de la revue ‘Pourquoi Pas?’ No. 207 Vendredi 9 Avril 1920
'Le Colonel Naessens'
par Les Trois Mousquataires

La Défense de Liège

les ruines du fort de Loncin

 

C'est un usage courant et, en somme, acceptable que la gloire d'un fait collectif soit attribuée au chef qui l'a ordonné ou organisé. Il s'applique spécialement à la guerre; la guerre moderne, qui contredit tant de vieilles idées sur l'héroïsme, admet qu'un généralissime soit un héros, même s'il n'a pas risqué une égratignure; il suffit que la victoire ait été remportée par ses soldats. Cela va loin. Pendant la guerre russo- japonaise, chaque fois qu'il rossait Kouropatkine, le chef nippon écrivait au Mikado, qui était loin de là dans sa capitale: « Les vertus de Votre Majesté viennent de défaire l'ennemi à plate couture... »

On peut sourire, on peut aussi admirer la mise en pratique du sentiment hiérarchique indispensable aux œuvres bien harmonisées et le consentement d'une foule qui comporte des sots, des talents et des génies, à se fondre en une volonté extérieure et nécessaire, a sa grandeur.

Pour le monde entier, le début de la grande guerre, c'est Liège. Pendant huit jours, le monde ne voit que la Belgique, à cause du glorieux paradoxe de son rôle — le pygmée contre le géant —, et dans la Belgique il ne voit que Liège.

Après Liège, il y aura, pendant cinquante-deux mois, bien des drames sombres,des triomphes et des deuils; le nom de Liège garde pourtant quelque chose de la sonorité du clairon qui clama l'alarme... Et, dans l'affaire de Liège, un nom éclate et domine: Léman.

C'est qu'il faut, en vérité, une cible à l'admiration de l'Histoire, il faut un nom qu'on puisse acclamer. Commandant de la position fortifiée de Liège, Léman assume les mérites des officiers, des soldats et du peuple, des troupes de forteresse et des troupes mobiles. Nul doute qu'il en soit digne.

Plus tard certainement, les mystères seront éclairas; on saura pourquoi de fâcheux oublis ont nui à cette défense de Liège, si belle par ailleurs; pourquoi le pont du Val- Benoît n'a pas sauté; pourquoi le viaduc de Dolhain, les ouvrages d'art du chemin de fer du plateau de Hervé, et les tunnels de la Vesdre, sauf celui de Nasproué, sont restés intacts. On se demandera comment les Boches ont pu se glisser si facilement le long de la frontière hollandaise et amorcer, dès le premier jour, l'encerclement de la forteresse; on s'étonnera de cette tentative, qui faillit réussir, d'enlever en pleine ville le général en chef.

Des stratèges regretteront peut-être que, dans la nuit du 5 au 6 août, le général Léman ait ordonné la retraite de la 3e division vers Ans et Waremme. Ecoutons là- dessus deux historiens bien consciencieux, J. de Thier et Olympe Gilbart (qui, d'ailleurs, se sont entourés de toutes les compétences et de tous les renseignements imaginables):

« Pendant la nuit du 5 au 6 août, cinq tentatives de percement des intervalles furent déclenchées par les Allemands dans les secteurs Liers-Pontisse-Meuse, Meuse- Barchon, Evegnée-Fléron, Fléron-Chaudfontaine et Embourg-Boncelles.

» Une seule de ces tentatives réussit: après les combats de Retinne, la 14e brigade, sous le commandement du général Lùdendorff, remplaçant le général von Wùssow, tué pendant le combat, passa entré les forts d'Evegnée et de Fléron et s'avança vers Jupille et la Chartreuse.

» Cette brigade se fut trouvée là dans une position critique si, dans cette même nuit du 5 au 6, le général Léman n'avait pas ordonné la retraite vers Ans et Waremme, pour éviter l'encerclement de sa division. »

Et ailleurs:

« Dans la journée du 6, la 14e brigade put atteindre la Chartreuse et, dans la nuit du 6 au 7, elle occupa les principaux ponts de Liège. Le 7, au point du jour, elle entra dans la ville sous les ordres de son nouveau chef, le général Lùdendorff. Cette brigade, réduite à 1,500 hommes environ, ayant peu de munitions d'artillerie et se trouvant sans liaison avec les autres troupes, entrait ainsi dans une ville fortifiée dont tous les ouvrages étaient restés intacts et occupés par leurs défenseurs! Cette situation eût été très critique si la troisième division belge n'avait pas, la veille, reçu l'ordre de se replier vers Ans et Waremme, nos forts ne devant plus jouer que le rôle de forts d'arrêt. »

Tout ceci ne prouve rien contre la sagesse de la décision du commandement. C'est, tout au plus, des éléments qu'il faut apporter au procès que comporte traditionnellement la perte d'une place forte... La troisième division eût-elle été plus utile en prolongeant l'arrêt des Boches devant Liège et en aggravant leurs pertes, qu'en allant rejoindre l'armée du roi? Question.

Mais on voit combien les ergoteurs peuvent trouver à exercer leurs talents à propos de Léman.

 

Il n'en est pas de même à propos d'un autre héros que la gloire de Léman laisse dans l'ombre.

C'est le commandant Naessens.

Si Léman, c'est Liège, Naessens, c'est Loncin; Loncin, c'est le plus beau, le plus franc des épisodes du drame. Il se détache à l'emporte-pièce sur le fond un peu confus du siège de Liège. Du début à la fin il a la marque d'une volonté et d'une âme.

Par une coïncidence singulière, c'est encore le nom de Léman qu'on a retenu ici, dans l'épisode comme dans le drame total, parce que, quand Léman eut décidé de laisser aux forts le soin de défendre Liège, il se réfugia à Loncin, puis y fut fait prisonnier et rédigea au roi sa lettre fameuse.

Loncin, comme on sait, au-dessus d'Ans, est, à proximité de la route de Bruxelles, un fort entre les forts de Lantin et de Hollogne.

Le commandant Naessens le commandait depuis juillet 1907.

C'était un homme qui avait la foi, la foi dans son rôle et dans sa patrie évidemment, mais aussi dans ses hommes. Il leur tenait, à leur arrivée et à leur départ, ce langage un peu pompeux et martial qui paraissait détonner dans la placide Belgique d'alors et qui se trouva être le langage qui convenait .à ce peuple, à ces soldats ayant la pudeur de leur loyauté et de leur héroïsme.

Naessens parle d'eux tous avec émotion; ce n'est pas lui qui voudrait laisser dans l'ombre qui que ce soit ayant servi sous ses ordres.

« Je les connaissais, dit-il, en parlant des fantassins aussi bien que des artilleurs, puisqu'ils étaient en garnison au fort de Loncin, en temps de paix... Ils appartenaient à la compagnie du capitaine commandant Duchesne, du 14 de ligne, tombé en héros 'à Romzée, dès le 6 août, en tenant tête, jusqu'à bout portant, à des forces ennemies d'une supériorité écrasante.

» Puis, ils se trouvaient sous les ordres directs d'un autre héros liégeois, un enfant encore, le sous-lieutenant Remy, qui, rapidement, prit un tel ascendant sur eux qu'il vint me dire bientôt: « Mon commandant, je réponds de mes fantassins comme vous pouvez le faire de vos artilleurs,- ils se feront tuer jusqu'au dernier. »

Il eut encore comme collaborateurs:

» Le lieutenant Modart, officier d'une science, d'une valeur et d'une bravoure exceptionnelles, qui avait le commandement direct de l'artillerie. Il était le bras droit de Naessens.

» Le surveillant principal du génie Gabriel, chef du service du génie, qui travaillait nuit et jour et exposait sa vie sans compter.

» Le sous-lieutenant Javaux,- les adjudants Mon-seur, Damoiseaux, Lefèvre; le r maréchal des logis chef Adam; le 7er sergent-major Gendarme; le sergent-major Musotte,- les sergents Van Houteren, Massart, Pirnay; les maréchaux des logis Noé, Pe-vée, Raux, Lemaire, etc., qui, tous, furent également d'un dévouement et d'une bravoure à toute épreuve. »

C'est le 29 juillet que commence la mise en état de défense du fort.

Dans la nuit du 3 au 4 août, les Allemands ont franchi la frontière. Naessens réunit sa garnison dans le fossé du front de gorge du fort, et là se passa une scène d'une grandeur remarquable, dont tous les rescapés se souviendront toujours, non sans une légitime fierté.

Lorsque, après une petite allocution, rappelant ce que la patrie attendait d'eux, le commandant conclut: « Donc, nous jurons de lutter jusqu'au dernier obus, jusqu'à la dernière cartouche, jusqu'au dernier hommet et personne de nous ne se rendra!», un cri unanime et formidable retentit: « Nous le jurons! Vive la Belgique! Vive le Roi! Vive le commandant! »

Et ce serment fut tenu jusqu'au bout.

Puis, c'est la longue expectative; une organisation du ravitaillement et du service de renseignements qui est extrêmement ingénieuse; il faut aussi se prémunir contre les espions dont le pays est latéralement infesté. Il y a à citer, parmi tant d'exploits, ceux qu'on appela — un peu sans bien réfléchir — la bande à Bonnot.

C'était un groupe d'automobilistes mené par le caporal Polain, du 14e de ligne.

Ils faisaient surtout des reconnaissances à distance, en attaquant les cavaliers et les groupes isolés ennemis.

Disposant de trois ou quatre autos dont chacune était pourvue d'une caisse de deux mille cartouches, armés de fusils et de carabines, n'ayant peur de rien, ni de personne, toujours en route, ils inspiraient une véritable terreur aux Boches.

Le chef de service de santé du fort, le Lt. Bossy, en les voyant rentrer, dès le début de l'arrivée des Allemands devant Liège, avec une quantité de selles, de brides, d'armes, etc., prises à l'ennemi et dont ils remplirent bientôt tout un local du fort, s'écria: « Mais c'est la bande Bonnot, cela! »

Depuis lors, toute la garnison du fort ne leur donna plus d'autre nom, et eux-mêmes l'adoptèrent avec enthousiasme.

Certains de leurs exploits resteront toujours ignorés, et pour cause: c'est qu'ils les accomplissaient au hasard des rencontres et, au retour, ne s'en vantaient pas, trouvant tout cela fort simple. Puis, ils avaient la poigne très rude; le commandant s'était entendu à demi mot, pour certaines choses.

Dès le 6 août, Polain lui disait: « Mon commandant, l'ennemi s'est emparé des deux chevaux du général, faut-il aller lui en chercher deux autres? » Et à la réponse: « Où? », il riposta: « Mais nous irons les prendre aux Allemands, du côté de Visé. »

Ils partirent et revinrent, après une courte absence, avec deux chevaux de selle boches. Pendant que le commandant examinait les bêtes, Us lui proposèrent d'aller chercher une monture pour lui aussi et, ayant obtenu son consentement, ils se remirent en route et ramenèrent un cheval d'officier.

Ils rapportaient au fort tout ce que leurs camarades demandaient, en fait de souvenirs enlevés à l'ennemi: lances, fusils, carabines, revolvers, sabres, etc.; presque tout le monde avait son petit musée. Comme ils demandaient au commandant ce qu'il désirait, il répondit en riant: « Un casque d'officier ». Il l'eut le jour même.

Un jour, les occupants d'une auto arrêtèrent celle-ci au milieu d'un champ de blé, sous la garde d'un chauffeur français qu'on avait engagé pour la durée de la guerre et se mirent à ramper pour surprendre des cavaliers allemands qui avaient mis pied à terre et qu'un shrapnel, envoyé par le fort, dispersa.

En revenant, ils virent leur voiture entourée d'un autre groupe de cavaliers ennemis. Une escarmouche eut pour résultat la mort de deux de ceux-ci et la fuite des autres, sauf un comte von Bredow, qui fui capîurê et conduit au fort. En remettant leur prisonnier, ils constatèrent que le chauffeur français n'était plus avec eux; ils retournèrent à toute vitesse sur le lieu du combat et enlevèrent leur camarade du blé où il se tenait caché, malgré la présence, dans les environs immédiats, de forces sérieuses de l'adversaire.

 

Mais »n voilà assez sur ces épisodes d'avant le drame. Après le 6 août, le fort de Loncin était livré à lui-même sans troupes de couverture et, chose imprévue, au lieu d'être attaqué de l'extérieur, il allait l'être de l'intérieur, de Liège même.

Les 9 et 10 août, les fantassins accomplissent des opérations à l'extérieur, mettent en fuite des détachements ennemis, pourchassent des cyclistes, dégagent des villages.

Jusqu'au 14 août, grâce à la bravoure et au dévouement inlassables de tous, les Allemands ne parvinrent pas à franchir la crête du versant de la rive gauche de la Meuse, ni à s'établir à moins de 3 kilomètres du fort, et leur artillerie, dont nos observateurs et nos espions relevaient les emplacements, fut réduite au silence chaque fois qu'elle ouvrit le feu contre nous. Ils subirent de lourdes pertes.

Les journées sont de plus en plus tragiques: 8, 9, 10 août, l'artillerie du fort fait de bonne besogne, mais le cercle de feu se resserre. Des Allemands essaient de s'introduire comme parlementaires.

Le général Léman est au fort. C'est lui qui, plus tard, témoin et bon juge, dira: « Toute la garnison de Loncin devrait être décorée. »

Les bombardements sont de plus en plus terribles. On sauve à Huy et de là en France les onze millions appartenant à l'Etat belge que le général Léman a apportés avec lui.

Le 14 août, l'encerclement était complet et les Allemands s'étaient infiltrés dans les vergers du village de Loncin.

Pendant la journée du 15 août, les soldats du fort de Loncin ont écrit, avec leur sang, l'une des plus belles pages de l'histoire de la guerre.

Vers une heure de la nuit, un obus défonce le blindage du local à canon flanquant la poterne d'entrée, réduit le canonnier de garde en bouillie et provoque l'explosion d'une grande partie des munitions.

La pièce est ensevelie dans tes débris. Il faut, de toute urgence, la remettre en état ou la remplacer et la réapprovisionner.

Sans hésiter une seconde, malgré le grand danger de nouvelles explosions, les adiudants d'artillerie Monseur et Damoiseaux se précipitent avec le maréchal de logis Masin et anelaues canonniers dans le local et se mettent à le déblayer.

Pendant QU'US sont à leur dangereux travail, an gros obus défonce le blindage du local voisin: ils continuent imperturbablement leur besogne comme s'ils avaient été à l'exercice.

Et il en fut ainsi tout le temps.

Qu'on demande aux rescapés s'ils ont vu trembler un seul de leurs hommes. Tous n'avaient peur que d'une chose: c'est que le commandant croie qu'ils avaient peur.

A la fin de la nuit, le fort est déjà sérieusement endommagé.

Dès l'aube, le bombardement redouble de violence.

Les projectiles tombent par rafales, venant de toutes les directions: Liège, Ans, Alleur, Loncin, Liers, Xhendremael, Hognoul, Fooz.

Qu'on se représente, si possible, l'aspect de ce-fort, isolé dans la vaste plaine déserte, point de convergence de tous ces formidables obus accourant, avec des hurlements affreux, de tous les points de l'horizon et éclatant, avec un fracas effroyablet au milieu des flammes et des fumées verdâtres.

Abrégeons le récit de cette agonie sublime. Le commandant s'attend à une attaque de vive force, ses hommes s'y préparent presque joyeusement. Enfin, ils verront donc face à face cet ennemi qui les écrase, les asphyxie, les enfume, les broie! Mais les obus de 42 centimètres tombent et à 17 heures, le magasin à poudre fait explosion et le fort saute. Le commandant s'évanouit.

On sait les détails splendides qui suivirent: des mourants criaient: « Vive la Belgique! » et combattaient encore.

Des survivants s'échappaient déjà du fort même.

Un Flamand limbourgeois, Yans, ayant les pieds brûlés, parcourut plusieurs kilomètres, en se traînant à genoux à travers les champs de blé; il passa la nuit du 15 au 16 dans un poulailler où il se cacha. Après avoir été recueilli par des personnes charitables et soigné pendant quelque temps, il se remit en route et participa déjà à la défense d'Anvers.

Le général en chef allemand rendit visite à l'hôpital militaire au commandant Naessens, et, soulevant l'une de ses mains brûlées, dit: « Croyez bien, commandant, que c'est un grand honneur pour moi de pouvoir serrer la main à un aussi brave officier que vous. »

Lorsqu'il put se lever, le commandant s'approcha, un jour, du lit de l'un des soldais qui avait été très grièvement blessé et brûlé. Il ne bougea pas et la sœur qui le soignait déclara qu'il n'avait pas encore proféré une parole.

Quelque temps après, Naessens retourna auprès de lui et l'appela par son nom. Il entr'ouvrit l'œil qui lui restait et se dressa, comme un ressort, en disant: « Nous ne nous sommes tout de même pas rendus, n'est-ce pas? mon commandant. »

Dans une école transformée en ambulance, où se trouvaient des rescapés du fort, on pouvait lire la phrase suivante, écrite et répétée sur toute l'étendue du tableau noir: « Le fort de Loncin ne s'est pas rendu. »

Telle fut la fin de Loncin, tels furent les hommes, tel fut le chef qui inspira cette page, la plus belle de la défense de Liège, l'une des plus belles de la guerre.

Nous l'avons rappelée un peu longuement, mais il le fallait pour la justice.

Les Trois Mousquataires

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