- de la revue 'La Grande Guerre du XXe Siècle' No. 9, octobre 1915
- 'De la Ligne de Feu
- aux Hôpitaux de l'Intérieur'
- Notes de M. l'Abbé T. de P.
Infirmier dans un Train Sanitaire
deux illustrations de Gerveix
Notre train sanitaire s'avance, derrière les troupes françaises, jusqu'à la région d'où les Allemands ont commencé à battre en retraite. La veille encore, ils campaient dans cette commune. Le matin, on les en a chassés. Ce soir, ils sont loin. La canonnade, que l'on entend en roulements sourds et prolongés, les refoule de plus en plus vers l'Est. Mais quelle désolation en ces lieux où leurs hordes ont passé!
La gare est en ruines. Les bâtiments éventrés par les obus, saccagés par la rage du vaincu. Tout est brisé, les fils télégraphiques, les appareils, les cloisons, le mobilier. C'est un ingénieur qui se met au poste d'aiguillage pour faire manuvrer péniblement notre train. Des officiers du génie essayent de rétablir les communications téléphoniques avec la station voisine. Une équipe de soldats répare la voie coupée en plusieurs points. Dans le village, les ravages sont plus douloureux encore, car ici des êtres humains ont été victimes de la brutalité allemande. Près d'un café où l'orgie des soudards laisse ses traces dégoûtantes, une maison, aux volets clos, est marquée d'une croix de feuillages fraîchement cueillis. Dans là chambre mortuaire, une femme veille seule sa fille de vingt ans, qu'une bande ignoble lui a prise par violence et qu'on lui a rendue odieusement assassinée. Tous nos camarades défilent en silence près de la petite morte, jettent un peu d'eau bénite sur son cadavre, se signent et sortent les yeux bouleversés de larmes.
Les blessés nous arrivent. Des chariots de ferme ou des automobiles du service de ravitaillement les amènent de l'église voisine et d'une ambulance ennemie qui vient d'être faite prisonnière. Quelques Français s'y trouvaient, déjà soignés par les majors allemands, dont les pansements, au dire de nos médecins, sont remarquables. Mais quels soins reçus de mains étrangères valent, pour ces heureux délivrés, la joie de se retrouver en pays ami!
Chacun de nos wagons abrite douze hommes couchés sur des brancards. La bonne paille reçoit les moins invalides, que l'on entasse un peu partout. Cela nous fait un chargement total de trois à quatre cents blessés ou éclopés. Un long voyage de trois jours les transportera de ces plaines de l'Est jusqu'aux monts des Pyrénées, où doit s'achever leur guérison.
Nous quittons les lieux où la guerre a mis son horreur. Au bord des tranchées gisent les derniers cadavres prussiens que l'on n'a pas eu le temps d'enfouir. Dans leur pays d'origine, ces corps mutilés et décomposés représentaient un nom, une affection; on les attend toujours là-bas. Ici, c'est de la chair anonyme dont nul n'a plus le souci. Elle enveloppa cependant des âmes immortelles et que Dieu recueille, comme les nôtres. La capote d'un de ces malheureux garde encore un livret militaire de chants et de prières, portant le matricule du défunt. Que le Seigneur ait pitié de tous ceux qui moururent avec la foi au cur!
Ces visions de tristesse s'éloignent. Nous voici dans l'Ile-de-France, en terre magnifiquement française. Un accueil enthousiaste y est fait aux enfants de la patrie tombés en résistant à l'envahisseur et qui reviennent maintenant refaire leurs forces parmi leurs frères. Une ovation sans cesse renouvelée acclame notre convoi d'héroïsme et de souffrance. Ces foules ont conscience de ce qu'elles doivent à leurs défenseurs. La générosité naturelle à notre peuple s'exalte dans un élan de pilié à la vue de ces blessures, de fierté pour le courage, de gratitude nationale pour l'effort d'affranchissement du pays. Partout les mains se tendent, chargées de douceurs à distribuer, jetant par surcroît des gestes de sympathie émouvante, des saluts, des bravos. La traversée de la grande banlieue parisienne est particulièrement vibrante. Quelle foule aux abords des gares, sur les ponts, aux fenêtres des maisons qui avoisinent la voie! Quelles expressions de physionomie et quelles acclamations!
La province n'est pas moins accueillante. A chaque arrêt important fonctionnent les services de la Croix-Rouge, qu'il n'est plus besoin de louer. Mais aux moindres haltes le même dévouement se manifeste, plus improvisé, plus touchant en sa simplicité populaire et en ses tendresses ingénieuses. Toute une paroisse landaise attend le long du quai. Son curé est en tête, prêtre à cheveux blancs qui contemple avec la douleur d'un vieillard évangélique cette belle jeunesse cruellement frappée par les coups de la guerre. Autour de lui, groupés comme en une procession de charité, ses braves gêna apportent leur offrande, le trésor de leur ferme, des fruits, les meilleurs, du fromage, de larges tartines de confiture, des boissons variées, des gâteries de maman, tout cela en profusion. Ils se sont dépouillés pour les pauvres blessés, qui en deviennent plus riches que leurs bienfaiteurs. Une vieille femme distribue de la charpia, c'est tout ce que ses mains usées ont pu recueillir de richesse, et cette paysanne offre de petits oreillers qu'elle a confectionnés pour adoucir les heurts du train sous les têtes endolories. « Prenez, prenez toujours; j'ai mon gars soldat comme toi. »
Une jeune fille va de wagon en wagon: « A qui les médailles? » Ils ont déjà presque tous la leur. On la voit à leur cou, suspendus au même fil qui porte leur plaque d'identité militaire, prête à établir devant Dieu, si la mort les avait touchés, leur identité chrétienne. Mais personne ne refuse un second souvenir de la bonne Vierge, que l'on enferme dans son porte-monnaie, puis un troisième pour rapporter à la famille, lorsque viendra la joie du revoir.....
C'est précisément vers les lieux bénis par la Vierge que se rendent ces malades, dont l'âme a besoin, elle aussi, d'une convalescence. Nous les confions aux hôpitaux de Lourdes, de Pau et da Tarbes, où rien ne leur manquera.
- A l'ambulance de Dax, chez Iesi Lazaristes, nous disait un médecin du pays, nos blessés sont vraiment trop choyés. Les religieux eux-mêmes leur lavent les pieds. Et si vous voyiez en quel paradis ils sont logés!
Que les mères inquiètes se rassurent: leurs enfants qui tombent sur les champs de bataille ne sont pas abandonnés. D'activés et délicates sollicitudes s'empressent à leur secours. Beaucoup de prêtres, dans les sections d'infirmiers, complètent l'uvre religieuse déjà' accomplie par les aumôniers militaires. Nous avons tous confessé plus d'un dos hôtes de nos wagons du service de santé. Le saint Viatique y a été porté à des moribonds. Des conversations s'y sont tenues qui préparent des conversions. La prière du soir est faite parfois en commun, dans ces dortoirs ambulants, mal éclairés par une mèche fumeuse, mais où entraient de nouvelles clartés du ciel.....
Un soldat de Rouen, frappé d'une balle dans la tête, me disait, l'autre nuit, dans sa demi-inconscience:
- Maman, donne-moi un mouchoir.
- Oui, elle viendra bientôt le soigner, ta maman.
- Mais elle était là tout à l'heure; je l'ai vue!
C'est son infirmier qu'il avait pris pour sa mère. Près de nos soldats, séparés de leur famille et qui souffrent, nombreux sont les dévouements qui essayent de se faire maternels. La France entière a un cur de maman pour ses héros blessés.
Croix. 17 sept. 1914