- de la revue La Grande Guerre 1914-1915 No. 1
- 'Les Blessés sur le Champ de Bataille'
Les Brancardiers Sous le Feu de l'Ennemi
.
Les Brancardiers Sous le Feu de l'Ennemi
25-26 décembre 1914
Un de nos rédacteurs, auquel une infirmité à la main rendait absolument impossible le tir dans le service armé, a obtenu qu'il fût donné satisfaction à son dévouement patriotique par l'incorporation dans les brancardiers. L'un des nôtres reçoit de lui cette lettre que nous sommes d'autant plus heureux de publier qu'elle donne la vision des périls incessants que nos dévoués infirmiers et aumôniers courent comme nos officiers et nos soldats. Que Dieu les protège tous!
D..., le 19 décembre 1914
Mon Cher Ami,
J'ai dû interrompre la carte postale que je vous destinais et que je vous envoie telle quelle. Ordre est venu de marcher tandis que je vous écrivais. Car la petite fête d'aviation mentionnée n'était qu'un prélude. Et le reste!..... Dieu!
Ah! je l'ai reçu, le baptême du feu; ce ne fut pas un baptême, mais bien le bain complet.
Toute la matinée, l'artillerie avait craché de part et d'autre. Les obus passaient dans le ciel. Naïf à mon âge, j'essayais de les voir dans leur sillage, mais on n'entendait que leur sifflement de sirène fatale. A 2 heures, nous marchons sur les premiers postes de secours, où nous recueillons, jusqu'à 6 heures du soir, des blessés en tas. Le premier sur lequel je tombe est un cousin germain par alliance de mon frère. Le second, je ne le porte pas. Ce sont deux camarades qui le portent. Moi, je viens par derrière avec la moitié de sa jambe dans son soulier.....
Sur les 9 heures je passe sur les détails de la bataille et sur tout ce qui se passe autour de nous, je parle de ma besogne propre, quelle besogne! à 9 heures donc, on demande vingt hommes pour aller aux tranchées, aumônier en tête, admirable risque-tout: l'abbé M..., du diocèse de Langres. Je pars sans savoir ce qui m'attendait. Quelle nuit, quelle nuit, grand Dieu! Le septième cercle de l'enfer du Dante!
Les Allemands lançaient dans le ciel des boules comme de grosses pleines lunes qui, l'espace d'une minute, éclairaient tout le champ de bataille. Les deux premières tranchées franchies, nous sommes repérés grâce aux boules. Immédiatement, une fusillade terrible nous accueille. « A plat ventre! » Nous nous collons par terre. Et nous nous mettons à ramper dans la boue, à nager plutôt dans un océan de vase gluante. Mais nous n'en finissons pas de trouver la tranchée de tête. Au petit bonheur, nous nous jetons dans un boyau et restons là, tapis, pour laisser passer l'orage.
Mais nous ne sommes pas venus pour rester tranquilles. Il faut avancer. Nous repartons, guidés par une meule de paille en feu dans les lignes allemandes et par un village incendié sur notre droite, les deux points formant triangle avec notre point de départ. Enfin, nous arrivons, après nous être encore couchés dix fois sous les décharges. Nous descendons dans un boyau. Là, nouvelle infortune. Nous nous perdons dans le dédale des couloirs. Huit sont d'un côté, douze de l'autre. Les deux médecins et l'aumônier sont avec les huit. Je passe une demi-heure à parlementer avec les camarades pour les soumettre à mon avis, qui ne valait rien. Et nous tournons dans un cercle très vicieux jusqu'à ce qu'une section du génie, heureusement de passage, nous mette en bon chemin. Nous arrivons. Un lieutenant sort de son gourbi. Nous prenons des blessés. Mais impossible de promener des brancards à travers les couloirs étroits qui zigzaguent. Il faut hisser les hommes sur les talus et revenir en plein terrain. A Dieu va! Je fais mon acte de contrition et en avant! Mais par où, dans cette nuit? Nous tournons le dos aux brasiers et nous essayons de piquer dans le noir. Nous sommes obligés de nous appeler assez haut pour que les Boches, de leurs tranchées, nous entendent. Et voilà la comédie qui recommence. Il est fâcheux que les balles fassent si grand mal, car leur musique est bien jolie. Zim! Zim! On dirait des cordes de mandoline que l'on accorde. Nous marchons, nous nous couchons, nous tombons, nous marchons, butant dans les trous, dans les morts, pauvres blessés qui s'en allaient seuls ou soldats égarés. Bref, nous arrivons au poste.....pour repartir une seconde fois.
Et c'est le même tragique voyage, sauf que nous ne sommes plus que seize, avec l'aumônier et un jeune major. On s'égare un peu moins, mais le concert est double, triple, quadruple. Une compagnie du ... a répondu à l'attaque dont nous avons été l'objet, et quand, de nouveau, les boules de feu nous ont désignés, les mitrailleuses et les marmites s'en mêlent. Comme nos attaques du jour ont été fort vives, les Boches sont sur leur garde et en mettent. Nous roulons, roulons dans la boue. Quand nous revenons avec nos fardeaux, on peut dire que nous avions la mort sur la tête et la mort dans les bras. Grand Dieu! grand Dieu! je me demande où l'on prend la force que l'on dépense en de pareils instants. Je parle surtout de la forée physique, car, pour ce qui est de la force morale, on ne pense même pas à en avoir. On y est, de temps à autre on jette, par la pensée, un regard vers Dieu, on tâche de s'en tirer, voilà tout. Et ce n'est pas facile, quand il faut avancer dans la terre détrempée où l'on enfonce jusqu'aux genoux, se coucher toutes les minutes lorsque les lunes flambent et qu'arrivent les pruneaux, ce qui brise bras et jambes. Et les pauvres blessés se plaignent, demandent à boire. Nous traînons de bien tristes épaves; la moitié, saisis par le froid, la douleur, ont fait sous eux avant ou peuplant qu'on les transporte. Tout cela est inimaginable!
A 6 h. 1/2 du matin, quand nous nous sommes retrouvés sur la route, regagnant, la pipe aux dents, notre cantonnement, sous une carapace de boue, j'essayai en vain de démêler mon rêve. Je le démêle un peu avec vous, mais il reste encore confus.
Désormais, notre église-ambulance est pleine. A l'approche de Noël, nous avions obtenu l'autorisation d'y célébrer la messe dans le chur. Sera-ce possible?..... Ah! nous le voudrions bien, mais quelle messe! Quoi qu'il en soit, nous serons unis de cur à tous dans la prière en cette nuit si douce aux curs chrétiens. Nuit de paix..... Nuit de guerre.....
C. G., brancardier.
[Croix.]
Pour Sauver une Vie
10 janvier 1915
Lettre d'un médecin aide-major dans la région d'Albert:
M... est un de ces petits villages ruinés dont il ne reste que quelques maisons échappées par miracle au bombardement, comme ils le sont tous sur le front. Ce village forme une pointe au milieu des tranchées allemandes; il en est entouré à l'Est, au Nord et à l'Ouest. On ne peut y aller que par une route dans un ravin. Dans ce village, dans les tranchées qui sont tout autour, des Français tiennent depuis deux mois.....
Notre régiment était venu, en renfort, pour conquérir les premières tranchées ennemies. Le deuxième bataillon s'est groupé la nuit dans un petit bois, puis, au petit jour, les clairons ont sonné la charge, et, baïonnette au canon, tous les nôtres sont partis en avant.
Il y a cent mètres à parcourir dans une demi-obscurité. Nos soldats arrivent aux tranchées allemandes. Ils sont accueillis par une rafale de balles, par des grenades à main. Ils se maintiennent pourtant dans une première position conquise, mais ne poursuivent point leur effort. Un des nôtres, qui s'est aventuré trop loin, est tombé devant le « poste d'écoute » de l'ennemi, petite tranchée qui est placée en avant de ses grandes lignes.
Pendant trois jours et trois nuits, il est resté là, et il se plaint, et, dans la plaine, lorsque s'interrompt le crépitement des fusils, le fracas des obus, ses gémissements s'élèvent. Tous, chez nous, ont le cur serré. Il n'y a pas moyen de lui porter secours. Dans lés tranchées allemandes se trouvent des chasseurs bavarois, tireurs très habiles qui touchent toujours leur cible. Aussi personne ne sort sa tête de nos tranchées. L'homme crie toujours. Il appelle à l'aide. Il dit qu'il a deux enfants, qu'il a soif, qu'il souffre, qu'il ne peut bouger.....
Le troisième jour, dans l'après-midi, nos 75 ont tiré dans les tranchées boches avec une admirable précision. On a vu voler des bras et des musettes; les talus sont bouleversés. Le soir, les Allemands ne donnent plus signe de vie. Ont-ils quitté la tranchée? Attendent-ils? Mon médecin-major, mon caporal infirmier, Ronigué, un commis à la pâtisserie de chez Potin, du boulevard-Sébastopol, qui a vingt-trois ans, ont décidé d'y aller voir. Nous allons dans notre tranchée de première ligne. Mon caporal s'attache une longue corde autour des reins, pour le cas où il serait blessé. Mon médecin-major me remet ses papiers. « C'est plus commode d'y aller à deux, m'a-t-il dit. Gardez-moi ça pour que ces imbéciles d'Allemands ne les aient pas. » II n'est pas attaché, lui. Et, tandis que personne n'ose lever la tête au-dessus du talus de la tranchée, les voici tous deux qui ont sauté par-dessus et avancent en rampant.
La corde se déroule.... Un long silence..... Une angoisse..... La corde est à la moitié. Pas un coup de feu, et elle continue de se dérouler, régulièrement. Ils sont arrivés. Mais l'homme blessé ne va-t-il pas crier, donner l'éveil? On entend sa voix dans la nuit qui tombe. Que les minutes sont longues! Quatre-vingt-dix mètres de corde sont déroulés. Un temps d'arrêt. Un silence. On essaye de tirer légèrement. La corde rend et revient dans nos mains. Nos curs battent. Nous tirons, nous tirons. Il y a des secondes d'arrêt, des accrochages qui paraissent interminables. La distance diminue. Nous nous risquons à les regarder. Ils rampent. Un coup de feu part brusquement. Trop tard, les Boches! Les nôtres sont arrivés, avec leur blessé. Nous avons les larmes aux yeux.
Ils ne t'auront pas, va, les Boches, dit un Parisien au malheureux, qui a toute sa connaissance.
Et on rapporte le blessé en brancard par les sentiers.
C'est celui qui criait depuis trois jours? demande-t-on.
Oui..... oui. .
Et, dans nos lignes, c'est une rumeur de joie et d'orgueil.
Et voici pourquoi, il y a quelques jours, devant le bataillon rassemblé, drapeau au vent, clairon sonnant, Ronigué, caporal, reçut; la médaille militaire.
Quant au blessé, il avait une balle au sommet du crâne. On voyait les méninges. Il va mieux maintenant. Il guérira.
(Intransigeant)