endroit ignorant tout des autres forts et de la reddition de Namur qui, comme je viens de le dire, eut lieu le dimanche 23 août. Ils tinrent deux jours, jusqu'au matin du 25, malgré le feu des Allemands, que nous n'avons cessé d'entendre; ils abandonnèrent alors leurs positions et reculèrent au sud jusqu'au bois de la Haute-Marlagne. Là, ils passèrent la nuit du 25, furent enveloppés par les Allemands et se rendirent le matin du 26. Huit cents environ furent faits prisonniers aux Six-Bras. Les forts de Suarlée et d'Emines résistèrent jusqu'au 27 et furent les derniers à se rendre. Des centaines de Belges furent tués dans la plaine de Belgrade pendant la retraite vers les bois de la Haute-Marlagne.

Le 3 septembre, Namur avait retrouvé un certain calme. Les troupes allemandes, étaient en perpétuel mouvement au travers de la ville. De nouveaux régiments survenaient, d'autres partaient. Les Allemands paraissaient avoir engagé des nuées d'hommes, mais qu'avaient-ils en réserve? A cette date, tous les hommes présents à Namur étaient des réservistes, et ceux-ci, Dieu merci, ne chantaient pas. Tous demandaient à ce qu'on les photographiât. Un officier allemand vint à notre ambulance déclarant que les blessés allemands que nous pouvions avoir devaient être évacués sur l'hôpital militaire. Ceux-ci n'étaient guère en état d'y aller et je pus constater qu'ils étaient chagrinés de nous quitter. Les premiers jours, ils semblaient nous suspecter, mais par la suite devinrent plus confiants et parlaient de leur désir de rentrer chez eux. Tous venaient des contrées rhénanes. Je fus avisée par une des dames de la Croix-Rouge qu'environ vingt prisonniers anglais avaient passé par la gare de Namur, en route pour l'Allemagne. Ils étaient surveillés de près, et on ne leur donnait ni boisson, ni aliments, à cause, disaient les Allemands, de ce que les Anglais faisaient usage de balles dum-dum! J'allai me plaindre de ces procédés au nouveau commandant de place. Il m'assura qu'il devait y avoir là quelque méprise et me donna la permission de me rendre en compagnie de mes infirmières, à la gare, voir d'autres blessés quand je le jugerais bon. Nous y allâmes chaque fcjis que nous le pûmes, sans négliger notre ambulance, mais je ne vis plus aucun Anglais traverser Namur; j'appris toutefois qu'ils étaient convenablement traités à Bruxelles.

Lorsque j'arrivai à la Kommandantur, ce jour-là, les Allemands paraissaient assez déprimés. Le médecin en chef de la garnison, Dr Schilling, qui jusque-là avait été très poli avec moi, avait l'air agité. Il regardait mon passeport et ses mains tremblaient en le tenant. « Comme c'est perfide de votre part et de celle de M. Grey, dit-il, de combattre contre les Allemands et de nous laisser face à face avec ces diables russes. »

J'étais impressionnée par l'installation du bureau du Dr Schilling; son armoire était divisée en compartiments, et chaque casier, numéroté, plein d'enveloppes allemandes avec suscription indiquant, au crayon bleu, leur contenu. Tout était en « rang d'oignons » et on eût dit que les Allemands étaient à demeure à Namur.

J'allais tous les jours à la Kommandantur voir le commandant. Sous le couvert de la convention de Genève, je faisais tout mon possible pour adoucir le sort de nos blessés. En dépit de cela, les Allemands emmenèrent bientôt comme prisonniers trente de ceux qui étaient presque guéris. Il m'était très désagréable d'aller quêter des faveurs auprès des Allemands, mais il le fallait. Ils ne laissaient pas une minute de repos aux Belges, les persécutaient avec des proclamations, des ordres et des règlements de toutes sortes. Rien n'était permanent; les Allemands, en vue de leur propre sécurité, devant tenir toute chose pour incertaine. Les habitants de Namur étaient extrêmement malheureux.

Le Dr Schilling avait des allures un peu rudes, mais je crois qu'il avait bon cœur et, positivement, paraissait faire à contre-cœur ce à quoi il était obligé. Il était constamment à la chasse de nos blessés, même les plus gravement atteints, pour les expédier comme prisonniers, pour les « évacuer » disait-il, et « faire place à d'autres blessés ». — « J'y suis forcé, » répétait-il en colère. Une fois que je lui demandai si les prisonniers français ou belges étaient bien soignés en Allemagne, quand ils étaient blessés: « Dieu du ciel, Madame, répondit-il, nous prenez-vous pour des barbares? » La question des blessés des districts éloignés devenait très sérieuse. Des centaines de Français, de turcos dangereusement atteints restaient près d'une semaine quelquefois dans des villages avant d'être soignés. Quelques- unes des blessures des turcos étaient gagnées par la gangrène. Ces pauvres troupes d'Afrique paraissaient si dépaysées!

Malheureusement, un des blessés belges s'échappa d'une ambulance de la Croix- Rouge, et c'est ainsi que j'appris que le Dr Schilling avait l'œil sur toutes les ambulances privées. Il souhaitait, garder tous les blessés sous la surveillance allemande et voulait fermer les ambulances non officielles.

Un jour, une garde de huit soldats allemands fut envoyée dans le couvent. C'était plus que je ne pouvais -supporter; j'envoyai donc un message au commandant, et, une demi-heure après, la garde était retirée. Je demandai que deux sentinelles fussent mises devant la porte, pensant que ce serait une bonne chose. Ces hommes étaient changés toutes les deux heures, et j'eus de longues conversations avec eux. Ils semblaient tous désireux de retourner dans leurs foyers et ne savaient ni pourquoi il se battaient, ni où ils allaient. Ils savaient seulements qu'ils marchaient sur Paris. C'était tout.

Quelques-uns d'entre eux disaient que Paris était pris. Je plaignais ces réservistes à la large face et à la taille épaisse. Ils parlaient toujours de leur femme et de leur travail. Ils étaient plus déprimés qu'aigris. Un après-midi un caporal vint avertir nos sentinelles que leur régiment partait à 3 heures. Bien qu'elles répondissent n'avoir pas l'ordre de quitter leur faction, il leur répéta qu'il fallait venir, que le régiment marchait sur Mau-beuge, de sorte qu'elles s'en allèrent, et nous n'eûmes plus de factionnaires.

Le lendemain du jour où les Allemands prirent possession de la ville, un ordre fut affiché interdisant la vente absolue de l'alcool. Seule la bière fut autorisée. Je ne vis jamais un cas d'ivresse.

A la gare, le trafic était considérablement embarrassé par le passage de convois à l'avant des troupes; mais on était au début de la campagne et les moyens méthodiques naturels aux Allemands étaient tout battant neufs — une machine bien réglée ne se brise qu'autant qu'une de ses parties est hors d'usage.

Un jour que je me promenais dans les rues, je rencontrai un blessé allemand, un de ceux qui avaient été soignés dans notre ambulance. Il se précipita au-devant de moi avec des larmes dans les yeux et me remercia de la bonté que mes infirmières et moi avions montrée à son égard. Il ajouta qu'il espérait ne plus avoir à se battre et pouvoir retourner à Dusseldorf. Quelques-uns de ses compagnons nous entourèrent et nous dirent qu'ils souhaitaient aussi rentrer chez eux; néanmoins, le lendemain, ils étaient tous envoyés au front et je suppose qu'aujourd'hui ils sont couchés sur un champ de bataille près de nos braves troupes. Quelle horrible chose que la guerre!

On finit par être affamé dans Namur. Le commandant avait bien reçu l'ordre d'approvisionner la ville; mais c'était plus tôt dit que fait. La destruction des villages environnants et la masse d'hommes qui occupaient la ville étaient cause de la pénurie de vivres; pourtant, les religieuses assuraient toujours aux blessés le pain et le café. Il n'y avait pas de lait. Heureusement que j'avais apporté de Bruxelles quelques biscuits et des confitures; les religieuses nous donnaient tout ce qu'elles po'uvaient et des fruits en quantité. Je leur en serai éternellement reconnaissante. La disette de nouvelles me rendait plus malade que toutes les craintes et les privations. Quand je croisais des Belges dans la rue, ils me chuchotaient à l'oreille quelques rumeurs qui couraient, puis ils s'éloignaient rapidement, comme s'ils eussent craint que des Allemands pussent les voir. La vie ne me semblait que complot et trahison.

Je songeais qu'il serait très difficile de sortir de Belgique. Notre brancardier, M. Winser, put, à la fin, aller à Bruxelles dans une automobile de la Croix-Rouge. Il en rapporta un jambon, un fromage et de la marmelade. Mais, ce qui était de beaucoup plus important, on lui donna à la légation des Etats-Unis un numéro de la Weekly Dispatch du 30 août annonçant la défaite des Français à Charleroi et les obstacles qui arrêtaient les Anglais à Mons et à Saint-Quentin.

Je ne désirais désormais plus qu'une chose, aller à Mons. La comtesse Jacqueline de Pourtalès était venue de Bruxelles avec M. Winser. Elle nous dit que la ville était pleine de blessés allemands, mais pas d'Anglais. Elle nous fit une description étonnante de l'entrée de l'armée allemande à Bruxelles, le 20 août. Celle-ci avait défilé pendant trente-six heures. Ce coup devait être préparé depuis des mois et se fit presque théâtralement. Elle me dit que Miss Angela Manners et Miss Nellie Hozier avaient organisé une petite ambulance à Mons, avec des infirmières de l'hôpital de Londres, et que les autorités allemandes les avaient autorisées à lui donner le nom de Winston Churchill. Nous apprîmes aussi l'incendie de Louvain. Quelques-uns de nos blessés étaient des étudiants de l'Université et ils furent très affligés de la nouvelle de la destruction de leur bibliothèque, unique au monde. Certains d'entre eux dirent que les Allemands avaient sauvé les livres et les avaient emportés en Allemagne.

J'ai parlé du désir que j'avais de voir les Anglais blessés; j'obtins donc, le 4 septembre, l'autorisation de partir pour Mons en automobile, accompagnée d'un soldat allemand qui m'était adjoint sur ma propre sollicitation, parce que je savais qu'ainsi je passerais partout sans difficulté. Maintenant qu'il n'y avait plus de sentinelle devant le couvent, je réunis tous mes blessés, belges et français, les prévins que le moment approchait où ils allaient être conduits en Allemagne comme prisonniers et je leur demandai de me promettre sur l'honneur de ne pas tenter de s'échapper de l'hôpital. Je leur fis remarquer que pour un qui s'évaderait les autres seraient fusillés. L'un d'eux m'avoua que quelques-uns avaient déjà pensé à franchir le mur du couvent, mais ils devaient tant aux soins que leur avaient donnés mes infirmières et moi qu'ils promirent de ne pas nous trahir. Ils tinrent leur engagement bien que plusieurs eussent pu facilement s'enfuir.

 

 

Chapitre V : à Travers les Lignes Allemandes Dans un Train Militaire

Le 5 septembre, à 8 heures du matin, M. Morgan, notre chirurgien, fit l'opération du trépan à un de nos malades, qui avait été atteint à la tête, ce qui avait déterminé des attaques d'épilepsie. L'opération réussit parfaitement.

M'étant munie d'un permis de la Kommandantur pour aller à Mons, je quittai Namur en automobile. Le commandant me demanda comme une faveur de mener aux lignes allemandes un officier du génie. Nous partîmes dans un silence morne; même la gaieté naturelle du professeur liégeois, le propriétaire de l'auto qui nous pilotait, ne put en avoir raison. L'échange de cigarettes fut de notre part la seule amabilité. Puissé-je à nouveau entendre le son de sa voix lorsque les jours de paix seront revenus!

La route entre Namur et Charleroi, sur les bords de la malheureuse Sambre, présentait l'aspect le plus désolé. Je n'oublierai jamais les maisons brûlées, les décombres, les gens à l'air désespéré que nous vîmes dans ces lieux. La lutte avait été terrible dans les faubourgs de Charleroi. Les champs étaient remplis de tombes allemandes. Une tombe entre autres était marquée par une croix de fer au lieu de l'être par un casque. Des soldats, têtes nues, l'entouraient en chantant. Peut-être était-ce la tombe d'un colonel? La persistance du temps le plus magnifique rendait cette désolation tragique. Tamines était absolument rasée, il y avait à peine une maison debout. De grandes parties de Charleroi avaient été brûlées. Toutefois, je vis beaucoup moins de drapeaux blancs qu'à Namur où à chaque fenêtre en flottait un. Il y avait à Charleroi des officiers allemands, et j'y vis quelques prisonniers français, assez déprimés, en route pour la station.

Nous parcourûmes ainsi des kilomètres et des kilomètres sur ces mauvais « pavés » qui rendent les routes belges si difficiles pour l'automobile. A Binche, nous traversâmes une riante contrée et de grands bois. Nous trouvâmes le bataillon du génie où se rendait notre compagnon à Merbes-Sainte-Marie, village situé près de la frontière française. Beaucoup de voitures portant le fanion de la Croix-Rouge, ainsi que des voitures du train d'armée se trouvaient dans les champs. Entassés sur les côtés de la route, on remarquait par masses des corbeilles semblables à des cornets d'osier géants et qui contenaient, je le découvris par la suite, les « obus » employés par l'artillerie.

Entre Binche et Mons il n'y avait plus de troupes, sauf la landwehr en veste bleue et le landsturm qui gardaient les chemins de fer et les ponts. Mons est une jolie ville ouverte avec de belles avenues d'arbres. A la première ambulance de la Croix- Rouge, je rencontrai un médecin anglais, deux Royal-Ecossais, deux Irish Rifles et un homme du régiment de Middlesex.

Les dames de la Croix-Rouge belge étaient d'un absolu dévouement pour eux, mais elles ne connaissaient pas l'anglais et les soldats ne savaient pas le français. Miss Manners et Miss Hozier, qui avaient une petite ambulance desservie par des infirmières de l'hôpital de Londres à Mons, me dirent qu'il y avait environ deux cents blessés anglais dans la ville et qu'une salle de l'hôpital civil en était remplie. Ils étaient très bien soignés par les médecins belges; tout était propre et confortable autour d'eux. La chaleur était accablante. J'appris de ceux que je questionnai qu'ils avaient été surpris par les ennemis le 22 ou le 23 août. Ils avaient tué beaucoup d'Allemands, mais, séparés du reste des forces anglaises, ils ignoraient la fin de la lutte.

« Ils ont sans doute fait leur devoir, me dit l'un d'eux, mais, à voir le nombre des Allemands, — dix contre un, —je suppose qu'ils ont dû être tous taillés en pièces. Si nous avions été plus nombreux nous aurions eu raison des Allemands. »

Il me fallut quitter Mons sans avoir pu visiter tous les blessés anglais, mais j'avais pu être rassurée sur les soins qui leur étaient donnés. En prenant la route de retour vers Namur, je tins à suivre d'aussi près que possible la frontière, pour le cas où nous aurions rencontré quelque blessé isolé.

Les gros canons de siège tonnaient toujours à Mau-beuge; évidemment les forts n'étaient pas encore tombés. Nous arrivâmes à une maison de campagne enfouie dans les arbres et portant le drapeau de la Croix-Rouge. J'y entrai et appris qu'elle appartenait au comte Maxime de Bousies, de Harvengt. Il y soignait vingt Anglais blessés, des Irish Rifles, Irish Guards, Coldstream Guards, etc. Des religieuses y étaient employées et les blessés m'assurèrent qu'elles prenaient soin d'eux d'une façon merveilleuse. Un des hommes provenait d'un régiment du South Staffordshire, deux d'un régiment du Wiltshire et deux autres des Royal-Écossais, et ils occupaient une orangerie transformée en hôpital.

Un blessé, jeune homme appartenant au groupe de cyclistes attaché à l'escadron du 15e hussards, me raconta l'histoire de ce régiment. Le matin, il y avait eu une escarmouche assez courte avec la cavalerie allemande qui avait été battue. Un ou deux de ces Allemands échappèrent. Dans l'après-midi, tandis que le 15e hussards chevauchait dans un étroit chemin, un feu nourri le surprit à un tournant, et la plupart des hommes y restèrent. Le blessé expliqua qu'un obus, explosant sous sa bicyclette, l'avait soulevé dans les airs et lancé dans les bois. Il avait été grièvement blessé, mais semblait se remettre. J'ignore son nom, mais je sais qu'il venait de Gosport.

Je voulais passer par Givry, près de l'endroit d'où les canons allemands tiraient sur Maubeuge. Le comte m'avertit que ce serait trop dangereux. Il paraissait à ce moment étrange aux soldats anglais que les forts.ne répondissent pas aux canons allemands; j'eus alors l'envie folle de m'échapper et de gagner la France avec l'automobile, mais je résistai à la tentation et je retournai à Namur. Tout le long du chemin, une grande quantité d'automobiles ennemies, faisant la navette entre Mons et Dusseldorf, lançaient des journaux allemands sur la route, comme s'ils couraient un rallye-paper.

Quand je revins à Namur, j'appris que les Allemands n'avaient pas perdu leur temps; profitant de mon absence, ils avaient annoncé leur intention de fermer toutes les ambulances privées de la ville. Ils voulaient, disaient-ils, réunir les blessés dans deux grands « lazarets » ou hôpitaux militaires. Les nôtres devaient être transportés au Collège des Jésuites et resteraient sous le contrôle des Allemands avant d'être emmenés comme prisonniers. Cette nouvelle me rendit furieuse, mais il était trop tard ce soir-là pour tenter quelque chose: 9 heures étaient passées et les personnes qui s'aventuraient dans les rues étaient fusillées.

Notre ambulance était parfaite; l'œuvre de la Croix-Rouge dans le district est bien intentionnée, mais inefficace. On nous amenait des champs, des villages, des hommes qui avaient été blessés quinze jours auparavant. Nombre d'entre eux étaient en très mauvais état. Par toute la campagne, blessés et tués étaient éparpillés comme de la grenaille: d'horribles souffrances ont dû être endurées. Je pense que nos blessés ont dû être heureux de recevoir des soins de nos infirmières.

Le lendemain, je me rendis chez le Dr Schilling. Il me dit que nous aurions une salle du Collège des Jésuites pour nos blessés, et il me donna à cet effet un mot pour le médecin chef au Collège, mais il ne pouvait faire d'exception en notre faveur et nous promettre de conserver notre ambulance. Gela me fit beaucoup de peine pour nos blessés belges et français qui guérissaient si bien: leur linge était changé trois fois par jour, et la gentillesse de nos docteurs et de nos infirmières faisait sur eux une si bonne impression. Je suis sûre que nos docteurs en Angleterre, si adroits soient-ils, sont plus durs dans leur traitement que nous. Si nous ne devions plus avoir d'ambulance, il était plus sage de quitter Namur, mais il fallait avoir la possibilité de nous en aller: j'eus l'appréhension que nous pourrions être forcées de rester sans avoir de blessés à soigner et sans nouvelles. On nous dit qu'il y avait eu une bataille entre Alost et Gand; on annonçait encore que des milliers d'Anglais et de Russes étaient venus au secours de Bruxelles. J'espérais que ces nouvelles étaient vraies.

Voilà un nouvel extrait de mon journal écrit dans un train militaire allemand à la date du 9 septembre: « Depuis dimanche, la vie n'a été qu'un tourbillon. Le dimanche, à la cathédrale, je vis le commandant de la place assis d'un côté de l'autel et son aide de camp de l'autre. Ils. étaient, avec le prêtre, les seules personnes qui fussent dans le chœur. Peut-être recherchaient-ils les sanctuaires ou pensaient-ils avoir fait prisonnier le Tout-Puissant. Après la messe je me rendis chez le commandant. Lui et ses officiers dînaient à l'hôtel Saint-Au-bain. Ils causaient bruyamment et semblaient très affamés. J'envoyai dire au commandant que je désirais lui parler et il sortit de la salle à manger avec son aide de camp.

— Il faut que je. m'excuse, duchesse, dit l'aide de camp en anglais, d'avoir gardé ma barbe.

J'éprouvais la plus grande indifférence à l'égard de sa barbe: je lui demandai pourtant pourquoi il n'était pas rasé.

— Rasé par un Belge! s'exclama-t-il, il me couperait la gorge!

Le commandant était enchanté, dit-il, de nous aider à partir. Je crois qu'il en avait assez de moi et de mon ambulance. Le Dr Schilling survint alors, secouant sa serviette et fumant un gros cigare. Il me demanda si j'avais évacué mon ambulance. Quand il sut que le commandant avait dit que nous pouvions aller à Maubeuge, il s'écria d'abord: Nein, nein, et retourna dans la salle à manger. C'était vraiment décourageant. Il revint cependant bientôt et nous apprit que nous serions libres quand notre ambulance serait évacuée.

— Mais, répliquai-je, le docteur du collège dit qu'il ne veut pas nos blessés avant demain lundi.

— Bêtise, reprit Schilling, cela ne le regarde pas. Il faut que les blessés soient transportés aujourd'hui même. Bien que ce soit dimanche, je vais envoyer des voitures les prendre. Si vous faites ce que je vous ordonne, vous pourrez partir demain pour Maubeuge.

— Comment irions-nous à Maubeuge? insistai-je, je n'ai pas d'automobile.

Il réfléchit un instant. — Je vous donnerai pour vous et vos infirmières une voiture d'un train militaire. Vous avez une très bonne ambulance. Voici un ordre. Allez à la gare et arrangez cela.

Le docteur et moi, nous nous rendîmes à la station qui était encombrée de troupes. Elles avaient attendu le départ de trains depuis plusieurs jours en souffrance. Les salles d'attente avaient été transformées en dispensaires pour les blessés qu'on transportait en Allemagne. Des infirmières de la Croix-Rouge belge aidaient.

Le chef de gare mê dit: « Madame, il y a un train qui part tout de suite pour Maubeuge. »

Je lui répondis que je ne pouvais quitter Namur avant lundi et qu'il me fallait un wagon réservé pour nos infirmières.

Il reprit alors: « Eh bien! allez trouver le docteur et dites-lui de téléphoner, « Liège 2 », puisque tous les trains viennent de Liège et qu'à Namur je n'en ai pas un de libre. »

Je retournai donc auprès de Schilling qui téléphona à « Liège 2 », tandis que je revenais à l'ambulance où j'allais passer une des heures les plus tristes de ma vie.

On évacuait nos blessés. Il était inutile de parler aux Allemands de la Convention de Genève et de leur prouver que, d'après une de ses clauses, tout soldat devenu inapte au service militaire peut être renvoyé chez lui. « Aucun n'est actuellement inapte au service militaire, à moins qu'il ne soit fou », dit le docteur.

Prières et larmes n'eurent aucun effet sur les autorités allemandes. Je n'ai jamais vu autant de courage qu'en montrèrent nos blessés français et belges. Il n'y eut que celui que nous avions surnommé Baby-boy, un petit chimiste français de dix-neuf ans, qui pleura.

D'autres, qui ne s'étaient pas encore levés, et qui, assis sur des chaises, attendaient la voiture, paraissaient être tout à fait indifférents à la terrible épreuve qu'ils allaient traverser. Ils nous étaient extrêmement reconnaissants, ainsi qu'en témoigne la lettre suivante adressée à une infirmière deux ou trois jours après notre départ:

A Sœur Héron WARSON La Patrie et la Liberté

L'Union fait la Force.

Deux étudiants de l'Université de Louvain, blessés au siège de Namur et transportés à l'hôpital des Anglais, se font un plaisir de remercier la petite sœur écossaise des bons soins qu'elle n'a cessé de leur prodiguer.

Ils conserveront d'elle un souvenir reconnaissant et la prient de rapporter au noble pays des Highlanders l'affectueux salut de deux soldats du petit peuple ami et allié. DICK and FLAP God save the king Dieu sauve la Patrie... et puis le Roi.

Les infirmières et moi nous accompagnâmes les brancards et les voitures qui emportaient les blessés au Collège des Jésuites. Les frères furent très bons; ils étaient très affligés. Ils trouvaient que les Allemands transportaient ces blessés dans un état pitoyable. Quelques-uns venaient d'être opérés et avaient la fièvre. Dans le hall, il y en avait un grand nombre de parqués. Les frères faisaient tout ce qu'ils pouvaient, mais c'était, cela va de soi, bien différent de notre hôpital. Quand je dis adieu à nos blessés, je pleurais comme une enfant sans pouvoir m'en empêcher.

En revenant, j'allai voir la comtesse de Pourtalès. Elle était maintenant infirmière de la Croix-Rouge belge, à l'école communale, dans laquelle exerçaient tous les médecins militaires belges prisonniers, auxquels il n'était plus permis de porter l'uniforme. Un ordre avait paru, ne permettant plus aux médecins civils d'exercer dans les hôpitaux militaires.

Dans la rue, je rencontrai le directeur de la banque, M. Wassage. Il avait été un très bon ami pour moi. Il nous dit qu'il prenait part à la peine que nous éprouvions d'être séparés de nos blessés, mais il était lui-même plongé dans une profonde douleur, son frère aîné et ses deux fils ayant été pris comme otages à Dinant et fusillés. Les deux garçons avaient, l'un vingt ans, l'autre, dix-neuf. Il n'y avait aucune excuse à cet acte si ce n'est que quelques civils, au dire des Allemands, avaient tiré sur eux. Ils avaient totalement rasé Dinant et même un couvent de nos sœurs namuroises; ces religieuses sont venues se réfugier auprès de nous.

Je ne sais pas si cela fait partie de la tactique allemande de fusiller les civils en masse pour punir la violence d'un petit nombre. Il convient de rappeler que les Belges n'ont pas eu le temps matériel de mobiliser complètement leur armée avant que les Allemands, depuis si longtemps préparés, aient fondu sur eux. Beaucoup de réservistes, non encore entièrement équipés, avaient des armes chez eux. Nombre de vies innocentes furent sacrifiées et quantité de propriétés détruites, parce que quelques coups de feu ont pu être tirés. Je n'ai pas vu à Namur d'exemples de barbarie voulue de la part des Allemands, mais c'était dû probablement à la prohibition totale des boissons alcoolisées et au fait que la ville avait un évêque énergique et fin diplomate dans la maison du-duquel vivait le commandant.

Les Allemands étaient censés payer tout ce qu'ils achetaient et on pouvait se plaindre s'ils ne le faisaient pas; mais, d'autre part, ils avaient levé une contribution de guerre d'un million payable immédiatement et d'un autre million payable six semaines après.

Le retour au couvent fut déchirant. Toutes les salles étaient désertes. Les chères religieuses qui nous avaient tant aidées nettoyaient et inondaient à grands seaux, le petit chat miaulait et le vieux coq chantait aussi tranquillement qu'il chantait pendant le bombardement et le feu. Tandis que nos larmes coulaient, je me disais combien les animaux sont heureux.

Le lundi matin, il y eut dans L'Ami de l'Ordre quelques allusions trompeuses à des victoires anglaises en Belgique. Elles nous donnèrent une lueur d'espérance qui perça l'épais nuage qui nous entourait! Il nous fallait avaler le fiel avec le miel, car chaque politesse allemande enveloppait une pilule de remarques désobligeante sur les perpétuelles victoires allemandes et les défaites françaises, anglaises et russes. Les officiers de la Kommandantur étaient les premiers à nous parler des régiments anglais faits prisonniers et des canons saisis à Saint-Quentin.

A Namur, Maubeuge semblait être la Mecque des Allemands. Toutes les troupes y allaient et, ou bien ils avaient pris la ville la semaine dernière, ou ils allaient la prendre la semaine prochaine, selon le caractère de celui qui parlait. Cette forteresse française avait-elle donc une si grande importance? Cela m'étonnait.

Nous aussi nous nous dirigions vers cette « Mecque » au travers du désert de l'occupation allemande. J'étais heureuse de m'y rendre, tant j'étais excédée d'en entendre parler. En étudiant la carte, il me paraissait n'y avoir que 80 kilomètres à franchir. J'en déduisis que le voyage exigerait six heures. Je devais être bientôt désillusionnée. Nous prîmes place dans le train à 2 heures de l'après-midi, le lundi. Ce train, rempli de réservistes, avait mis cinquante-deux heures pour venir de la frontière allemande. Il était très sale, mais les officiers firent de la place pour toutes nos infirmières. Ils se tinrent dans le couloir, ce qui était très poli de leur part. Un de ces officiers devait appartenir à la police militaire. Je le jugeai tel parce qu'il recommanda à un jeune lieutenant de fermer le compartiment voisin du nôtre quand il sortit sur la plate-forme. Il nous donna de l'eau et nous lui offrîmes en échange des gâteaux. Il nous dit que son père lui avait toujours défendu de manger des choses sucrées. Malgré cela, il était si gros que personne ne pouvait se tenir près de lui dans le couloir. Aucun de ces officiers né semblait savoir ce qui se passait. L'un d'eux me dit: « Avez-vous des nouvelles de la colonie du Gap? » Parler de la colonie du Gap, quand je n'avais pas de nouvelles d'Angleterre!

—Vous savez que les Anglais ont pris Togo? ajouta-t-il.

— Togo... Où est Togo? répondis-je d'une façon vague, espérant que c'était un fort sur la frontière allemande.

— Togo! Ne pas savoir où est Togo! bredouilla-t-il, et il appela les autres officiers pour leur dire mon ignorance. Naturellement, quand ils prononcèrent le mot de Togoland, mon intelligence commença à se réveiller, mais ne pas leur montrer plus d'intérêt en apprenant cette nouvelle parut les chagriner.

Ces trains allemands m'impatientaient. Le matériel était, j'imagine, du matériel de rebut; tout était allemand. Sur une des voitures était écrit Posen, sur une autre Altona, sur une troisième HaUnover. Ils étaient tous ornés de branches de tilleuls ou de peupliers et couverts d'inscriptions à la craie: « A Paris et à Londres en vingt minutes. » — « Venez, Anvers est pris. »

Il fallut au moins trois heures pour arriver au Châtelet, un faubourg de Gharleroi. Au Châtelet, je persuadai le chef de gare allemand d'attacher notre wagon à un autre train qui allait à Charleroi directement. Nous avançâmes pendant dix minutes; mais, vu l'encombrement des lignes, nous ne pouvions pas entrer dans la gare. Après être restés en panne près de deux heures sur la ligne, à l'extérieur de la plate-forme, le docteur et moi, nullement effrayés par les gardes allemandes, nous descendîmes et allâmes à pied jusqu'à la station. J'avais déjà vu beaucoup de chefs de gare allemands très gros, mais je ne pense pas en avoir jamais rencontré d'aussi énorme que celui de Charleroi. Il avala dix œufs et but du café et de la bière pendant qu'il entretenait avec nous une conversation fort affable. Il me fit aussi écrire mon nom sur son album d'autographes. Je dois dire qu'à ce moment-là nous étions extrêmement affamés et, à le voir manger, le Dr Morgan et moi, nous sentions encore davantage notre faim. Le chef de gare nous dit que notre train repartirait probablement le lendemain matin, mais il ne pouvait pas assurer s'il irait à Beaumont ou à Erquelinnes.

La gare nous parut si intéressante que le docteur et moi restâmes là un moment. Un train-hôpital bondé de blessés vint à passer; les blessés étaient tous couchés sur des lits-brancards. Le train contenait une salle d'opérations, des bains et une cuisine. Un autre train arriva avec ce qu'ils appelaient les « légèrement blessés ». Il transportait, en outre, plusieurs infirmiers militaires et chirurgiens. Les infirmiers militaires étaient vêtus de gris foncé avec la croix rouge au col; ils se montrèrent fort polis à notre égard. Quelques Allemands semblaient horriblement blessés, mais ils retournaient chez eux. Il y avait aussi quelques Français. Ce chef de gare nous dit qu'on allait amener deux cercueils et qu'une garde d'honneur présenterait les armes, car un des Allemands morts appartenait à la noblesse et l'autre était le fils d'un ministre. Nous nous tînmes debout et un silence absolu régna dans la station tandis qu'on transportait les corps dans le train. C'était impressionnant et sinistre.

Quand enfin nous revînmes auprès de nos infirmières, nous les trouvâmes installées dans un autre wagon, beaucoup plus propre, garé sur une voie d'évitement et rattaché à un convoi de la Croix-Rouge. L'autre train était parti pour Beaumont, emmenant un colonel pressé d'arriver. Noiis passâmes la nuit tranquillement couchées sur les banquettes du wagon. Le jour se leva clair et sans nuages. Il semblait que le gouverneur du temps avait oublié son service. Les jours passaient radieux. Le 8 septembre, il faisait une chaleur de plein été. Nos troupes durent avoir à souffrir. Nous n'avions absolument rien à manger et je me sentais très mal à l'aise. Les infirmières étaient infatigables. Je constatai qu'il manquait un brancard dans notre matériel. Un jeune officier allemand nous en fit donner un. Des soldats passèrent, buvant du café: les soldats allemands ne peuvent rien faire sans leur café; nous leur en achetâmes. Ils nous apportèrent aussi de l'eau pour nous laver.

Bientôt notre voiture fut séparée des wagons de la Croix-Rouge et attachée à un autre train. J'agitai désespérément mon passeport pour Maubeuge. Nous commencions à nous demander comment nous aurions des provisions, car on nous disait que le train pouvait attendre des heures, comme aussi il pouvait partir à chaque minute.

Deux soldats nous apportèrent deux demi-pains sans vouloir rien accepter en paiement. Il n'était permis à aucun Belge de venir sur les quais du chemin de fer. Il n'y avait là que des trains militaires (troupes et transports qui attendaient des dépêches, des officiers et des soldats.

Les Allemands sont des maîtres pour tout ce qui concerne les détails, il faut le reconnaître. Soudain j'aperçus deux soldats anglais non blessés fendant du bois. On nous permit de leur parler. Ils étaient très jeunes et tous deux appartenaient au West Yorkshire Régiment. L'un venait de Londres, l'autre de Dublin. Des soldats allemands leur montraient comment il fallait se servir des couperets dont ils n'avaient évidemment pas la pratique. Ils paraissaient gais.

Pendant une de nos haltes, un chef de gare éprouva le besoin de m'entretenir des événements. Je lui dis que la Croix-Rouge se faisait une règle d'interdire à ses membres de jamais parler de la guerre, n'ayant à s'occuper que des malades et des blessés. Mais il persista et assura que c'était effrayant de notre part de combattre contre les Germains avec les Russes. Toujours les Russes! Je lui fis remarquer que, quelle que fût l'issue de la guerre, notre victoire ou notre défaite, l'Angleterre combattait pour une cause juste, la protection des petits pays, et pour laisser aux nations, qu'elles fussent allemandes ou anglaises, leur propre génie, sans être opprimées par le despotisme militaire.

« Quoi qu'il en soit, grogna-t-il, je ne vois pas pourquoi je serais exilé ici, tandis que ma femme attend son sixième enfant. » Tandis qu'il s'en allait, un officier allemand, qui écrivait à une table et qui avait écouté mes propos démocratiques, se pencha vers moi et dit à voix basse: « Vous avez raison, Mademoiselle, vous avez tout à fait raison. »

 

 

Chapitre VI : Terribles Ravages Causés par la Guerre

Le 9 septembre, à 3 heures de l'après-midi, notre train attendait encore à Gharleroi. Nous étions restés là pendant vingt-quatre heures. Je me décidai enfin à aller chercher quelque nourriture et, sans être inquiétée par personne, je passai à travers la palissade gardée par deux soldats allemands qui s'étaient endormis, terrassés par la chaleur. Je courus à un café. Aussitôt que le propriétaire, qui était Belge, eut découvert que je n'étais pas Allemande, il me donna un pain, refusant d'être payé, et il me dit que je trouverais de l'eau minérale chez un pharmacien dans la môme rue. Il semblait confondu de voir une Anglaise voyager dans un train militaire allemand. Je venais justement de remonter dans ma voiture avec mes provisions quand le train démarra et je vis le garçon courir après moi pour m'apporter des œufs, et rester désolé à la barrière.

A chaque station, à Landelies, à Thuin, à d'autres, nous nous arrêtâmes pendant des heures. L'encombrement de la ligne devait être extraordinaire. Les officiers sur la plate-forme semblaient surpris de nous voir et nous demandaient ce que nous faisions: lorsqu'ils apprirent que nous étions de la Croix-Rouge, ils nous donnèrent des biscuits et du chocolat.

— Il n'y a rien d'autre ici, nous dirent-ils. Nous avons pris il y a longtemps tout ce qu'il y avait d'œufs et les poulets sont tués.

Pendant ces interminables haltes, des soldats anglais auraient fumé, ri, et se seraient peut-être même querellés. Les soldats allemands, eux, descendaient placidement du'train, se groupaient comme s'ils faisaient partie d'un choral et, tandis qu'un officier battait la mesure avec le bras comme avec un bâton, ils se mettaient à chanter tristement. Il y avait eu un magnifique coucher de soleil et, le soir, une lune merveilleuse se leva. Ce chant mélancolique me semblait exhaler la douleur des nations. Je songeais à nos blessés qui, à présent, s'acheminaient vers l'Allemagne, aux morts couchés sur les champs de bataille. J'avais un vague sentiment que la scène était arrangée pour nous impressionner. Entourée de ces officiers étrangers et de leurs hommes, parfaitement courtois pour nous, je me sentais plus solitaire que si j'avais été dans la prairie du Canada.

C'est par une matinée grise et froide que nous sommes arrivés à Erquelinnes, ville frontière entre la Belgique et la France. Quand le train quitta Charleroi, je n'avais pas la moindre idée de l'endroit voisin de Maubeuge où nous serions déposés. Frontières et douanes sont sans valeur dans la lutte entre les armées. A Erquelinnes, nous vîmes un grand nombre de trains transportant des auto-wagons prisés sur trucs. En vérité, ces véhicules endommagés durent passer sur un ou deux trains au cours de la nuit.

Je ne sais pas exactement quelle était la nationalité du chef de gare d'Erquelinnes. II me parut très différent de ceux que nous avions vus et fut un des hommes les plus complaisants que j'aie rencontrés en Belgique pendant l'occupation allemande. Il me donna une tasse de cacao très chaud, ce qui, d'ailleurs, ne m'influença nullement. En réalité, il était de ceux que l'on est convenu d'appeler de « bons diables ». Il me dit qu'il attendait des milliers de prisonniers français. Le premier convoi était là et il transportait un général et son état-major: je supposai que c'était le gouverneur de Maubeuge.

Soudain, j'aperçus sur une plate-forme trente Tommies-Atkins. Ils étaient prisonniers. Je pus leur parler, l'officier qui les garUait me l'ayant permis. J'eus donc quelques minutes de conversation avec eux. Ils avaient tous été légèrement blessés à Maubeuge ou autour de Maubeuge, et ils étaient guéris. Il y avait parmi eux un cavalier, le brigadier Merryweather du 4° dragons de la Garde. Il y avait aussi deux Highlanders et l'un d'eux me dit qu'il venait de Church Aston près Newport en Shropshire où j'avais habité. Ils étaient tous très gais et je les encourageai à garder leur belle humeur. En réalité, l'impossibilité de comprendre l'allemand leur rendait tout très difficile parce que, pour une personne ignorant la langue, le son seul en est désagréable. Les Anglais me prièrent de demander aux soldats allemands de leur ouvrir leurs boîtes de conserve, n'ayant pas de couteau. L'officier répondit:

— Pour vous être agréable, Madame, ce sera fait; mais nos propres hommes ont à peine eu à manger depuis trois jours.

Le chef de gare vint et m'annonça qu'il avait trouvé une voiture et un cheval aveugle, et que deux soldats allemands conduiraient à Maubeuge nos bagages et notre équipement.

— Il n'y a pas d'automobile, dit-ilr et la ligne a été coupée, de sorte que ces dames devront aller à pied.

Je lui demandai à quelle distance nous nous en trouvions.

— A un peu plus de 10 kilomètres, répondit-il. Comme c'est une traite assez courante pour des joueurs de golf, je pensai que nous pouvions tenter l'aventure, et les infirmières et le docteur furent de cet avis. Des soldats allemands avaient donné du café à nos infirmières; l'un d'eux, un cuisinier prussien, ayait refusé de nous en vendre. J'allais lui dire ce que je pensais de lui, lorsque ses camarades eux-mêmes affirmèrent qu'il était une brute, de sorte que j'y renonçai. Nous avions une faim terrible, mais j'avais eu le cacao. Mon moral était descendu à zéro.

Il est impossible de décrire l'état où la guerre avait réduit Erquelinnes. Au sommet de la colline, j'aperçus, flottant sur une misérable masure, le drapeau de la Convention de Genève. J'obtins la permission de m'y rendre, nantie du sauf-conduit usuel. Tandis que nous marchions à travers les rues en ruines, un soldat allemand faisait fonctionner un gramophone dans une maison démolie. L'effet en était terrifiant. Le drapeau de la Croix-Rouge flottait sur un petit couvent qui, à l'ordinaire, abritait dix- neuf religieuses. On n'en avait laissé que deux, les autres avaient été envoyées au loin. Cinq blessés français s'y trouvaient ainsi qu'une vieille femme qui avait reçu une balle dans la jambe. La situation des blessés était lamentable. Les religieuses faisaient de leur mieux; aucun docteur n'était venu les voir depuis quelques jours, car ils étaient probablement prisonniers, disait-on. Ces malheureux blessés avaient dû demeurer longtemps sur le champ de bataille. Les blessures n'étaient pas pansées. Un jeune homme avait été atteint par un éclat d'obus, le docteur en retira un fragment de sa jambe, il y avait déjà des vers dans sa blessure et sa jambe était encore enveloppée de la paille dont on l'avait garnie sur le champ de bataille: il criait dès qu'on le touchait:« ses nerfs étaient a bout. C'était pitoyable à voir. Je soupirais après une ambulance qui pût les hospitaliser.

Les Allemands avaient bombardé Maubeuge d'Erquelinnes douze jours auparavant et les habitants s'étaient enfuis depuis longtemps. C'est le 8 septembre, à 6 heures du soir, que les forts de Maubeuge avaient succombé.

Nous étions arrivés à Erquelinnes le 10, à 6 heures du matin.

Le voyage jusqu'à Maubeuge restera mémorable. Nous traversions une grande plaine jadis riche en blé et en betteraves; à présent, c'était un véritable désert qui n'était animé que par des troupes allemandes marchant sur les routes poussiéreuses, conduisant des prisonniers français. Nous passions à côté d'eux et, parfois, une automobile remplie d'officiers allemands fanfarons nous couvrait de poussière. Au bout d'un certain temps, nous coupâmes à travers champs pour raccourcir notre chemin: mais notre marche était souvent arrêtée par les fils de fer barbelés, par les tranchées abandonnées et par les énormes trous faits par les obus. Un officier allemand passa à côté de nous avec un détachement. Il faisait le maître d'école et expliquait à quelques soldats comment les forts avaient été pris. Il nous rudoya, mais cela nous était indifférent. Pour le moment, nous nous faufilions près des prisonniers français et pénétrions entre eux et leurs gardes allemands. Je leur dis dans leur langue que nous avions soigné leurs camarades à Namur. Ils s'avancèrent alors et nous donnèrent une quantité de cartes postales et de lettres, nous priant de faire savoir à leurs parents ce qu'ils étaient devenus. Naturellement, nous ne pûmes parler qu'avec un petit nombre d'entre eux.

Les soldats allemands nous demandèrent:

— Qui êtes-vous?

— Des internationaux, répondis-je, voyageant pour soigner les malades et les blessés.

— Non, des Anglaises, répliquèrent-ils en riant. Et nous paraissions beaucoup les intéresser. Nous arrivâmes dans un village. Les maisons étaient toutes en ruines ou abandonnées. Dans quelques-unes, le repas était encore sur la table et la lessive en route. Quel départ que celui des habitants! Tout autour, on voyait du bétail mort et des chevaux gonflés et raides, tués par les obus. L'odeur était épouvantable. Je n'aperçus pas de corps humains, mais une quantité de petits tertres; c'étaient des tombes marquées par un obus vide ou par un casque allemand; çà et là, quelques croix. Nous avions le cœur brisé.

Néanmoins, nous continuâmes à marcher jusqu'à une ferme qui avait été épargnée. La propriétaire nous vendit des œufs et nous donna du café. C'était une personne loquace: elle nous dit qu'elle avait pris les Allemands par le bon côté et tous ses voisins, sans toit et sans asile, se demandaient pourquoi ils n'avaient pas fait comme elle. Je baptisai cette ferme la « Maison des Mouches », parce que je n'avais jamais vu autant de mouches dans une habitation. Nous avons continué à marcher portant nos œufs dans un obus vide et quand nous arrivâmes au prochain village, nous vîmes que les soldats allemands avaient changé le cheval aveugle contre un autre qui s'emballa aussitôt attelé, brisant ses traits et renversant la voiture et tout notre bagage au beau milieu de la route. Il fallut une demi-heure pour calmer et apaiser le cheval et trouver une nouvelle voiture, ce à quoi, je le reconnais, les Allemands s'employèrent de bon gré; puis nous poursuivîmes notre route. Dans le village, je pris une photographie d'une maison détruite par un projectile. Toute la façade avait disparu, on n'apercevait que le lit, à l'étage supérieur, au milieu des débris.

Quand nous fûmes à 3 milles de Maubeuge, nous rencontrâmes une batterie d'artillerie de campagne conduite par une escorte allemande. L'officier me demanda son chemin, que je né connaissais pas. Comme je détestais cette artillerie diabolique allemande! Il semble que rien ne peut leur échapper, à ces énormes obusiers noirs, semblables à des paresseux bouffis, et à ces gros canons enguirlandés et couverts de devises, leur bouche protégée par un manchon de cuir quand la pièce est au repos. Il était tout à fait impossible de connaître l'historique de la chute de Maubeuge parmi tous ces Allemands: pourtant, j'ai entendu dire que les canons de siège de 17 pouces étaient depuis longtemps cachés dans l'usine d'un Allemand qui vivait dans le voisinage, et qu'ils avaient été apportés là comme étant du charbon.' Cette histoire me paraît peu admissible.

Ce qu'il y avait de plus triste à voir, c'étaient les pauvres gens qui retournaient chez eux avec un petit paquet sur le dos et qui nous demandaient:

— Ma maison est-elle brûlée, Madame?

Que pouvait-on répondre?

Les Allemands ont pour principe, quand ils ont pris une ville, de la brûler et de répandre la terreur parmi les habitants. Après, ils couvrent les murs de proclamations pour amadouer les gens en disant: « Maintenant, allez et soyez satisfaits, mes enfants. Tout est bien; vous avez la permission, à certaines conditions, — et des plus sévères, — de pêcher dans les rivières. » Je rencontrai, en effet, à Namur et dans d'autres endroits, des individus à l'air morne se glissant le long de la Sambre ou de la Meuse avec leurs lignes, tant est grande chez eux la passion de la pêche.

Il était très tard quand nous arrivâmes à Maubeuge. Nous avions rencontré deux forts sur notre route, sur lesquels flottait le drapeau allemand. Ceux-ci, toutefois, ressemblaient plutôt à des monticules arasés d'une construction particulière. Maubeuge est une petite ville pittoresque enfouie sous la verdure. Le fossé dont elle est entourée, le rempart de pierre, la belle porte par laquelle nous entrions et le pont que nous traversions étaient intacts; mais, dans les rues, la guerre avait fait ses ravages. La seule auberge ouverte avait ses fenêtres brisées par un obus qui avait également détruit une partie de l'hôpital de la Croix-Rouge se trouvant en face. Il est évident que les Allemands avaient bombardé Maubeuge de propos délibéré. Le 11 septembre, on ne se battait plus autour de la ville et il n'y avait pas trace des alliés. Ils avaient dû se porter en arrière. Je me rappelle avoir entendu à Mons quelques officiers allemands admirer la façon dont nos petites troupes anglaises s'étaient retirées, repliées était leur mot. Ils disaient à haute voix, dans un café, qu'ils s'attendaient à faire toutes les forces prisonnières et que les Anglais avaient fait là un coup de maître.

Je résolus, puisque Maubeuge était investi par les Allemands, d'aller trouver le commandant de la place, le major Abercorn, au quartier général. Il me demanda d'amener toutes les infirmières et le chirurgien dans son bureau et m'annonça que la Croix-Rouge française lui donnait beaucoup de souci, qu'il avait fait fusiller un médecin et même une infirmière qui étaient des espions et, comme il n'aimait pas voir « une femme bien née dans une fâcheuse position », il pensait que nous ferions mieux de quitter Maubeuge aussitôt que possible et qu'il regrettait de ne pouvoir utiliser nos services!

— Dans ces circonstances, demanda-t-il, que désirez-vous faire?

C'étaient les premières difficultés que j'eusse eues jusqu'alors avec les autorités allemandes. J'appelai à mon secours tout ce que j'avais d'esprit écossais par ma mère.

— Notre seul désir, Monsieur, est de soigner les blessés. Peut-être nous permettrez- vous d'aller en France où nous trouverons nos propres troupes?

Cette requête étrange le plongea dans de profondes réflexions.. Le baron W... entra à ce moment; je tairai son nom ici, parce qu'il m'avait connue avant la guerre.

— Vous ne pouvez aller en. France, dit le général. Avez-vous de l'argent sur vous?

— J'en ai suffisamment, répliquai-je.

— Alors je vous donnerai un passeport, dit-il, pour que vous puissiez regagner l'Angleterre. S'il est nécessaire de payer pour les services requis, vous le ferez.

— J'essayerai d'aller à Boulogne, dis-je.

— Non, répondit-il, Boulogne est investi par les Allemands... Baron W... vous demanderez une automobile appartenant à l'hôpital. Il faudra qu'elle soit de retour dans trois jours. Vous serez accompagnés par deux membres de la Croix-Rouge française qui ont l'habitude de mener cette automobile, et je vous conseille de passer par Ostende. Il faut que vous me donniez votre parole d'honneur que si vous tombez sur des troupes anglaises, vous ne laisserez pas capturer l'automobile.

Les troupes anglaises! Cette seule idée me faisait tressaillir. Je me voyais me disputant avec le maréchal French sur une route de Belgique, au sujet d'une automobile! J'acceptai naturellement toutes les propositions de l'Allemand. La position était difficile et il fallait en sortir à tout prix.

La nuit que nous fûmes forcés de passer dans le cabaret de Maubeuge ne fut guère agréable. Les officiers allemands ne voulaient pas que nous prissions des chambres, et un médecin civil allemand, qui venait d'arriver, nous interpella assez grossièrement en anglais.

« S'il vous plaît d'injurier des femmes, lui dis-je, faites-le en allemand, Monsieur, je vous prie; cela sonne mieux en cette langue. »

Nous eûmes finalement des chambres et j'eus la chance d'en avoir une dont les carreaux avaient été brisés par un obus, de sorte que j'avais de l'air. Une des infirmières dormit à côté de moi sur un matelas. Celles qui occupaient l'autre chambre avaient barricadé les fenêtres au moyen de cordes faites avec leurs serviettes, en cas d'irruption. Le docteur, avec un sang-froid tout britannique, s'assit dans la cour et écrivit son journal, jusqu'à ce qu'un officier allemand à moitié ivre, s'approchant de lui, le menaça du poing et lui dit que, s'il ne voulait pas aller à la cuisine, il le ferait déloger de force. Le docteur alla donc à la cuisine. Il est vexant de constater comme un grand nombre d'officiers allemands parlent correctement le français, voire l'anglais. Je ne puis me défendre d'une certaine honte du fait qu'une notable proportion de nos soldats et marins anglais ne parlent aucune langue étrangère.

L'automobile étant arrivée à 6 heures du matin, nous, quittâmes Maubeuge sans autre entrave, avec le seul regret de n'avoir pu, à cause de notre fatigue et des restrictions que l'on mettait à notre liberté, visiter les hôpitaux de la Croix-Rouge qui étaient remplis de blessés français. Je leur laissai une quantité importante de notre matériel que, malheureusement, le manque de place nous empêchait de prendre avec nous. Nous nous trouvâmes bientôt roulant sur une belle route française dans la di-direction de Bavai. Il faisait beaucoup plus froid et la pluie commençait à tomber; nous rencontrâmes très peu d'Allemands et les villages n'étaient pas détruits. Les gens se précipitaient pour nous voir quand nous passions. Je crois qu'ils nous prenaient pour des infirmières allemandes, ce qui était très ennuyeux. A Bavai, je demandai dans les hôpitaux de la Croix-Rouge s'il y avait des Anglais, mais on me répondit qu'ils avaient été tous tués ou emmenés comme prisonniers.

A Valenciennes, notre voiture fut entourée de personnes qui demandaient: « Est-ce que Maubeuge est pris? » Elles parurent très affligées quand je leur répondis que le fait était vrai. Un médecin vint nous parler et nous dit qu'il y avait trois blessés anglais à l'hôpital. Je trouvai là le capitaine George Belville, du 16e lanciers, et deux hommes du South*Lancashire. C'était un bon hôpital, très bien organisé. Le capitaine Belville avait été atteint au bras droit par un soldat français qui l'avait pris pour un Allemand tandis qu'il se penchait pour relever un homme qui était par terre. A 400 mètres, on peut confondre Allemands et Anglais; naturellement, de près, c'est impossible.

Les Allemands, en première ligne, font bonne impression: ils paraissent braves, voire féroces, et ils produisirent en Belgique tout l'effet moral qu'ils recherchaient. Mais., cette ligne franchie, le physique des soldats est inférieur. Ils n'ont pas le cœur à la guerre; ils cherchaient toujours à s'approcher de moi, pour me parler de leur femme, de leur foyer et de leur travail. Au début, ils respectaient la Croix-Rouge. Ils avouaient qu'ils aimeraient mieux travailler que de se battre, mais que l'Allemagne avait si aisément le dessus que ce ne serait pas long. Ignorant pourquoi ils se battaient, ils en donnaient les raisons les plus ridicules. Je pense qu'on leur disait autant de mensonges que possible pour entretenir leur espoir plus longtemps.

Il y avait très peu de troupes allemandes à Valen-ciennes, le n septembre. Sans la présence des soldats commis à la garde des ponts, on n'eût pu croire le pays occupé par les Allemands. J'hésitai alors sur la route à suivre. Mon passeport m'avait parfaitement servi jusque-là et mon grand désir était d'aller à Lille, de prendre la route de Boulogne, à tout risque. Pourquoi disait-on que Boulogne était pris par les Allemands? Quand nous gagnâmes Tournai, que je visitai pour voir s'il n'y avait pas de blessés anglais, un prêtre que je rencontrai et à qui je donnai quelques-unes des cartes postales que les prisonniers français m'avaient priée de faire parvenir à leurs parents, me dit qu'il venait d'apprendre que 40 000 Allemands avaient passé à Lille. C'était là risquer de rencontrer une force imposante, et je commis à cette occasion ma méprise la plus grande en me dirigeant au nord, en vue de gagner Ostende. Le bruit avait couru à Tournai que des troupes anglaises et russes étaient dans le nord de la Belgique et occupaient Anvers, Gand et Malines. A mesure que nous avancions en Belgique cependant, les sentinelles allemandes devenaient plus fréquentes. Nous croisâmes trois patrouilles de uhlans sans encombre. Dès que je les apercevais, je faisais arrêter l'automobile à 20 mètres environ et j'allais à pied à leur rencontre, tenant mon passeport à la main. Le chef de la troisième patrouille visita mon tablier pour voir s'il n'y avait pas d'armes, puis l'automobile, ce qui me fit regretter de n'avoir pas pris la route de France. A Renaix, arrêt complet: nous nous étions jetés en plein dans l'armée allemande. Un jeune officier monta dans la voiture et nous conduisit au quartier général de l'état-major, dans une auberge. Je lui dis que j'étais en route pour Ostende par Audenarde et Bruges. Il répéta mes paroles au général de brigade en train de déjeuner avec ses officiers et elles furent accueillies par un éclat de rire. Je pensai qu'il valait mieux m'expliquer moi-même tandis qu'ils mangeaient et buvaient.

Le général fut très poli:

« Madame la Duchesse avait parfaitement raison, le plus court chemin pour aller à Ostende était de passer par Audenarde et Bruges. Le gouverneur de Maubeuge, Abercorn, était un excellent garçon, mais comment avait-il pu laisser sortir une ambulance anglaise de ses lignes! Non, non. Je devais retourner à Bruxelles, — ce n'était pas à une grande distance, 30 milles seulement, — pour prendre les ordres du feld-maréchal von der Goltz, gouverneur de Belgique, etc., et, afin de nous faciliter la route, quelques officiers nous précéderaient en automobile pour nous montrer le chemin. »

Pour la première fois, le découragement me prit. Bruxelles était la seule ville où j'appréhendais d'aller. Je savais combien il serait difficile d'en sortir et ce qu'il me coûterait d'y rester. Dans nombre de circonstances, l'obéissance est une vertu; elle le fut en cette occasion. Les infirmiers français qui nous avaient accompagnés pâlirent à l'idée d'aller à Bruxelles. Ce n'était pas ma faute si l'automobile ne pouvait être revenue à Maubeuge dans le délai de trois jours, mais plutôt celle des compatriotes d'Abercorn, aussi m'en lavai-je les mains. Comme je remontais en voiture, un soldat allemand sortit soudain des rangs et me serra la main.

— Madame, Madame, me dit-il avec effusion, à l'extrême étonnement de ses camarades.

Je me suis demandé depuis si ce n'était pas un de mes anciens domestiques de Londres.

A une allure rapide nous suivîmes l'automobile allemande, nous dirigeant une fois de plus vers le centre de l'occupation ennemie!

 

 

Chapitre VII : Hors des Griffes Allemandes

Nous arrivâmes à Bruxelles à 4 heures. Hélas, quelle différence avec la ville brillante et pleine de confiance que nous avions quittée un mois auparavant! Tout le monde connaît le charme de Bruxelles; ce charme n'existait plus. Les Allemands n'avaient pas fait enlever tous les drapeaux belges; il paraît que le bourgmestre avait protesté, de sorte qu'on pouvait voir encore flotter ces signes d'espérance; mais, pour le reste, les marques de l'occupation allemande étaient trop évidentes; dans les rues étaient leurs soldats et leurs marins, leurs chaudronniers et leurs tailleurs, ainsi que leur armée de détectives et d'espions, qui constitue partout leur avant-garde.

Où était l'hôpital de la Croix-Rouge française installé au Cercle artistique? Les infirmières avaient disparu, — plus d'hôpital, — et le Cercle était devenu un Club pour les officiers allemands. Un grand nombre d'ambulances privées avaient été supprimées. Le palais était plein de blessés allemands. L'hôpital du baron Lambert, que nous avions si libéralement équipé, était presque vide. Il y avait, naturellement, peu de blessés anglais et français à Bruxelles, mais, chaque jour arrivaient de nouveaux contingents de blessés allemands qu'on amenait, par des voies détournées et la nuit, au « lazaret », comme disent les Allemands. On ne voulait pas les laisser voir par la population.

Pauvre Bruxelles! Les beaux jours reviendront sûrement pour elle. Aujourd'hui, elle est dans les larmes, mais elle s'efforce de persuader ses maîtres que ses larmes sont des sourires, tant elle a de courage. Les officiers nous firent signe de les suivre, et, au haut de la montée, nous arrivons à nouveau à une « Kommandantur ». Von der Goltz était sorti: « Il surveille une bataille, comme d'habitude », dit un Yankee facétieux. Les officiers nous assurèrent qu'il serait promptement de retour et que nous pouvions aller nous restaurer à l'hôtel Astoria; toutefois, comme l'automobile tournait le coin de la rue, deux soldats allemands sautèrent dedans, et je commençai à comprendre que nous servions de cible à leurs plaisanteries. Je pris la précaution d'enlever mes sacs de la voiture. Pour l'instant, tout ce qui m'importait était d'avoir une chambre à coucher avec salle de bain à côté, de pouvoir manger des œufs pochés et des rôties. Cela me remplit d'une telle satisfaction que je n'éprouvai aucune inquiétude lorsque le directeur de l'hôtel vint me dire d'un ton effrayé que j'étais « prisonnière » et qu'il y avait deux sentinelles à la porte de ma chambre. Ma conscience était pure vis-à-vis de ces Teutons pleins d'arrogance: leur « prestige » avait si peu de prise sur mon imagination que je me couchai et que je tombai dans le plus profond sommeil, un sommeil plein de rêves de paix, de visions de plaines anglaises verdoyantes, et de la joyeuse assurance que je ne verrais plus un Allemand de ma vie. Et quand mes infirmières vinrent le matin, elles semblaient, en apparence, ne subir aucune contrainte; toutefois, ayant été avertie que les sentinelles étaient toujours là et qu'un détective avait emmené le docteur, je compris qu'il fallait aviser.

La veille, j'avais vu l'accrédité belge de la légation américaine. Je compris qu'il importait maintenant que je visse à tout prix le ministre des Etats-Unis lui-même. Je lui fis parvenir un mot et, très aimablement, il accourut lui-même: mais, à ma porte, les sentinelles refusèrent de le laisser entrer. Dans la suite, il me fit savoir qu'il avait été à la Kommandantur et avait parlé haut. Le résultat avait été immédiat; un officier revint avec lui, se fâcha contre les sentinelles (comme s'il y avait de leur faute et elles disparurent. Le ministre américain, M. Brand Whitlock, est un homme fort agréable. Il avait été envoyé à Bruxelles par le président Wilson comme en un poste de repos! Malheureusement pour lui, le destin devait contrarier son repos; je suis convaincue cependant que cet excellent homme si pacifique a su tenir tête aux Allemands. Je lui dois une grande gratitude, non seulement pour le plaisir d'avoir fait sa connaissance, mais aussi pour la peine qu'il se donna pour mon ambulance.

Après sa visite, j'eus celle du comte H... von H..., qui faisait partie de la Croix-Rouge allemande et qui, étant une de mes anciennes relations, avait été envoyé pour constater mon identité! Il me demanda comme une faveur de lui dire si, au cours de mes voyages, j'avais entendu parler d'un prince qu'on supposait avoir été grièvement blessé près de Mons. Les Allemands avaient donc aussi leurs « disparus »!

J'éprouvais une grande anxiété au sujet du docteur; je craignais qu'il n'eût été arrêté et dirigé vers l'Allemagne sans que je puisse l'assister. Mais au bout de deux heures, il revint et me conta avec humour ses aventures. Sa plus grande joie était d'avoir soustrait son « journal » aux fouilles qu'il dut subir.

H... von H... m'assura que j'étais libre comme l'air et, bien que la route d'Ostende fût barrée, je pouvais prendre le premier train pour la Hollande. Tout cela, grâce au ministre des Etats-Unis! Naturellement, il n'y avait pas de « premier train », mais nous avions toujours l'auto de Maubeuge et il devenait de plus en plus important, ne pouvant rien faire à Bruxelles, ni gagner Anvers, de quitter la Belgique.

C'est pourquoi j'envoyai mes compliments au major général von Lûttwitz, gouverneur militaire de Bruxelles, en lui faisant demander quand je pourrais partir pour la Hollande en automobile. Celui-ci m'adressa à son tour ses civilités en me prévenant qu'il allait venir me voir. A cette nouvelle, je m'habillai et, entourée de mes infirmières, je le reçus au salon. Il se montra affable et nous dit que nous pouvions gagner la Hollande en automobile en passant par Liège et Aix-la-Chapelle. « Mais pas avec les Français, ajouta-t-il, ils en ont trop vu; ils travailleront dans les hôpitaux de Bruxelles. »

— Je ne désire pas aller à Aix-la-Chapelle, dis-je: je savais fort bien que cette ville était en Allemagne. Je oonnais une route plus courte par Maestricht.

— Je sais que c'est la route la plus courte, mais comme vous... (il hésitait êtes nos hôtes, je dois veiller à votre sécurité... Les Belges sont traîtres; si vous preniez cette route, ils pourraient tuer les hommes qui vous conduiront. Je ne puis le permettre. Ils ne sont pas tranquilles dans le Nord.

Je commençai à constater que l’effet moral de l'invasion allemande, avec toute sa pompe terroriste, n'avait plus de prise sur les Belges.

— Très bien, répliquai-je avec soumission.

Il ne servait à rien de discuter. J'avais le sentiment que le général respectait les Anglais. Il avait été attaché à, notre armée durant la guerre du Transvaal.

Aussitôt après son départ, je me rendis à la légation des États-Unis où je déjeunai avec M. et Mme Whitlock.

Je leur racontai qu'en me présentant les roses qu'ils m'avaient envoyées, la petite fille qui me les avait apportées m'avait dit:

« Nous ne vendons jamais de fleurs, à présent, pour les dames. Nous ne faisons que des couronnes pour les princes et les nobles allemands qui meurent dans les hôpitaux. »

Bien qu'ayant accepté un passeport allemand m'auto-risant à gagner la Hollande par Aix-la-Chapelle et que j'eusse dit être décidée à partir le 15 septembre au matin, j'étais déterminée à éviter ce chemin par tous les moyens possibles. Entrer en Allemagne pouvait signifier que je n'en sortirais jamais!

— Que pense riez-vous d'emmener Jim Barnes avec vous? me dit M. Whitlock.

Jim Barnes, ainsi que je l'appris, était un écrivain et voyageur américain et, comme il avait des dépêches à porter à La Haye, il était tout à fait l'homme de la situation. De plus, il aimait les aventures et c'en était une que de conduire, sans encombre, une ambulance anglaise hors de la domination allemande. Il accepta -de venir avec nous et empêcha ainsi qu'un officier allemand occupât une des places de devant. II s'assit entre les deux soldats allemands et l'officier fut relégué à l'arrière. Décidément, le drapeau étoile américain semblait flotter d'une façon quelque peu « inconfortable » aux yeux des dictateurs prussiens à Bruxelles. Notre auto était maintenant très chargée et je me demanderai toujours comment elle n'a pas versé, car les Allemands ne s'entendent pas au mécanisme aussi bien que les Français.

Quand je proposai d'aller faire une visite à l'hôpital de la Croix-Rouge à Namur pour y voir la comtesse de Pourtalès et M. Winser qui était resté avec elle, le lieutenant allemand cria: a Non, non, pas de visites », ce que je considérai comme très impoli de sa part. Toutefois, comme j'étais impatiente d'arriver à Liège, nous pouvions négliger Namur. Ma bienheureuse ignorance des événements de la guerre avait été dissipée. Je trouvai à nouveau un bien dans mon malheur. J'avais vu dans quelques anciens numéros du Times nos enrôlements volontaires et le rapport de Sir John French sur la glorieuse retraite. En rapprochant ces nouvelles de ma propre expérience, je me représentai toute la situation et me sentis bien misérable. Mais, à travers cette misère, perçaient un grand espoir et une foi dans le résultat final, que mes afflictions et tribulations personnelles ne pouvaient amoindrir.

A Bruxelles il n'y avait que la poste de campagne allemande; aucun journal n'était autorisé à paraître; un homme me donna un ancien numéro du Times qu'il avait dissimulé sous son gilet.

J'aurais voulu emmener avec nous tout le personnel de la Croix-Rouge anglaise qui était resté à Bruxelles. Quelques-unes des infirmières soignaient des Allemands. D'autres étaient autorisées à prendre soin des prisonniers blessés quand ils passaient en gare; mais la difficulté de sortir de Bruxelles était prodigieuse, et si ce n'eût été l'auto de Maubeuge, je crois que nous y serions encore. Les difficultés suscitées aux Anglais à Bruxelles avaient beaucoup augmenté. Le Dr Wyatt et M. Tweedie, qui vinrent me voir, me dirent que de temps en temps on les arrêtait et on les fouillait. Naturellement ils ne pouvaient pas continuer à porter du kaki. Je me chargeai de leurs lettres et de leurs commissions pour le siège de la Croix-Rouge à Londres et j'espère que maintenant on leur a envoyé de l'argent.

Quelques Belges entourèrent l'auto et je reconnus plusieurs de mes vieux amis appartenant à la Croix-Rouge. Quels tristes adieux, vraiment! Je les assurai que nous n'étions pas prisonniers et je leur demandai de venir me voir en Angleterre.

J'eus l'intuition que la terreur éprouvée par les Belges sous la domination allemande avait pris fin; qu'après tout ce que la Belgique avait souffert et souffrait encore, elle s'était ressaisie, et mes prières allèrent à elle. Ma dernière aventure à Bruxelles fut la visite d'un soldat allemand m'apportant un reçu du général, signé de nos deux Français, pour quelque argent que je leur avais fait tenir par son entremise. Il est à souhaiter que la Prusse prenne conscience à temps — ainsi que le baron von Luttwitz peut en témoigner — que l'honnêteté est encore la meilleure politique.

Ce ne fut que lorsque nous eûmes gagné les faubourgs de Bruxelles et assuré notre chauffeur qu'il prenait la mauvaise route pour Namur, que nous nous aperçûmes qu'une petite automobile précédait la nôtre. Elle était conduite par un lieutenant allemand et contenait de toute évidence deux détectives. On avait ordonné à notre chauffeur de la suivre. Nous tournâmes autour de la forêt de Soignes jusqu'à ce que nous fûmes tombés sur la bonne voie; et tout cela, par suite de la terreur allemande à l'égard de certaines localités. Nous croisâmes un grand nombre d'hommes de la landwehr et du landsturm en marche. Ceux-ci étaient des hommes trapus, mais résolus. On me dit qu'ils venaient d'Alsace-Lorraine. La veille, j'avais entendu parler de troupes fraîches passant par Namur avec de l'artillerie et se dirigeant vers le Nord. Ces renforts avaient été appelés en hâte des provinces rhénanes, les Belges ayant fait sauter la ligne entre Louvain et Liège, et la rumeur se faisant plus persistante de renforts importants russes et anglais dans le Nord. C'est une des rumeurs les plus « à effet » que j'aie entendues en route. Les Allemands étaient consternés.

La nuit avant mon départ de Bruxelles, il y avait eu une panique dans l'hôtel où j'habitais. Les Belges avaient tué quelques marins et quelques fusiliers près de Lou- vain. Les Allemands avaient été surpris n'ayant pas une artillerie suffisante, et, au premier moment, les officiers qui étaient à Bruxelles crurent que c'était une affaire beaucoup plus importante qu'elle n'était en réalité. On me raconta qu'ils avaient fait leurs malles en toute hâte, avaient couru à la gare et qu'ils étaient revenus quand ils avaient su la vérité. Les Allemands ne se sentaient alors pas bien en sécurité à Bruxelles. La voiture des détectives nous précéda jusqu'à Namur, tantôt s'attardant, tantôt nous rattrapant. Je me perds en conjectures sur le mobile qui les faisait agir ainsi.

Près de Namur, ils nous regardèrent entrer dans la ville et partirent. Encore une fois, nous nous retrouvions dans cette ville. Le photographe avait fermé son atelier et le docteur ne put avoir ses pellicules. Nous vîmes une religieuse ouvrir la porte du couvent, mais, avant qu'elle ait eu le temps de nous reconnaître, nous étions déjà passés. Namur paraissait tranquille. Le chemin nous conduisit ensuite à Huy en passant par An-denne. Cette ville n'avait pas autant souffert que j'avais été induite à le croire; une partie seule en avait été brûlée. Les Allemands étaient occupés à construire des ponts de bois sur la Meuse, les Belges ayant détruit ceux qui existaient pour enrayer l'avance de l'ennemi. Je n'avais jamais vu la vallée de la Meuse auparavant et fus frappée de sa beauté. Combien ces habitants devaient être heureux et paisibles avant cette terrible guerre C'était désolant de voir ces maisons détruites, ces gens sans foyer au milieu de la magnificence de la campagne. Liège est une ville importante pleine d'usines avec des faubourgs étendus; je comprends qu'elle ait pu résister plus longtemps que la petite ville de Namur. Les Liégeois sont actifs et remuants. Ils doivent donner à leurs conquérants provisoires pas mal d'inquiétudes. Sur les lignes du chemin de fer à Liège, il y avait un grançl encombrement de trains pour le transport des troupes. La ligne directe de Liège à Bruxelles était, grâce à la tactique des Belges, inutilisable. Les soldats allemands bivouaquaient autour des trains et paraissaient attendre leur départ depuis des jours. Liège était le siège d'un grand état-major et avait de nombreux hôpitaux. Je vis quelques infirmières allemandes en promenade. Un médecin allemand voulut s'emparer de notre auto.

— Nous sommes à court d'autos, dit-il, pour transporter nos blessés.

Cette réflexion me parut fort étrange, car nous avions vu quantité d'autos dans la ville. Je confesse que la situation des femmes anglaises dans Liège n'était pas enviable et suis absolument convaincue que si M. Jim Barnes, des Etats-Unis, ne nous avait pas pris sous sa protection, nous eussions fait de désagréables expériences qui jusque-là nous avaient été épargnées.

Deux faits assez significatifs me reviennent à l'esprit:

Un baron allemand, qui connaissait ma sœur, me dit qu'il avait été rappelé pour être soldat après douze charmantes années passées en Angleterre: « J'ai laissé là tout ce que j'aimais », dit-il.

Un jeune lieutenant de l'état-major allemand dit à M. Barnes qu'il était fiancé à une jeune fille anglaise. M. Barnes lui offrit de se charger d'un mot pour elle. « A quoi bon lui écrire, répliqua-t-il tristement; peut-elle penser encore à moi maintenant? »

M. Barnes réussit à nous procurer des passeports pour gagner la Hollande par Canne, Aix-la-Chapelle ayant été écarté du programme! Nous n'avions, naturellement, pas fait voir nos premiers passeports de Bruxelles au commandant de Liège, et, naïvement, il s'était écrié, qu'en passant par Aix-la-Chapelle nous ferions un trop long détour. Nous passâmes la nuit à l'hôtel de l'Europe à titre de sujets américains et partîmes le lendemain matin par un beau soleil. Nous n'avions plus qu'une heure devant nous, et je comptais les minutes. J'étais tellement impatiente qu'il m'était difficile de me maîtriser et de ne pas montrer que nous étions abattus par ces derniers jours d'inaction et de prodigieuses difficultés. Nos infirmières étaient merveilleuses, acceptant tous les événements avec une sérénité et un calme parfaits.

— Nous sommes presque en Hollande, dis-je tout à coup.

— Oh! dit l'une d'elles, j'espérais que ce serait la France. Nous continuerions à soigner des blessés!

Mais, quand nous franchîmes la petite rangée de drapeaux hollandais au milieu de la route, à Canne, et que nous nous trouvâmes entourés d'une sympathique compagnie d'infanterie hollandaise qui nous apporta des sièges dans un jardin fruitier et nous offrit des pommes, je sentis combien il était délicieux de revenir dans une terre où régnait la paix. Les deux dernières villes que nous traversâmes avant d'atteindre la frontière hollandaise étaient les plus lamentables de toutes à voir: Visé et le village d'Eben-Emael. Dans ce dernier, toutes les maisons avaient été brûlées.

Des voitures de Canne nous menèrent à Maestricht. M. Barnes, qui était un parfait organisateur, avait arrangé cela. L'auto partit pour retourner à grande vitesse avec ses conducteurs allemands. Ils avaient reçu de forts pourboires, mais j'eus la satisfaction d'apprendre que l'Allemagne avait payé tout le pétrole que nous avions usé de Maubeuge à Maestricht!

Maestricht était plein de Belges désireux de connaître nos aventures et anxieux d'apprendre ce qui se passait dans leur cher pays. Nous quittâmes Maestricht dans la soirée, via Utrecht, pour La Haye.

C'est une étrange ville, en ce moment; toutes les nationalités s'y coudoient. J'imagine que tous les contes fantastiques d'évasions audacieuses et d'aventures piquantes que l'on y entendait feraient un merveilleux fond d'intrigues et de scénarios. Une fois de plus, nous prenions des billets et voyagions dans un train de paisibles voyageurs. Ceux-là seuls, qui ont pu voir les changements terribles provoqués par la guerre, pourront comprendre comment six semaines peuvent paraître six années. Quand nous atteignîmes La Haye, j'étais à bout de forces. Un télégramme m'apporta de bonnes nouvelles personnelles qui me rassérénèrent. Quelle chose étrange de recevoir à nouveau un télégramme!

En entrant en Hollande, on remarquait immédiatement des préparatifs de guerre dans tout le pays. Les ponts étaient minés, prêts à sauter dans le cas d'envahissement brusque: les chemins de fer étaient gardés par des troupes. Mais c'était encore la paix! On voyait de riants châteaux, des vaches dans les prés, des jeunes gens jouant au football; il n'y avait rien de détruit, rien de brûlé!

La Hollande ouvrait ses bras à tous ceux qui demandaient sa protection.

Quel contraste entre la guerre et la paix! Que le ciel garde la Hollande!

La Haye est une ville en miniature, pleine de délices; c'est vraiment comme une estampe ancienne dans un cadre pâle et doux.

Je demandai à M. Johnston, l'ambassadeur anglais, de me mener au Palais de la Paix. Il était tard dans la soirée et les portes en étaient fermées. Je crains que cette vilaine construction moderne n'offense le goût artistique si renommé de l'empereur d'Allemagne quand il y viendra faire pénitence!

L'hôtel où je demeurais était rempli d'Américains et de Belges; quelques individus circulaient autour d'eux en s'intitulant eux-mêmes « reporters indépendants ». Je serais plutôt tentée de les appeler des « mouchards indépendants ».

La fièvre de l'espionnage sévissait sur le continent. Je ne l'ai pas traversé sans en avoir été atteinte moi-même. Lorsque j'arrivai en Angleterre, je ne parlais que d'espions et on me dit que j'étais folle! Pour le moins, quand on écrira l'histoire de la guerre, la part jouée par l'espionnage dans le destin des nations tiendra certainement le record. J'en ai tiré cette conclusion qu'il n'est rien qui ne puisse arriver, que rien ne doit être tenu pour incroyable.

Le 18 septembre, après que tous les membres de l'ambulance Millicent Sutherland eurent été photographiés à 6 heures du matin par M. William Sutherland, un Hollandais qui porte le vieux nom anglais et qui m'offrit un superbe bouquet de fleurs nouées par un ruban aux couleurs hollandaises, nous quittâmes Rotterdam pour Flushing.

Pour la première fois, je traversai la Manche derrière les vigies des sous-marins et destroyers anglais pour revenir chez moi en Angleterre.

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