de la revue ‘les Annales’ no. 1865 de 23 mars, 1919
'L'œuvre du Peintre Lucien Jonas'
par Adolphe Buisson

Un Artist Français en Guerre

 

Il est populaire. Admiré des artistes qui apprécient la sincérité et la probité de son talent, il a su remuer les foules. Ses œuvres émeuvent par un ensemble de qualités rares: la noblesse de l'idée, l'habileté de l'exécution et le sens du pittoresque... Devant ces compositions dramatiques, empreintes d'un âpre réalisme, mais illuminées d'un rayon de foi, en face de ces dessins si vigoureux et si personnels, il est inutile de chercher la signature. Professionnels ou profanes, chacun dit: «C'est du Jonas.»

Le peintre naquit en 1880, à Valenciennes, sur cette terre sombre, sous ce ciel tourmenté, parmi cette population des pays du Nord, dont la robuste énergie impressionna si vivement son enfance. D'où lui vint la vocation qui l'éloigna de l'usine paternelle? C'est le secret de la nature. Aucune influence atavique ne semblait pousser l'adolescent hors de la voie qu'avaient suivie ses aïeux. Il aurait dû exercer le métier de distillateur, gouverner un peuple d'artisans et devenir un prince de l'industrie. Certes, il s'intéressait à ces travaux, il aimait ces travailleurs. Il prenait plaisir à croquer leurs silhouettes, à traduire l'expression joyeuse, résignée ou mystique de leurs visages, à chercher au fond de leurs regards une pensée ou un sentiment, à reproduire les callosités de leurs mains rudes, déformées par le labeur quotidien. Nous retrouvons l'empreintfe encore fraîche de ces souvenirs dans quelques-uns de ses ouvrages, notamment dans Le Retour du Festival, defilé d'oùvriers et de petits bourgeois vêtus de la redingote des dimanches, collection de portraits typiques et vivants.

Lucien Jonas quitta Valenciennes pour achever ses études à Paris. Il entra à l'Ecole des Beaux-Arts. Encouragé par ses maîtres, Bonnat, Harpignies, Maignan, il fit des progrès rapides, obtint le second prix de Rome, exposa, en 1905 un premier tableau remarqué. Il eut, en 1907, une seconde médaille et la bourse de voyage. Sa manière s'élargissait, se précisait; il acquérait la maîtrise. En 1909, il donne Les Magistrats, une de ses meilleures toiles; en 1910, un vaste ensemble symbolique. Le Tyran, dont on loue la composition savante et le mouvement. Puis, il revient aux scènes de mœurs, où il excelle. La Consultation lui vaut le Prix National. Une autre récompense très enviée lui fut attribuée: le prix décerné au nom du Père Gibus, «à quiconque saurait rendre, à l'aide de moyens réalistes, une pensée élevée». Ces mots définissent l'art de Jonas, observateur minutieux, mais non vulgaire, de l'humanité qui peine et qui souffre.

Ce souci de la vérité, cette sympathie, cette pitié, imprègnent ses études «du pays noir»: Les Hauts Fournaux. Les Bessemers, La Coulée des Thomas, Le Mineur sortant de la Fosse, Le Brouetteur de Coke, Les Ramasseuses de Gaillettes. Parfois, une intention satirique s'ajoute à ces descriptions de la vie prolétarienne ou provinciale. Jonas se plaît à railler la suffisance du politicien médusant ses électeurs, la sécheresse gourmée de la directrice de pensionnat, la solennité de M. Hornais, la prétention du monologuiste, le bavardage des commères, la grandiloquence de l'avocat. Il est surtout un témoin véndique, ennemi de l'exagération caricaturale, un psychologue attentif, perspicace et indulgent. Sans doute se fût-il spécialisé dans cette note, eût-il multiplié ces images familières dont l'exactitude était goûtée du public. La guerre renouvela et haussa son inspiration. Ces hommes voués à l'accomplissement d'une besogne humble et lucrative, mais dénuée de grandeur, tourmentés de petites passions et d'ambitions médiocres, allaient prendre le fusil, coiffer le casque, affronter la mort, défendre le sol des ancêtres, sauver la Patrie, coopérer à la lutte de la justice et du droit contre l'avidité et la férocité barbares. Des héros sommeillaient en ces tâcherons de Valenciennes, anciens compagnons de Lucien Jonas. Avec eux, il se métamorphosa. Son cœur frémit d'admiration et de tendresse. Le peintre anecdotique et spirituel du vieux terroir français se fit l'apologiste enthousiaste du poilu...

 

 

La gravure des Rois Mages, parue en décembre 1914 dans L'Illustration, toucha profondément le public. C'était, sous une forme ingénieuse et délicate, le symbole de l'aide fraternelle que nous apportaient alors nos colonies d'Afrique et d'Asie. A la sérénité biblique qui planait sur cette scène, s'alliait une émotion indéfinissable, faite d'amour et de respect, jaillie de l’ame de l'artiste.Un dessinateur habile avait exécuté cette image. Un poète l'avait conçue.

C'est le don essentiel de Jonas, le trait qui le caractérise et le met à part. Il est poète. L'était-il au même degré avant d'avoir subi le choc des événements? Je ne le crois pas. il l'est devenu. Sa sensibilité un peu maladive et inquiète s'ignorait. Tout ce qu'il y avait en lui d'ardeur patriotique, de compassion humaine, de bonté, il l'a versé, il le verse chaque jour dans les pages innombrables que son imagination, toujours éveillée et frémissante, lui suggère.

Rappellerai-je La Dernière Lettre, Auprès de la Croix, La Visite de Noël, Le Rêve du Soldat Blessé, La Marseillaise à Strasbourg. Patience, Debout les Morts! estampes célèbres, répandues par les journaux et qui perpétueront, clouées aux murs des cabarets de village, les visions de notre épopée nationale? Parlerai-je des feuillets d'album rapportés du front, de ces physionomies prises sur le vif, saisies dans le feu de l'action avec l'atmosphère, le milieu, les circonstances, la fumée de la poudre, l'excitation du combat?

L'œuvre dessinée et peinte de Lucien Jonas restera liée à l'histoire des événements dont elle a fixé tant d'aspects touchants ou grandioses. Elle contient un trésor d'indications et de témoignages où l'avenir puisera. Elle ne sera prisée à sa valeur que plus tard. Elle évoquera pour nos arrière-neveux les misères et les splendeurs de la guerre du vingtième siècle, comme le crayon de Raffet évoque pour nous la gloire légendaire des campagnes de l'Empire

Adolphe Buisson

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