de la revue ‘La Grande Guerre 1914-1915’ No. 1
'La Résistance
et la Prise des Forts de Liège'

Liège, 1914

 

La Résistance et la Prise des Forts de Liège

21 septembre 1914

L'héroïque résistance de Liège a provoqué l'admiration du monde entier.

Durant deux semaines, on le sait, la vaillante forteresse arrêta la marche des Allemands, mais l'ennemi devait passer coûte que coûte. Il amena sa grosse artillerie de siège, et ses obusiers commencèrent à cracher de la mitraille. Le bombardement fut terrible et ininterrompu. Liège tenait bon, et ses canons causaient des ravages énormes dans les rangs des assiégeants. C'est que ces derniers se trouvaient en présence d'un adversaire redoutable. Le général Léman, commandant la place, avait dit au roi Albert: « Nous mourrons, mais nous ne nous rendrons pas. » Pourtant, Liège ne pouvait résister indéfiniment. Fatalement, ses forts devaient être détruits. Les uns après les autres, ils furent réduits au silence, et le général Léman fut retrouvé, vivant encore, sous les ruines du fort de Loncin.

Jusqu'ici, on n'avait pu recueillir aucun renseignement précis sur la résistance de cette place. On en possède maintenant. Un commandant tombé aux côtés du général Léman et qui, blessé, avait été fait prisonnier, a pu s'échapper. Il est parvenu jusqu'à Anvers, et il vient d'écrire sur les dernières heures du fort de Loncin, c'est-à-dire sur les dernières heures de Liège, un rapport dont j'ai pu avoir connaissance. Ce document montre ce que fut la résistance opposée aux Allemands par les valeureux soldats qui, tous, avaient fait le sacrifice de leur vie pour sauvegarder la neutralité de leur Patrie.

Dans ce rapport, l'officier qui en est l'auteur explique que la général Léman décida de s'installer au fort de Loncin dès que sa troisième armée se trouva obligée, après trois jours de combat, de se replier devant les forces allemandes, forces évaluées à 100 000 hommes. L'ennemi occupant à ce moment la ville, les forts étaient abandonnés à eux-mêmes.

Bien qu'ils fussent maîtres de la ville, continue l'officier, les Allemands étaient dans une situation précaire. Il leur fallait, à tout prix, s'emparer des ouvrages qui continuaient de bombarder toutes les routes par où devaient passer les armées envahissantes et leur immense charroi.

Ils ne devaient pas songer à prendre d'emblée les forts d'assaut. Les tentatives exécutées lors des attaques sur la rive droite de la Meuse leur avaient prouvé que l'opération était irréalisable, même au prix d'énormes sacrifices. Les Allemands résolurent donc d'amener leur matériel de siège, afin de mettre nos forts hors d'usage par un bombardement violent.

Petit à petit, leur infanterie, d'abord, vint investir les ouvrages à distance, les isolant les uns des autres. Maîtres des intervalles, ils purent faire pénétrer dans la ville, durant la nuit et par des routes que le terrain accidenté soustrayait à l'action des forts abandonnés à eux-mêmes, quelques-unes de leurs batteries les plus puissantes. Ils pouvaient ainsi bombarder à revers des ouvrages qui n'avaient pas été constitués en vue de résister à un tir d'artillerie dans cette direction, tandis que d'autres batteries bombarderaient les forts en front à grande distance.

Bientôt, le fort de Loncin fut complètement isolé. Une attaque formidable se préparait. Nuit et jour cependant, dans cette immense ruche de fer et de béton, chacun accomplissait sa tâche avec un calme et un entrain surprenants. Les canons tonnaient sans relâche. Déjà la lutte s'engageait entre les grosses coupoles et les premières batteries allemandes de dix centimètres et demi, dont l'emplacement avait pu être déterminé. Les projectiles atteignant le fort éclataient avec un bruit effroyable, mais ne causaient nul dommage. Les artilleurs, stoïques, attendaient, sans manifester la moindre inquiétude, le bombardement qu'ils devinaient imminent. Tous, d'ailleurs, avaient juré au général Léman de lutter jusqu'à la mort plutôt que de se rendre.

Pourtant, l'existence dans le fort devenait pénible.

A mesure que le temps passait, une lueur plus farouche illuminait les visages, déjà noircis par les premières traces de la fumée provenant du tir des coupoles et de l'explosion des projectiles ennemis. Dans les galeries obscures — car la destruction de la cheminée d'aérage des générateurs empêchait l'éclairage électrique de fonctionner, — dans les locaux, aux fenêtres hermétiquement blindées, dans les magasins, dans les coupoles, petit à petit l'air se faisait plus lourd, chargé de l'acre et grisante odeur de la poudre; mais, loin de déprimer les cerveaux ou les cœurs, elle leur communiquait une ardeur nouvelle. Une atmosphère d'héroïsme enveloppait tous ces hommes étroitement unis pour l'accomplissement du même devoir et plus décidés, à chaque heure, au sacrifice total de leur vie.

Le 14 août, vers 4 heures de l'après-midi, une artillerie de siège invisible commença le bombardement. Il dura vingt-cinq heures.

Toutes les minutes, deux, trois, parfois quatre projectiles éclatent sans discontinuer sur le massif central avec un vacarme de tonnerre. Des jets de flamme, des nuages de fumée opaque pénètrent par toutes les fissures. Faute je pouvoir répondre aux batteries ennemies, dont on ignore l'emplacement, les coupoles restent silencieuses. Les artilleurs de service sont rassemblés aux étages inférieurs, à l'exception des sentinelles, blotties à l'extérieur de l'ouvrage, et qui veillent pour signaler l'approche possible d'un assaillant. Toute la garnison a été réunie dans la vaste galerie centrale dont la voûte, épaisse de 2 m. 50 à 3 mètres, leur offre un abri sûr, alors que les locaux du front de gorge sont rapidement devenus intenables.

Les gros projectiles lancés par l'artillerie qui a pris position « dans la ville », atteignent bientôt le mur d'escarpe, épais seulement de 1 m. 50, et le démolissent petit à petit. La garnison, cependant, est encore indemne, nullement déprimée. Elle attend que cesse cet infernal orage, prélude de l'assaut qu'elle s'est-juré de repousser inlassablement. D'ailleurs, le général Léman, le commandant Naeszens et tous les officiers présents circulent parmi les hommes, trouvant, en ces heures tragiques, les paroles qu'il faut pour maintenir haut et ferme le moral de ces soldats admirables.

Profitant, durant la nuit, d'une accalmie dans le bombardement, le commandant du fort fait examiner l'état des coupoles. Les plus grosses n'ont subi que peu de dégâts. La plupart sont simplement calées par des éclats de fer et de béton qui se sont logés entre la cuirasse et l'avant-cuirasse. Dès que le feu se ralentira, il sera possible d'y remédier. Les petites coupoles à tir rapide sont intactes. Aucun projectile ne les a même atteintes. C'est la certitude de repousser l'assaut.

A l'aube, le bombardement reprend avec une nouvelle violence. La garnison reste toujours intacte et s'occupe d'éteindre quelques commencements d'incendie dus à des boiseries et literies qui ont pris feu. La confiance la plus admirable ne cesse de régner dans le fort. Les hommes prennent leur repas sans se départir de leur calme. D'autres, vaincus par la fatigue, dorment à poings fermés malgré le vacarme. On souffre un peu d'être entassés dans la galerie centrale que la fumée envahit, mais les courages ne faiblissent pas. Chacun de nous est prêt à s'élancer à son poste de combat, car on prévoit l'assaut pour la nuit.

Tout à coup, à 5 heures de l'après-midi, une explosion formidable ébranle le fort tout entier.

C'est le magasin à poudres où sont enfermées les charges de tir qui a pris feu à la suite, suppose-t-on, d'un incendie brusque qui, peut-être, couvait inaperçu.

Rien au monde ne pourrait rendre les effets terrifiants de cette explosion, qui fit s'écrouler toute la partie centrale du fort dans un nuage indescriptible de flammes, de fumée, de poussière. C'est une dévastation sans nom, un amoncellement inouï de blocs de béton, de fragments de coupoles achevant d'écraser dans leur chute la presque totalité de la garnison, décimée déjà par la violence de l'explosion. De cet enchevêtrement fantastique s'échappent, par quelques issues, des torrents de fumée suffocante,.

A cette explosion infernale succède, un silence de mort. L'artillerie des assiégeants s'est tue. Alors, subitement, on voit de tous côtés des fanlassins allemands accourir. Ils s'engagent dans les ruines du fort. Avec des précautions infinies, ils se mettent, sous la direction d'un officier, à la recherche des survivants. Plusieurs blessés ont déjà été dégagés, lorsqu'ils se trouvent en présence du général Léman, qu'un de ses adjoints et ses ordonnances, miraculeusement échappés à la mort, essayent de retirer des débris de toutes sortes amoncelés sur lui et qui l'écrasent. Tous sont méconnaissables. Celui qui était l'âme de la défense de Liège est évanoui. On le place sur une civière et on parvient à le porter hors du fort.

Pendant qu'un médecin prodiguait ses soins au général Leman, un groupe d'ennemis continuait de fouiller le fort, en s'éclairant au moyen de falots et de lanternes. Tout à coup, dans une galerie qui a résisté à l'explosion, retentissent des coups de feu. Etonnés, les Allemands s'arrêtent. Ils assistent alors au spectacle le plus beau qui se puisse imaginer.

Une poignée de défenseurs du fort, vingt-cinq ou trente, se sont réfugiés dans un couloir. A la lueur des falots, qui parvient à traverser difficilement l'épais nuage de fumée dont la galerie est envahie, on les distingue à peine. Noirs de poudre, le visage en sang, les vêtements en lambeaux, les mains crispées sur des tronçons d'armes, ces héros à face de démons attendent l'ennemi. Ils ont juré de mourir plutôt que de se rendre. A demi asphyxiés, blessés, mutilés, ils rassemblent ce qui leur reste de forces pour tenir tête encore.

La scène est si poignante que les Allemands ne veulent pas se défendre. Ils jettent leurs armes et se précipitent au secours des vaillants soldats belges, qui s'effondrent sous les effets de l'asphyxie. Ce furent les derniers défenseurs du fort de Loncin. Sa garnison comprenait 500 hommes. 350 sont morts. Parmi les survivants, plus d'une centaine sont grièvement blessés. Tous furent des héros. Leur résistance, qui représente désormais une des plus belles pages de l'histoire, a non seulement coûté à leurs adversaires des pertes énormes, mais, en arrêtant la marche des Allemands, elle a permis aux alliés de prendre les heureuses dispositions qui, aujourd'hui, nous mènent à la victoire.

Paul Erio [Journal.]

 

Lettre du Général Léman au Roi Albert 1er

16 août 1914

Sire,

Après d'honorables engagements livrés les 4, 5 et 6 août, je jugeai que les forts de Liège ne pouvaient jouer d'autre rôle que celui de forts d’arrêt.

Je maintins néanmoins le gouvernement militaire pour coordonner la défense autant que possible et pour exercer une influence morale sur la garnison.

Votre Majesté n'ignore pas que j'étais au Fort de Loncin le 6 août, à midi.

Vous apprendrez avec chagrin que le fort a sauté hier, à 5 h. 20 du soir, et que la plus grande partie de sa garnison a été ensevelie sous ses ruines.

Si je n'ai pas perdu la vie dans cette catastrophe, cela lient à ce que mon escorte m'a retiré de la place forte au moment où j'étais suffoqué par le gaz qui se dégageait après l'explosion de la poudre.

On me porta dans une tranchée, où je tombai. Un capitaine allemand me donna à boire, puis je fus fait prisonnier et emmené à Liège.

Je suis certain d'avoir manqué d'ordre dans cette lettre, mais je suis physiquement ébranlé par l'explosion du fort de Loncin.

Pour l'honneur de nos armes, je n'ai voulu rendre ni la forteresse ni les forts. Daignez me pardonner, Sire!

En Allemagne, où je me rends, ma pensée sera, comme elle l'a toujours été, avec la Belgique et le roi.

J'aurais volontiers donné ma vie pour les servir mieux, mais la mort ne m'a pas été accordée.

Général Leman

 

La Chute de Liège

30 octobre 1914

Le général allemand von Emmich avait reçu ordre de prendre Liège immédiatement. Les avant-gardes allemandes se ruèrent donc, brusquement, avec impétuosité. Cependant, notre cavalerie veillait, et, dès le début, elle s'opposa par des escarmouches incessantes au raid des uhlans. Néanmoins, en trois ou quatre jours, les forces ennemies, ayant occupé Verviers et Dison, se présentaient devant la place fortifiée de Liège.

Ici, dans un élan magnifique, tous les citoyens, ouvriers et bourgeois, s'étaient mis à la disposition du gouverneur militaire. Les quelques heures de répit laissées à la défense de la cité furent bien employées: tranchées, fils de fer barbelé, tout était prêt.

Décidés à prendre Liège d'assaut, les Allemands attaquèrent immédiatement le fort de Barchon à la baïonnette. J'assistai à la seconde charge des ennemis, le 7 août; nos hommes les laissèrent approcher à une centaine de mètres de leurs tranchées, puis, posément, calmement, comme s'ils n'avaient été qu'à l'exercice, nos soldats tirèrent. C'était curieux de les entendre se disputer, derrière leur abri de terre, la victime à abattre. « Laisse-moi l'officier! » « Tiens, Joseph, prends le roux, je garde le cagneux! » Mais l'élan des Allemands ne fut qu'arrêté momentanément; des flots d'hommes revenaient, remontaient, s'élançaient; les coups de sifflet des commandements ennemis étourdissaient nos soldats. Pendant dix minutes, la première tranchée belge parut être au pouvoir de l'ennemi; Ies canons du fort tonnaient, et leurs obus, sifflant par-dessus la tôle de nos soldats, allaient faucher les réserves que le général von Emmich ne cessait d'envoyer à la rescousse; trois clairons belges sonnaient éperdument le ralliement du régiment; un Taube, là-haut, planait..... La ligne belge cédait, se brisait; un officier, à demi étendu sur le sol, blessé, faisait de vains efforts pour retenir ses hommes..... Quand, calme, placide, un homme, un sergent belge, se détacha peu à peu de la mêlée. Tête baissée, tenant son fusil par le canon, il le faisait tournoyer autour de lui. Son intervention fut prodigieuse: quatre ou cinq Allemands tombèrent; il y eut de l'espace. On entendit le sergent Bouroute crier à ses camarades: « Vous pouvez revenir, ça va mieux!..... » Et comme, à cet instant, des renforts belges arrivaient de tous côtés, la tranchée tant disputée resta aux mains des noires: sur les bords de la route, des cadavres allemands se tassaient jusqu'à deux et trois mètres de hauteur.....

.

La nuit suivante, par un beau clair de lune, les collines qui ceignent Liège de leurs ondulations harmonieuses se détachaient sur l'écran bleuté du ciel. Les forts, cachés là-haut, se taisaient. Tout concordait à accroître l'impression délicieuse de ce nocturne. Sur la hauteur de Boncelles, à gauche du fort du même nom, cependant, des reconnaissances signalèrent; vers minuit, un important mouvement d'infanterie allemande. Une compagnie du 1er régiment des chasseurs à pied était placée là en « tirailleurs ». Les hommes étaient parfaitement calmes; ils étaient prêts, l'attaque de nuit ne les surprendrait pas.....

Vers une heure du matin, l'ennemi se démasqua. Arrêté immédiatement dans son élan, il se replia et revint bientôt, par petits tas disséminés qui allaient, couraient durant un temps, puis se laissaient choir dans l'herbe. Nos chasseurs, économes de leurs munitions, ne tiraient qu'à coup certain. Tout allait bien; la fatalité seule changea cette escarmouche en une tragédie, puis en un véritable combat.

Les mitrailleuses à traction canine du 9e régiment de ligne avaient reçu mission d'appuyer la compagnie des chasseurs. Elles étaient placées en retrait, leurs chiens accroupis à deux mètres derrière elles. Or, un groupe d'une quinzaine d'Allemands avait réussi à se glisser à cinquante mètres des chasseurs; il avait ouvert le feu à la manière allemande, qui peut se définir exactement par l'expression « tirer dans le tas ». Le clair de lune agrandissait les ombres et changeait les apparences extérieures. Il y eut une de ces méprises malencontreuses comme il en survient si souvent durant les batailles. Les mitrailleuses de notre 9e ligne, brusquement, entrèrent en action, mais, ayant pris nos tirailleurs du 1er chasseurs pour des Allemands, elles envoyèrent leurs balles dans les rangs de ces malheureux. Ceux-ci, placés entre le fou des Allemands et celui des Belges, furent pris de panique. Ceux qui n'avaient pas été atteints se jetèrent à gauche ou à droite, dévalant les pentes de la colline. Les Allemands, profitant de cet instant d'incertitude et d'affolement, se ruèrent en avant: leurs premiers rangs — et comme j'arrivai à cet instant même sur le lieu du combat, je suis certain d'avoir bien vu, — leurs premiers rangs étaient composés de soldats habillés avec des uniformes du 9e d'infanterie belge. Cela leur permit de sonner le ralliement du régiment, de tromper nos hommes des mitrailleuses et d'essayer de les massacrer en groupe.

Ce fut terrifiant. Un gars, éperdu, avait crié: « Sauve qui peut! » Un autre avait hurlé: « Nous sommes trahis! » Une débandade désorganisait nos unités. Les Belges se jetaient dans les buissons, se laissaient rouler le long des pentes abruptes et, hululant leurs gutturaux: « Hoch! Hoch! Hurrah! », les bataillons ennemis avançaient..... Le fort avait ouvert le feu; des batteries d'artillerie de campagne, impuissantes, lui répondaient.

Le jour se levait. Au sommet de la route qui va, en serpentant, en se levant, du niveau de la ville de Liège à la hauteur de Boncelles, une poignée de soldats, ralliée autour d'un sous-lieutenant, cherchait à se retrancher. Mon auto avait dû reculer aussi et, prête à redescendre la route, se tenait sur l'accotement du chemin. J'avais la sensation d'un désastre.....

Mais le clairon belge retentit..... Des troupes remontaient. Je les vis passer. En tête, bondissants et enthousiastes, dix ou douze boy-scouts s'élançaient..... En débouchant sur la hauteur, nos hommes se déployèrent. Le feu de mousqueterie reprit. Quatre batteries de campagne belges s'arc-boutèrent d'abord à l'entrée du plateau. Les renforts montaient, montaient sans cesse. Nos hommes étaient lancés: le combat dura une heure vingt. Nos tranchées furent reprises, nos positions reconquises, et les hordes allemandes, une fois de plus, reculèrent. Sur le terrain, les cadavres allemands se tassaient jusqu'à deux et trois mètres de hauteur.

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Il y eut ainsi, séparément, sur un point ou sur un intervalle, parfois simultanément, contre deux ou trois secteurs, une quinzaine d'assauts allemands rejefés et refoulés. Chaque matin, chaque soir, des trains de blessés descendaient aux Guillemins; la population de Liège se multipliait, mais restait calme. Puis il y eut la tentative de meurtre contre le général Léman; il y eut l'écrasement de trois ponts successivement construits par l'ennemi pour le passage de la Meuse.

Et Liège tenait toujours. Le jeudi 13 août, cependant, l'ennemi réussit à passer. Le général Léman, après avoir assuré la retraite de sa division mobile, s'était enfermé dans le fort de Loncin: nos ouvrages, jusqu'à présent, résistaient, car les batteries allemandes, une à une, étaient réduites au silence.

Malgré l'occupation allemande, nous réussîmes, le caporal Scheidt et moi, à nous glisser, à l'aube du 15 août, jusqu'à la gare des Guillemins: tous les drapeaux belges, les pavillons français, les étendards anglais flottaient, toujours frais, aux fenêtres et aux balcons des maisons. En remontant vers Tirlemont par la route de Ans, nous vîmes, au bord de la route, le cadavre d'une femme enceinte éventrée là par une patrouille de uhlans. Pendant que. du fond d'un verger, nous contemplions les panaches de fumée dont se couvraient les forts en pleine action, cette fois, contre la grosse artillerie de siège des Allemands, nous fûmes aperçus par des cavaliers ennemis. En sautant par-dessus une haie pour rejoindre notre voiture, je laissai aux uhlans la majeure partie de mon inexpressible, demeurée accrochée à une ronce. La patrouille ennemie nous donna la chasse; une balle parvint à faire éclater noire « pare-brise »; nous nous en tirâmes avec quelques égratignures.

La ville de Liège avait peu souffert du bombardement. Les forts résistèrent jusqu'au moment où les gros obusiers allemands, entrant en action, brisèrent en quelques heures leurs coupoles. On sait comment un soi-disant parlementaire vint, avec son drapeau blanc, permettre aux artilleurs ennemis de repérer le point faible du fort de Loncin. Peu d'instants après, une poudrière du fort faisait explosion. La plupart des hommes de sa garnison furent tués ou blessés: le général Léman, fortement touché, fut déposé en dehors de la position, près du fossé. C'est là que les Allemands le trouvèrent. Ils le soignèrent, paraît-il, convenablement et lui rendirent son épée.

Pendant ce temps-là, la 3e division, celle du général Léman, demeurait à l'avant- garde de notre armée de campagne.....

Maurice Gauchez [Figaro]

 

27 septembre 1914

Le vice-consul d'Angleterre à Liège, M. Byron Dolphin, qui vient de rentrer en Angleterre, après avoir héroïquement défendu, dans la ville assiégée, les intérêts et l'existence de ses compatriotes, donnant ainsi à tous les fonctionnaires de tous les pays un admirable exemple, vient de faire, à un rédacteur du Morning Post, un fort intéressant récit des événements tragiques auxquels il a pu assister.

Au 4 août, des avis publiés dans les journaux invitaient les citoyens britanniques à se présenter au vice-consulat pour aviser sur les moyens de rapatrier tous ceux qui se trouvaient dans les provinces de Liège ou de Verviers. Le manque d'argent et la quasi-impossibilité de changer la monnaie étrangère rendaient la tâche fort difficile. Enfin, grâce à la bonne volonté des employés du chemin de fer, une trentaine de touristes purent être expédiés à Anvers et Ostende. Ceux que leurs affaires ou leur travail retenaient à Liège, furent hospitalisés au consulat. Je prévoyais que la lutte sciait terrible. J'aurais dû quitter la ville quand les Allemands y pénétrèrent, mais, sachant que je pouvais rendre d'utiles services à mes compatriotes, je demeurai à mon poste. Ce n'est que le 8 septembre, un mois après le commencement du siège, que je pus obtenir des autorités militaires allemandes un sauf-conduit pour la Hollande.

Quand je quittai Liège, la ville était occupée par des troupes de la landwehr et de la landsturm, la majorité des soldats ayant dépassé la quarantaine et beaucoup d'entre eux étant sensiblement plus âgés. L'estime que j'avais pour les Belges est devenue de l'admiration depuis que j'ai pu assister à la vaillance de leurs exploits et à leur merveilleuse ténacité. En causant avec des soldats belges, je me suis rendu compte des pertes sensibles que leurs troupes avaient éprouvées. Dans un régiment entier, et le cas n'est pas isolé, cinq ou six hommes seulement avaient survécu, et il était touchant de voir les blessés se lamenter sur la perte de leurs officiers, auxquels ils étaient profondément attachés.

C'est le 7 août que les Allemands s'emparèrent des douze forts qui entouraient la ville, au moyen de leurs lourdes pièces de siège et de deux obusiers de 42 centimètres. Une de leurs batteries se trouvait à deux kilomètres de ma maison, d'autres à dix et douze kilomètres. De la ville, on ne pouvait se rendre compte de l'effet du tir; on ne l'a appris que plus tard, par les récits des soldats. La destruction des forts a, paraît-il, été complète, mais après leur évacuation par les troupes belges, les Allemands se sont efforcés de les remettre en état, en vue de la possibilité d'un retour offensif des troupes alliées.

Un peu avant l'entrée des Allemands dans la ville, une avalanche d'obus s'abattit sur Liège, évidemment dans le but de terroriser les habitants, et de prévenir toute résistance de leur part. Un des projectiles vint frapper une maison près de la cathédrale, trois vinrent exploser place du Théâtre, mais c'est le voisinage de la place du Congrès qui fut plus particulièrement atteint. Des résidences particulières, des magasins furent incendiés, et la panique devint indescriptible.

Plusieurs obus vinrent frapper un grand gazomètre, mais il avait été, heureusement, vidé; sans cette précaution, d'incalculables dommages pour le voisinage en eussent résulté.

Il est difficile de décrire les impressions causées par un bombardement. Tout d'abord, c'est un bruit assourdissant, suivi d'une sensation extraordinaire de pression dans les oreilles, déterminée par le déplacement d'air. Une expérience personnelle est celle-ci: tout sentiment de peur disparaît et fait place à une sorte de curiosité fascinante; on se demande où tombera le prochain obus et quel sera son effet. Plusieurs projectiles ont éclaté près du consulat, et j'en ai ramassé des éclats dans le jardin. Le tapage était positivement assourdissant. Les femmes, absolument affolées, hurlaient et se précipitaient dans les caves. C'est du reste dans ces réduits que vivait toute la population civile.

Après trois jours et trois nuits de bombardement des forts, les Allemands firent leur entrée dans la ville absolument figée. On aurait entendu tomber une épingle, tant le silence était absolu. Les premiers soldats allemands franchirent le pont le 7 septembre, vers 7 h. 1/2 du matin. Quand ils constatèrent combien la ville était tranquille, ils placèrent des sentinelles sur les sept ponts qui traversent la Meuse, et les rues reprirent un peu de leur animation coutumière. Plusieurs jours se passèrent cependant avant que la circulation redevînt normale, et pendant trois semaines il n'y eut plus de tramways ni d'autos à la disposition du public, car tout avait été réquisitionné.

Jour et nuit, des troupes allemandes traversèrent la ville, et j'évalue leur nombre à près de deux millions. Leur premier soin était de s'emparer des banques et d'occuper les gares et les édifices publics.

Quant à leur conduite vis-à-vis des particuliers, j'ai adressé à ce sujet un rapport au Foreign Office, et je ne puis en donner les détails: je puis dire toutefois qu'à mon avis les citoyens de Liège ont souffert beaucoup moins que ceux de Malines, de Louvain et des campagnes avoisinantes, où les horreurs les plus affreuses ont été perpétrées.

[Petit Parisien]

 

Liège est Décoré de la Légion d'honneur

Du Journal officiel (8 août 1914)
Paris, le 7 août 1914

Monsieur le President,

Au moment où l'Allemagne, violant délibérément la neutralité de la Belgique, reconnue par les traités, n'a pas hésité à envahir le territoire belge, la ville de Liège, appelée, la première, à subir le contact des troupes allemandes, vient de réussir, dans une lutte aussi inégale qu'héroïque, à tenir en échec l'armée de l'envahisseur.

Ce splendide fait d'armes constitue, pour la Belgique et pour la ville de Liège en particulier, un titre impérissable de gloire dont il convient que le gouvernement de la République perpétue le souvenir mémorable en conférant à la ville de Liège la croix de la Légion d'honneur.

J'ai, en conséquence, l'honneur de vous prier de vouloir bien revêtir de votre signature le projet de décret ci-joint, approuvé par le Conseil de l'Ordre de la Légion d'honneur et décidant que la croix de la Légion d'honneur est conférée à la ville de Liège.

Le ministre des Affaires étrangères, Gaston Doumergue.
Le President de la Republique Française

 

Sur la Proposition du Ministre des Affaires étrangères

DECRETE:

Article Premier. — La croix de chevalier de la Légion d'honneur est conférée à la ville de Liège.

ART. 2. — Le ministre des Affaires étrangères et le grand chancelier de l'Ordre sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent décret.

Fait à Paris, le 7 août 1914.

Par le président de la République.
R. Poincaré
Le ministre des Affaires étrangères
Gaston Doumergue
 
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