de la revue du ‘Touring Club de Belgique’, 1917 et 1918
'Souvenirs d'une Maman de Soldat'
par Jeanne Thonet

Liège, Août 1914

 

A la fin de juillet 1914, nous combinions, un voyage de vacances, un beau voyage en Suisse. Nous passerions d'abord quinze jours à Martelange avec des amis bruxellois.

Le 26, nos amis nous écrivirent qu'ils renonçaient à se rendre à Martelange, considérant, dans l'éventualité de la guerre, le séjour comme dangereux. Un acquittement prévu venait de terminer, en France, un procès qui avait tenu l'Europe en suspens. Très occupés de ce procès et des préparatifs du départ, les menaces de guerre entre l'Allemagne et la France nous laissaient fort sceptiques. Nous savions qu'on se battait, là-bas, aux confins de l'Autriche et de la Serbie et que la Russie n'abandonnerait pas ses frères slaves; mais le tzar et l'empereur échangeaient des télégrammes, on parlementait, donc on était sauvé!

La décision de nos amis aiguilla notre attention vers la gravité des conjonctures; quelqu'un cependant nous écrivait de Verviers: « Peut-être la bêtise et la tartufferie de certains gouvernements sont-elles plus grandes que nous ne le croyons... Pourtant on ne s'émeut pas dans notre petit clan peu crédule. »

Pouvait-on concevoir, en effet, que la guerre, cette survivance des premiers âges, dût lancer l'une contre l'autre en d'horrifiantes mêlées, les nations raffinées de la XXe siècle? Ce qui paraissait conforme aux mœurs des peuples balkaniques — ceux qui vivent loin de nous, nous semblent toujours un peu barbares — eût été monstrueux chez nous.

A Liège, la mobilisation s'effectuait rapidement. La 3e division d'armée s'apprêtait à défendre les intervalles des forts; régiments d'infanterie, trains d'artillerie, brigades mixtes en prenaient le chemin.

Nos troupiers, l'allure martiale, défilaient allègrement; par fois, s'arrêtant, ils formaient des faisceaux, jouissaient d'un instant de repos, plaisantaient, goguenardaient, s'épongeaient le visage, et le cortège poursuivait sa route, les artilleurs balancés sur les caissons les mitrailleuses traînées par de gros chiens, ressemblant à des jouets peints à neuf.

Devant les casernes et les écoles, les soldats, assis sur: des bottes de paille fraîche, attendaient, qu'on leur désignât un « domicile » provisoire. Les rues étaient peuplées d'uniformes, encombrées du charroi intense des fourragères convoyant d'énormes provendes vers la plaine des manœuvres. Veaux, vaches, moutons et porcs, dévalant des campagnes s'y rendaient de même.

Ce vaste quadrilatère préstentait le spectacle animé et confus d'une arche de Noé moderne et les garde-civique, dévolue, pendant cette guerre, à de si diverses fortunes, en défendait les accès.

Des vaches parquées dans les parages, des femmes: allégeaient les mamelles trop pesantes dont elles-emportaient gratuitement le lait gras.

Par le soleil ardent, nous vîmes le 9e de ligne gravir le Thier de la Chartreuse; sur le parcours, on offrait aux soldats dé la bière et dès limonades qu'ils absorbaient, avidement. L'un d'eux, mince et blond, qui ressemblait au roi, nous apprit que son régiment était le favori des Bruxellois, qu'on l'avait acclamé au départ et, comme nous exprimions notre satisfaction à le voir si joyeux, il répondit: « Je suis calme, sûr de ma chance, nous vaincrons et je reviendrai. »

Pauvre 9e de ligne, si cruellement décimé! Combien en est-il revenu de ses lignards? S'il vit, le jeune soldat blond, optimiste, quel souvenir pour lui que ce massacre où les Belges, un contre vingt, ont si royalement accompli leur devoir.

C'était le 4 août. Après un ultimatum qui constituait un défi à l'honneur d'une nation, l'Allemagne envahissait notre Belgique. Deux proclamations nous l'annonçaient:

4 août 1914. VILLE DE LIEGE Le Bourgmestre à la population liégeoise:

« Au mépris du droit des gens, l'armée allemande vient d'envahir le sol de la Belgique.
Je fais appel au sang-froid et à l'énergie de nos concitoyens. Je les conjure de rester calmes devant le danger et d'empêcher tout désordre. Que chacun fasse son devoir. Songeons à la Patrie. »

Le Bourgmestre: KLEYER.

 

Liège, le 4 août 1914. « Aux habitants du pays de Liège:

La grande Allemagne envahit notre territoire après un ultimatum qui constitue un outrage. La petite Belgique a relevé fièrement le gant. L'armée va faire son devoir.
La population du pays de Liège accomplira le sien! Aussi ne cessera-t-elle de donner l'exemple du calme et du respect aux lois. Son ardent patriotisme en répond. Vive le Roi, commandant en chef de l'armée! Vive la Belgique!

Le lieutenant-général Gouverneur militaire de Liège, LEMAN »

 

Mon fils devenait nerveux. Nous éludions une prière que nous devinions dans son cœur. A chaque instant, des jeunes gens qui s'étaient engagés pour la durée de la guerre partaient en chantant, suscitant l'enthousiasme de tous. Charles, nous le savions, aspirait à défendre son pays et nous ne pouvions nous résoudre au départ de l'enfant. Pourtant, nous admettions, nous approuvions son désir. De là, un conflit sans trêve et nous tâchions à tromper notre angoisse en parcourant la ville, en observant les choses. La garde civique de Verviers vint renforcer la nôtre; les Allemands étaient dans la province. L'après-midi, un marchand laitier nous conta qu'il avait vu des uhlans à Visé. Chariot nous supplia de le laisser partir. Son père hésitait, je résistais encore. Ils quittèrent la maison sous un prétexte banal et, lorsqu'ils rentrèrent, l'engagement était signé.

Comment vécûmes-nous cette dernière soirée! Accablée de tristesse, d'affreuses appréhensions, je lui prépare un léger bagage: un peu de nourriture et ce qu'il faut pour coudre, du linge de rechange et des médicaments. Je pleurais. Il s'étonnait de mon chagrin, confiant, lui aussi, dans sa destinée, heureux d'être bientôt utile à la Belgique.

Le lendemain, le groupe de volontaires dont il faisait partie passa devant notre maison. Charles était le compagnon d'armes d'un de nos voisins, son aîné, qu'on avait déjà surnommé Batifoul, un sobriquet séant à son humeur folâtre. Puisque lès volontaires avaient le droit de choisir leur régiment, pour eux ce serait, disaient-ils, le 12e de ligne qui devait prendre part à la défense de Liège. Bientôt donc nous les reverrions, et le soir même ils nous écriraient.

Nous accompagnâmes notre fils à la gare et nous perdîmes avec lui dans la foule des jeunes recrues qui attendaient le départ. Déchirants adieux! L'attente se prolonge, on s'obstine à demeurer, à parler, on regarde de toute son âme, à cherche le contact chaud et vivant de la main; on voudrait vivre intensément cette minute suprême et c'est une agonie.

La mère de Batifoul donne une note gaie: « Surtout », lui recommande-t-elle naïvement, « pas d'imprudence! » On sourit des lèvres. Cependant, c'est déjà l'absence, le cœur des enfants n'est plus là. On s'étonne de l'intensité de la douleur; pourquoi s'être infligé une telle torture?

Le train siffle: la Brabançonne nous répond, clamée par des milliers de jeunes voix, et les visages se barbouillent de bienfaisantes larmes.

Les groupes se forment, et lui, les yeux déjà tournés vers le rang, lui qui se morfondait impatient au foyer, n'éprouve plus qu'une délivrance enivrée.

De retour à la maison vide, il me sembla qu'il y régnait un air glacé. Je m'étonnais d'avoir apprécié ces tableaux et ces meubles, ces bibelots amoureusement choisis. Que m'importait tout cela, tout cela? Une grêle de mitraille pouvait bien les atteindre. Le plus terrible mal, il me semblait qu'il était consommé. Quoi qu'il leur puisse advenir, pensais- je, qu'ils seront heureux ceux que la tourmente n'aura pas séparés! J'entrai dans la chambre de mon fils. Je touchai ses vêtements, ses livres, ses soldats de plomb, avec quoi, hier encore, il jouait. Puis, j'eus l'horreur de ma maison. Eh quoi, cette élégance, ce confort, ce repos quand nos pauvres soldats luttent, saignent, gémissent! On frémissait d'activité inemployée: se rendre utile, soulager, réparer!

Je m'enrôlai parmi le personnel d'une ambulance subsidiaire, « le Vieux Liège », société d'excursions et de recherches archéologiques qui proposait à ses membres des occupations autrement essentielles que la découverte d'un fossile ou la classement d'un parchemin. Toutes choses nous faisaient défaut mais, grâce à la générosité de nos concitoyens, trente lits étaient préparés le lendemain dans la grande salle mauresque de l'hôtel Continental, mise gracieusement à notre disposition, Nous aurions droit au brassard officiel de la Croix Rouge dès qu'on nous confierait un blessé.

Le premier coup de canon fut une révélation terrible. La guerre, que je n'avais guère évoquée que dans les silhouettes sympathiques d'un grognard de l’armée ou du cosaque Tarass Boulba, la guerre était chez nous, dans notre pacifique et paisible Belgique, et nous allions la vivre, et j'étais maman de soldat!

Ce coup de canon venait de conférer un sens précis au mot, brutal et malsonnant comme un anachronisme: une effroyable tuerie, multipliée par la puissance et la variété des engns modernes, par le nombre des combattants.

Et pourtant, telle était notre haine de l'envahisseur que nous aimions l'entendre, la puissante voix des forts. Ne criaient-ils pas la fière réponse du peuple belge à un potentat sans vergogne? Ne ravagaient-ils point les rangs de l'ennemi? N'endiguaient-ils point ses furieux assauts? Il vaincrait, peut-être; il vaincrait, sans doute. Mais, du moins, qu'il apprît à ses dépens ce qu'il en coûte de mépriser le droit et les traités. S'il devait se frayer une route dans nos provinces, que ce fût route si sanglante qu'il regrettât toujours de l'avoir choisie.

Ignorante du drame formidable qui se joue au delà des collines et dont elle ne perçoit que les échos, la cité est extrêmement fébrile. Des passants s'interrogent, des inconnus s'abordent, des voisins, qui jadis se saluaient à peine, s'offrent l'hospitalité. Sur les édifices publics, les magasins, les maisons particulières, d'aucuns par pitié, d'autre par snobisme, d'autres encore par frayeur, arboraient le drapeau de Genève. De grandes dames, leurs salons convertis en ambulances, attendaient sur les trottoirs, en longs tabliers d'infirmières, leur premier blessé qu'elles réclamaient énergiquement. Les ménagères prévoyantes entassaient dans leurs armoires le lard, le chocolat, les légumes secs et tout ce que le temps n'altère pas. Les magasins furent bientôt vides. Les banques, assiégées, distribuaient le numéraire par monceaux et la foule devint si houleuse devant elles qu'on redouta quelque désordre; la police, impuissante à la maîtriser, prit le parti de l'asperger au moyen de tuyaux d'arrosage, ce qui produisit la diversion qu'on peut aisément s'imaginer.

Des bruits graves se confirmèrent: on parlait d'un escadron de lanciers décimé à Plainevaux et de son colonel tué. Aux intervalles des forts, les assauts réitérés d'un ennemi trop puissant épuisaient notre résistance.

— Liège tiendra, nous disait cependant le soir un capitaine d'état-major, nous attendons une armée de secours.

Cette nuit d'insomnie me parut interminable. Attentive à ses voix, j'entendais gronder le canon et de vagues et lointaines rumeurs que je ne pouvais définir.

Au point du jour, une galopade effrénée retentit sous nos fenêtres: des cavaliers bondissaient vers la citadelle, un motocycliste y emportait un drapeau allemand.

Des troupes passèrent de nouveau vers 7 heures dans un désordre inexprimable. Lignards harassés, courbés au poids du sac, cavaliers, fantassins, pêle-mêle, bataillons débandés dont ralentissaient l'allure des fuyards, hommes et femmes encombrés d'enfants et de bêtes qu'ils chassaient devant eux.

— Que se passe-t-il? demandai-je.

D'un geste vague, l'un me désigne le nord puis, hagard, tête basse, se hâte, les épaules ployées comme sous la menace d'un danger imminent.

Un jeune officier de nos amis, Georges P..., s'arrête devant notre porte. Son air crâne et joyeux contraste avec celui des fugitifs. Tandis qu'il se restaure sommairement, il narre l'événement promoteur de cette panique, l'audacieuse tentative de quelques uhlans descendus de Vottem pour s'emparer de notre état-major. Plusieurs versions de cet incident ont été propagées par la ville. Je tiens la suivante d'un habitant du Thier-à-Liége qui fut témoin d'un des coups de main les plus hardis que les annales de cette guerre auront à enregistrer:

 

 

Cette nuit du 5 au 6 août, un parti d'Allemands, 50 hommes environ, quittaient Lixhe et gagnaient, à la faveur de l'ombre, Vottem et le Thier-à-Liége. Déjà, sans doute, leur séjour dans nos villages s'était caractérisé par des meurtres et des incendies, car des paysans fuyaient à leur approche, venant demander asile au couvent du Thier. Un groupe d'uniformes gris se dessina, mais si confus dans la pénombre de l'aube, qu'on les prit d'abord pour des uniformes belges poussiéreux. Ils passèrent devant les maisons du faubourg, abordèrent l'agent C... qui regagnait sa demeure et le requirent, sous menace de mort, de les conduire à la mairie belge. Etait-ce notre hôtel de ville que ces hommes voulaient surprendre? Espéraient-ils y atteindre le cœur même de Liège et paralyser sa défense? Chemin faisant, ils tuèrent, d'un coup de baïonnette, un ouvrier inoffensif et deux de nos soldats.

Lorsqu'ils surgirent rue Saint-Léonard, les habitants de la chaussée — tant était ferme chez nous l'espoir d'un prompt secours — crurent à l'arrivée des Anglais et les acclamèrent avec un enthousiasme délirant. Mais, à leur entrée rue Sainte-Foi, où séjournait l'état-major, ce fut la chanson des balles qui acceuillit ces Teutons trop pressés, tandis que le général Leman, averti du danger, s'esquivait de la maison qu'il occupait, gagnait la Fonderie de canons communiquant avec la voie ferrée et, de là, sur un truck, le fort de Loncin. Décimés par la fusillade nourrie, les Allemands se replièrent en désordre vers les hauteurs de Vottem. Cinq d'entre eux, cinq officiers, avaient perdu la vie; parmi les nôtres, le commandant Marchand et le gendarme Houba.

Georges P... me raconta les choses de la même façon; c'était lui, ce motocycliste qui était passé le matin, brandissant le premier trophée de l'armée belge, le drapeau mecklembourgieois pris à Wandre. Le jeune officier se remit en routa en me priant de rassurer sa mère, ce que je fis volontiers après une autre visite qu'il serait inutile de noter si elle ne m'avait permis de rencontrer un détachement de gardes civiques fort en peine et de juger de leurs tribulations.

On a beaucoup médit de nos gardes, et je crois qu'on exagéra. Ce qui leur manquait le plus, c'était l'habitude de la guerre. Ils ne sont pas des guerriers, c'est certain, et nous savons qu'aux temps d'émeutes leur mot d'ordre est: « La crosse en l'air ». Dans l'affolement de ces jours imprévus, pouvaient-ils subitement se réveiller lions? N'exigeons de cette institution que ce qui est propre à sa nature: les parades chamarrées, les défilés superbes à l'avenue Rogier, sous le soleil de juin.

La compagnie dont je parle me semblait fort embarrassée de ce qu'il convenait de faire, soit qu'elle n'eût point reçu d'ordres, soit qu'il lui fût aride de les exécuter. Point de chefs, m'a-t-il semblé, mais l'un des gardes, qui parlait haut, était fort écouté.

— Restons ici, s'écriait-il, si nous descendons vers la ville, nous rencontrerons les Allemands!

— Pourtant, risquait un autre, il faudra bien rentrer; que faisons-nous ici? Les femmes seront inquiètes...

Je leur certifiai aussitôt qu'il n'était pas un seul Allemand à Liège, et leur courage se raffermit. Ils se rangèrent et, après un « Merci, savez-vous, Madame », sorti du cœur, ils se dirigèrent vers la ville, et d'une allure très martiale, ma foi. Il était 10 heures 1/2 quand j'arrivai chez Mme P... et je m'y attardai.

La Meuse, devant nous, roulait son onde calme lutinée par le soleil. Immobiles aux vitres, nous regardions le fleuve et parlions de nos soldats chéris. Soudain, un sifflement étrange strida, une masse grise voila le ciel comme un nuage et tomba dans la Meuse, qui reflua en une forte colonne d'eau et brisa son ressac contre les quais de pierre.

— Ils bombardent Liège, m'écriai-je, aux sous-sol, aux sous-sol!

J'entends encore Mme P... me répondre:

— Attendez-moi, je ferme mes fenêtres.

Mais ce n'est que longtemps après que nous savourerons l'ironie de la phrase et du geste. Nous nous hâtons vers les caves, souterrains voûtés aux fortes assises, où viennent nous rejoindre les autres habitants de la demeure, deux dames et la concierge. L'air vibre d'un nouveau sifflement concluant par une détonation formidable, puis d'un troisième qui éclate en tonnerre au-dessus de nos têtes, ébranlant la maison jusqu'en les fondations: le second étage est touché.

— Mon pauvre « home », fait Mme P...

C'est la seule plainte. Par deux fois encore, les obus s'abattent sur la demeure qu'ils mutilent, détruisant les appartements de mes compagnes, leurs meubles familiers, leurs souvenirs très chers. Les victimes, qui n'ont plus de foyer, semblent se soumettre à la fatalité, confronter leur chagrin avec une préoccupation plus hautaine, collective, et l'y subordonner.

Mais la concierge éclate en gémissements, nous désigne un paquet qu'on entrevoit dans la pénombre et nous avoue qu'il constitue le produit de ses économies laborieuses, son petit pécule.

— Mesdames, implore-t-elle, vous êtes d'honnêtes gens. Promettez-moi, s'il m'arrive malheur, de restituer ces valeurs à mon fils.

Nous promettons. En dépit de la gravité de l'heure, cette scène me divertit. Je me rappelle la mine rogue qu'avait naguère la pipelette, son air important, son parler revèche et j'admire l'action des vissicitudes.

Mais cela ne dure qu'un moment. J'écoute un bruit persistant et monotome qui m'inquiète. Est-ce le feu? Je n'ose le dire. A cet instant, une main violente ébranle la sonnette; la concierge s'élance vers la porte, et la voix des pompiers nous enjoint de sortir.

Sortir? Mais où se réfugier? Après avoir vainement hélé mon amie, je me glissai, seule, le long des quais, interrogeant l'horizon d'où la mort pouvait surgir. Le ciel pur, le brillant soleil qui dorait les collines semblaient protester de toute leur tranquille splendeur contre les événements qui troublaient la paix du monde. Quais et ponts déserts, plus lugubres peut-être dans cette chaude lumière qu'ils ne seraient durant le bombardement nocturne. Que resterait-il tout à l'heure de la cité de Liège?

J'eus un regard pour les belles maisons de l’ « Ile de Commerce », pour notre vivante université, puis en arrière vers la poste, le quai de la Goffe et ces deux joyaux: la maison Curtius et l'église romane de Saint-Barthélémy.

Le pont des Arches, le plus beau de nos ponts, que l'artillerie belge avait tenté de détruire, offrait entre ses piliers médians, une large brèche et barrait le fleuve de débris affleurant.

J'étais à proximité d'une maison amie où je résolus de chercher asile. La bonne, qui s'y trouvait seule, m'accueillit avec le même empressement qu'aux stoirs de fête du dernier hiver. Le maître du logis ne tarda pas à rentrer. Inquiet, tout absorbé par l'absence de sa femme, il s'attabla, silencieux, mangea machinalement des mets qu'on lui servit. Je ne sais s'il avait pris garde à ma présence; il n'y paraissait pas; mais comme j'étais à jeun, je m'attablai sans qu'il m'y invitât devant le second couvert et je partageai son dîner. Sa femme revint enfin, très agitée; elle se jeta dans ses bras, dans les miens. Tous deux alors m'interrogeant, je les instruisis des événements qui m'avaient amenée chez eux. Mon amie s'écria qu'elle avait vu la maison en flammes; elle me plaignit, m'embrassa de nouveau et tous deux me félicitèrent d'avoir échappé au danger. L'orage semblait apaisé et il me tardait de regagner ma demeure. Affublée d'un manteau et d'un chapeau de fortune, je refis le chemin récemment parcouru. La maison quittée tout à l'heure brûlait toujours, en dépit des efforts de nos pompiers. J'avisai la concierge qui se tenait debout sur le quai; parmi ses meubles ravis à l'incendie. Elle me regarda avec un peu d'incertitude et d'effarement, puis, m'ayant reconnue, m'apprit que Mme P... s'était efforcée de sauver quelques valeurs et des vêtements, ce qui m'expliqua sa disparition momentanée. Je devais d'ailleurs la revoir bientôt.

Les rues s'animaient; le gouverneur et le bourgmestre les parcouraient en voiture, réconfortant les habitants par leur présence, et des pourparlers engagés au sujet de la reddition de la ville nous assuraient les bienfaits d'un armistice, une éclaircie avant le déchaînement final de la tempête. Je pus regagner ma maison où je fus accueillie par un éclat de rire qui me gagna lorsque j'interrogeai mon miroir. Les épaules comprimées dans une veste étriquée, la tête surmontée d'un chapeau trop petit, j'étais à la ressemblance d'une idole hindoue, raide et drôlette, et je m'expliquai aisément l'attitude de la concierge et le salut hésitant de quelques amis rencontrés au retour.

Ces actualités tragi-comiques nous avaient un instant détournés de nos angoisses. L'après-midi me les restitua car, vers 3 heures, je me rendis à l'ambulance, au moment précis où déferla sur la ville cette vague de blessés et de mourants qui combla, en une heure, toutes les infirmeries officielles ou privées.

La faculté de réaction propre à la jeunesse faisait de notre local une chose active et bourdonnante où, depuis le matin, les infirmières, improvisées pour la plupart, taillaient des bandes, des triangles, des frondes de pansement, organisaient la pharmacie, préparaient la cuisine.

Donc, vers 3 heures, les autos s'arrêtent devant la porte; un avertissement soudain revêt les visages de gravité et nous nous rangeons pieusement, silencieusement, en proie à un immense désespoir, mais animés par la volonté de servir. C'est que les brancards s'annoncent au pas lourds des servants. Ils s'approchent et déposent bientôt parmi nous les blessés inertes et voilés, premières victimes d'une guerre dont les fastes de l'humanité parleront avec épouvante.

Que n'eût-on pas donné pour les secourir! Hélas! bien des fois nous nous constaterons impuissantes!

Impuissantes, nous l'étions déjà pour ces deux martyrs dont l'état requérait l'appareil de la grande chirurgie que nous ne possédions pas. Il fallut les transporter à l'hôpital et il en fut de même pour le cinquième blessé, qui était un Allemand. On ne souleva point la couverture qui nous dérobait les jambes, criblées d'éclats d'obus. Une double amputation, seule, pouvait le sauver. Il ne paraissait pas souffrir, nous contemplait sans proférer une parole, d'un œil jeune et doux, d'un regard étonné.

Si j'avais éprouvé d'abord quelque répulsion en apercevant cet uniforme gris sur la civière, ce n'était plus à présent dans tout mon être qu'impartiale pitié. Nous ignorions alors les crimes de la soldatesque allemande: cet infortuné, me disais-je, peut être doux et bon comme l'indique son vuage. N'a-t-il pas, là-bas, au pays, une femme et des enfants qui l'adorent, une vie organisée, un foyer qui l'attend? Souhaitait-il cette guerre infâme?

Ce blessé, nous ne pouvions le maudire, mais notre haine se concentrait sur ces deux personnages invisibles dont l'ambition démesurée et la démence belliqueuse avaient fomenté ce carnage: l'Empereur et son fils.

Un Belge agonisait. Je n'oublierai point son visage blême; ces narines translucides, ces paupières à demi-béantes sur des yeux révulsés, ce corps inerte en proie aux glaces de la mort et le râle qui s'échappait de ses lèvres exsangues.

Petit soldat tombé pour la Patrie et qui bientôt cesserez de souffrir, ce n'était pas à vous que je pensais alors. Je songeais à votre mère, à toutes les mères lointaines dont les fils disparaîtraient ainsi et qui ne sauraient rien de leurs derniers instants... Oh! rouvrir un moment ces yeux, y voir luire une dernière pensée, entendre de cette bouche un mot réconfortant, puis aller un jour à cette mère et lui dire: — II n'était pas seul à cette heure d'ombre; une femme l'endormit avec sollicitude comme vous eussiez fait; mes yeux ont cueilli son dernier sourire et je vous l'apporte, puisqu'il fut pour vous... Mais le petit soldat ne se réveilla point.

Le docteur se multipliait, lavant, pansant les plaies, réduisant les fractures, soulageant tous ces blessés, superbement courageux. Je me rappelle, entre autres, l'un d'eux, dont les jambes étaient percées par des balles. J'avais, antisepsie rapide et sûre, mais cruelle aussi, à badigeonner de teinture d'iode les orifices des plaies. J'encourageais le patient qui ricanait de douleur, lui parlais de guérison prochaine et le félicitais de s'être bien battu.

— Ah! Madame, s'écria-t-il, oublieux de ses tourments, si l'on pouvait seulement recommencer!

Un autre, le pouce entaillé d'un coup de baïonnette, semblait éprouver d'indicibles souffrances tandis que le médecin sutturait l'hyatus sanglant. Rien ne les trahissait pourtant que les contractions involontaires des muscles du visage et son poing valide ébauchait un geste de menace.

Nos infirmes pansés reposèrent bientôt sur leurs couchettes, d'aucuns fiévreux, d'autres déjà calmés, béatement satisfaits du silence et des soins, des présences tutélaires, dociles ainsi que des enfants.

De nos hautes fenêtres commandant lecentre de la ville, nous avions pu la voir, toute l’après-dînée vibrante d'une agitation indicible.

Deux officiers français se promenaient alors dans nos rues où leur présence provoquait un enthousiasme délirant. Ces officiers, des espions allemands déguisés, m'a-t-on dit, la foule, place du Théâtre, d’un geste irrésistible, les porta en triomphe. Une vie intense avait animé la place Saint-Lambert et les abords de l'hôtel de ville, où flottait le drapeau parlementaire. Maintenant, aux rumeurs succédait un silence grave; au mouvement, une solitude absolue, tragique. C'est qu'on enlevait l'étendard blanc de la mairie: les négociations n'ayant pas abouti, l'armistice était dénoncé.

Le général Léman s'obstinait dans son héroïsme sans mesure et poursuivait un destin digne des Anciens. Les Anciens? Mais qu'ont-ils à nous enseigner? Liège, Haelen, Aerschot, Waelhem, Kippe, Houthulst, n'est-ce pas là des noms à graver dans l’airin? L’Yser, ne sonne-t-il pas comme les Thermopyles? Cette poigné de braves qu’on nomme l’armée belge resistant, durant des années, à l’armée la plus puisante et nombreuse et la mieux organisée de la terre, la déconcertant, la harcelant, la décimant, étonnant le monde par son endurance, ne dote-elle pas le siècle d'une somme d'héroïsme que les « temps héroïques » n'auront pas surpassée?

Les derniers curieux attardés regagnaient en hâte leur demeure; le bombardement était imminent.

Le cœur en suspens, je contemplais ces malheureux blessés qu'un projectile pouvait atteindre et toutes ces jeunes filles qui travaillaient, imperturbables, héroïques, elles aussi, sans s'en douter peut-être...

Avec le sifflement connu, un shrapnell passa sur la ville et s'abattit dans un fracas terrible.

J'évoquai, par delà les collines de ma ville bien aimée, les hordes teutonnes et le cercle de fer qu'elles resserraient autour de nous. Pourvu que Liège tint encore! Le Roi, disait- on, marchait à notre secours. Les Français, les Anglais venaient débloquer Liège... Hélas! déjà nos troupes commençaient à refluer. Depuis trois jours, elles tenaient en échec un ennemi innombrable. Ce que cet effort a coûté, demandez-le aux bois du Sart Tilman et de Boncelles, à Rabozée, Fléron, Rees, Pontisse; leurs charniers vous répondront. Je transcrirai d'ailleurs ici un extrait des mémoires d'un jeune artilleur qui fut à la peine, un épisode poignant d'un de ces combats infernaux: il nous instruira de ce que nos défenseurs ont souffert.

 

 

Extrait du journal d'Emile Destina

Le 4 août

Le major J..., qui commande le 12e de forteresse, nous remet notre drapeau.

— Au moment, dit-il, où l'Allemagne nous déclare la guerre, le Roi nous envoie ce drapeau que nous devons défendre jusqu'à la mort.

Il ne peut poursuivre son allocution car le régiment crie: « Vive le Roi! Vive la Belgique! »

Nuit du 4 au 5 août

Le 4 août, vers 6 heures du soir, notre compagnie étant commandée pour occuper la première tranchée sur le fort de Pontisse, je suis désigné caporal chef de patrouille pour la relève des factions. Rien d'anormal d'abord. Tout est calme. Vers 11 heures, au moment où je fais une pose de sentinelle, une formidable explosion se produit à 200 mètres de nous: l'ennemi canonne les maisons gênant le tir de son artillerie et commence à bombarder le fort. Les obus passent en sifflant par-dessus nos têtes.

Après avoir tiré quelques coups de fusil, nous nous replions vers notre compagnie; celle-ci, trompée par l'obscurité, nous prend pour les Allemands et fait feu sur nous. On n'a le temps que de se glisser dans un fossé et c'est en rampant que nous rejoignons les nôtres. L'ennemi nous suit de près; nous ouvrons le feu sur lui quand il nous crie: — Attention, vous tirez sur des Belges, sur des frères, sur le 12e de ligne. On s'arrête, on hésite... La dernière patrouille nous rejoint et met fin à nos doutes: ce sont bien les Allemands, là-bas, tout proches... La fusillade alors redouble, nourrie du feu des mitrailleuses; le canon gronde; l'heure est inexorable.

Hélas, après une résistance acharnée, nous succombons sous le nombre. De 50 que nous fûmes, contre 600, nous nous retrouvons 7 survivants, tous grièvement blessés.

Quarante-trois de nos compagnons gisaient sans vie autour de nous et, de les voir ainsi fauchés, ces gais amis, tout à l'heure encore pleins d'espoir et d'orgueil, ce me fut une souffrance indicible. Pour ma part, j'avais deux balles dans une jambe, une dans l'autre, une quatrième m'avait transpercé la main, deux autres enfin, tirées à bout portant, m'avaient fracassé l'avant-bras.

La soif commençait à nous tourmenter plus que nos blessure, mais en vain nous traînâmes-nous vers les morts pour découvrir quelque breuvage. Ainsi que les nôtres, leurs gourdes étaient vides!

Des heures interminables se passèrent sans que personne vint à notre secours. Seuls, des ennemis s'approchaient parfois, et nous leur dérobions notre visage et feignions d'être morts aussi. Vers midi cependant l'un d'eux, m'ayant vu respirer, vint me sauter à pieds joints sur la poitrine et sur le bras, déterminant une horrible douleur et de nouvelles et abondantes hémorragies.

Comment ai-je survécu à cette chose atroce? C'est ce que je ne m'explique guère. Je crus mourir car le froid me figea les pieds, les jambes et la poitrine... A peine respirais-je encore. Oui, je vais mourir, me disais-je, je ne reverrai plus ma chère femme, mes parents, et je me recueillis pour évoquer une dernière fois les bien-aimés et leur adresser mentalement un tendre et douloureux adieu. A ce moment, la pluie, la bonne pluie vint à tomber et elle me ranima. Etendu sur le dos, je la reçus avidement dans la bouche; elle me caressait le visage et raffraîchissait mon corps meurtri. Je crois que sans la bonne pluie, je n'écrirais point ces lignes: elle m'empêcha de perdra connaissant jusqu'au moment où quelqu'un nous releva.

Ce fut un prêtre. Il nous fit transporter à l'ambulance d'Herstal. La gravité de mes blessures ne me permit pas d'y demeurer: d'où transport rue Saint-Gilles, puis à l'hôpital de Béthesda. Ensuite, ce que je redoutais s'est accompli: le docteur, après examen, décréta l'amputation de mon bras droit. Voilà pourquoi c'est ma main gauche qui trace aujourd'hui ces lignes.

Grâce aux bons soins, à ma jeunesse, me voilà maintenant guéri. Bien que privé d'un bras, je m'estime heureux de vivre et je pense à mes pauvres et vaillants camarades qui ne ver ront point le jour de la victoire.

 

 

Celui qui écrivit ces lignes, et les six autres survivants de la compagnie décimée, Liège les a gardés pendant l'occupation. Nous les avons tous vus, ces glorieux mutilés, l'un privé d'une jambe, l'autre la mâchoire brisée, défiguré, un autre les nerfs du cou atteints, penchant péniblement la tête, un autre encore une balle au front, supporter vaillamment leur infortune, héroïques dans leur malheur autant que dans le combat.

Et partout ce fut la même douloureuse histoire, de Belges trompés tirant sur leurs frères et d'un ennemi expert en ruses et fourberies, ici revêtus de nos uniformes, là imitant le son de nos clairons et leur « Cessez le feu », et de cruautés inutiles, impardonnables.

Mais aussi, on parla de monceaux de cadavres, de cadavres prussiens jalonnant les chemins de la conquête.

Or, ce soir du 6 août les Allemands bombardaient Liège. Le gazomètre ayant été touché, la ville se trouvait plongée dans les ténèbres. Il y régnait un funèbre silence troublé par des détonations effroyables.

Les blessés continuaient d'affluer de toutes parts, et nos derniers défenseurs se repliaient, harassés par, tant d'heures d'infernal combat. Quelques-uns vinrent s'abattre au seuil du Continental.

Dans la matinée déjà, durant mon absence; il s'y était passé une chose dont le souvenir m'épouvante encore. A l'un de nos soldats, pâle, les yeux hagards, exténué de fatigue, mais n'exeipant d'aucune blessure, on avait refusé le gîte à l'ambulance. On n'y peut admettre que des soldats blessés, c'est la règle. Et ce malheureux s'était déchargé son fusil dans la tête.

Atterrée par le récit de ce drame, je donnai mon adresse aux nouveaux-venus cv me remercièrent et s'éloignèrent en hâte, tandis qu'un second obus explosait.

L'un de nos patients, sans lésion apparente, nous donnait de l'inquiétude: des phénomènes convulsifs l'arrachaient parfois à un sommeil profond et, comme notre docteur avait dû nous quitter, on me délégua aux bureaux de la Croix Rouge pour en requérir un autre.

Mme P... m'avait rejointe à l'ambulance. Elle m'accompagna à travers la cité morne sur quoi planait la mort. Nous allâmes à pas pressés:

-— II faudrait un docteur, un soldat va mourir. — Laissez-le mourir, nous n'avons plus de docteur. La réponse, sans doute, fut aussi cruelle à son auteur qu'à nous qui la reçûmes. Des médecins héroïques pourtant donnèrent en cette nuit des soins constants à nos blessés. Mais le nombre de ces derniers dépassa tellement celui de leurs sauveurs qu'il faut bien accepter le fait comme l'une des nécessités de la guerre. Notre soldat fut opéré le lendemain. Trop tard! En dépit des dévouements, tant d'autres auront péri, faute de soins immédiats, sur les champs de bataille!

Nous retournâmes à l'ambulance. Les détonations se succédaient sans relâche. L'électricité s'éteignit. Muettes, à côté des blessés, et le cœur près de ceux qui mouraient, là-bas, dans les intervalles des forts, nous attendions, dans les ténèbres, ce que le sort nous réservait de pire.

Plus tard, Mme P... s'en retourna pour alleï prendre du repos. Moi-même, je fus m'étendre sur une banquette du rez-de-chaussée de l'hôtel, où je m'endormis d'un mauvais sommeil entrecoupé de sursauts, de réveils brusques.

Vers minuit, j'entendis la voix de mon mari qui me cherchait, muni d'une lanterne sourde. Je me levai et nous prîmes le chemin du logis.

Dans les rues, personne. Les maisons toutes noires sous un ciel orageux A mi-côte de la rue Haute-Sauvenière, un obus passe par-dessus les toits. Nous nous hâtons, rasant les murs, courant au carrefour, et arrivons avec une satisfaction intense à la porte de notre demeure.

Mme P...., qui allait vivre quelque temps auprès de nous, n'était pas encore couchée, les événements du matin la faisaient hésitante sur le choix d'une chambre. Après délibération, nous optâmes pour les caves, où l'on dressa des couchettes.

Toutefois, nous n'y restâmes guère; le froid, l'humidité nous décidèrent à réintégrer nos lits.

Le bombardement continuait. Un vacarme incessant offusquait la cité. Nous nous disions: Demain, que restera-t-il de Liège? On devait être surpris, le lendemain, du peu de dégâts causés. Une trentaine d'obus avaient touché le gazomètre. J'ai taujours pensé que l'ennemi avait moins voulu détruire la ville qu'engager les forts à se rendre. On sait quel fut l'héroïsme de leurs garnisons et qu'ils arrêtèrent pendant plus de dix jours encore les sermains sur le chemin de là victoire

Durant l'intervalle des détonations, on l'entendait, la voix vengeresse des forts. Concluant de la fréquence des salves à des assauts unanimes et multipliés, nous devinions proche le dénouement de cette lutte inégale et frémissions d'angoisse.

Aux premières lueurs du jour, elles se ralentirent; elles se tarent. Le bombardement cessa. Vers 4 heures, une fusillade crépita, très proche de chez nous, à la citadelle. Les Allemands étaient à Liège.

Mon cœur battait à se rompre,- mes yeux brillaient de fièvre. Nous étions debout, mon mari et moi, harcelés par les mêmes douleurs et par une inquiétude que nous nous avouâmes: Liège occupé, les communications rompues, nous re saurions plus rien de notre petit soldat. Il nous importait pourtant de connaître son régiment, son bataillon, de le munir d'argent, pour de longs mois peut-être, de savoir s'il combattrait bientôt, s'il combattait déjà. Il fallait le rejoindre. Etait-ce encore possible? J'y vais tâcher, déclara mon mari, et il partit.

J'errais seule, à présent, par la maison sonore. Des ronflements énergiques me rappelèrent les soldats hébergés la veille. Pauvres gens! C'était à eux à se hâter!

J'éveillai la maisonnée et leur fis préparer un repas. Ils ne se levaient point et j'hésitai à les convaincre. Le temps passa. Il fallut bien les avertir que les Allemands étaient à Liège et qu'en différant leur départ, ils perdraient tout espoir de rejoindre l'armée. Vers 7 heures, enfin, ils descendent et me demandent des vêtements civils. Ceux que je leur donne, ils les déclarent trop petits; un seul peut s'en accommoder. Celui-ci se rend chez les voisins afin de s'en procurer d'autres à la taille de ses compagnons, qui ne les trouvent pas encore à leur goût, refusent de s'en servir, demeurent dans la cuisine à cirer leurs bottes, à bavarder jusqu'au moment où, impatiente, je les prie de quitter ma maison. Plus tard, je les ai revus, prisonniers volontaires entre des soldats allemands. Des quatre, un seul avait fait son devoir.

Il ne m'appartient pas de juger la conduite de ces hommes fatigués, découragés, vaincus. On s'était battu jour et nuit, avec une constance héroïque; nos soldats avaient supporté des fatigues morales et physiques auxquelles leur éducation était loin de les avoir préparés. Honneur à ceux des premiers combattants, natures privilégiées, chez qui le patriotisme, le courage ont suppléé l'accoutumance. Ce sont nos plus purs héros.

Liège commençait à sortir de ses caves. Quand je dis Liège, j'entends la majeure partie des habitants, car d'autres m'ont avoué y être restés quinze jours; des malades y avaient été descendus, des trésors enfouis, des bébés y naquirent.

Donc, la plupart de mes concitoyens commençaient à quitter les sous-sol: portes de s'entrebâiller, rideaux de s'entr'ouvrir. On guettait 1 ennemi avec curiosité, avec anxiété. Une peur contagieuse frappait les habitants. Des récits de 1870, notre imagination retenait surtout les atrocités allemandes: réquisitions, brutalités, injures, que n'avions nous à craindre?

La brusque apparition des uniformes gris dans la rue nous confirma notre malheur. Ils prenaient possession de la ville conquise, défilaient, l'allure obstinée et pesante, scandée au bruit du pas. Visages fortement charpentés, grossièrement taillés, inexpressifs, anonymes, que soulignaient brutalement la jugulaire du casque.

La veille, nous avions vu des uhlans prisonniers entre des soldats belges. Aujourd'hui; hélas! c'étaient nos bataillons qui allaient, entourés de Prussiens, et les malheureux disaient au passage, avec un sourire navré, un nom, une adresse, afin qu'on informât les parents de leur sort. Nous ne pouvions que noter leura paroles, offrir dans un regard notre pitié, notre reconnaissance. C'était une étreinte des âmes, un émouvant adieu.

Vers 8 heures, une nouvelle déception vint exaspérer ma douleur. Mon mari rentra, navré de son échec et de ce qu'il avait vu.

« A peine la maison quittée, me dit-il, un passant m'avertit:

— Monsieur, n'allez pas plus loin, les Allemands sont en ville!

— Où donc?

— Au Pont-Neuf.

— Eh bien, je veux les voir.

» Et je passai devant ce pont que gardaient, en effet, quelques soldats prussiens. Puis, je me rendis aux Guillemins. Imagine-toi, au point du jour, cette place, lugubre, couverte de monde, le désarroi de cette foule éperdue, hommes, femmes, enfants, vieillards, infirmes, avec des bagages devant la gare muette. On attend, on se désespère. A 6 heures cependant la porte s'ouvre et l'on se précipite dans la gare vide aux guichets clos. D'employés, point. Le chef du train, le machiniste font office de fonctionnaires. Voyage gratuit, d'ailleurs.

» Nous montons à l'assaut de ce dernier train où l'on s'entasse, vingt par wagon, comme on peut, les uns assis, les mitres pas. Il s'ébranle... chacun se croit sauvé.

» Ans, tout le monde descend; le train pour l'armée belge!

» C'est ainsi qu'à la première station nous dûmes céder la place aux soldats fugitifs. Les malheureux, débandés, se traînaient à peine. Ils montent dans le train tandis que nous en descendons.

» Une triste chose que cet exode, et nous tous, malheureux, déçus dans notre espoir de fuite; on ne pouvait continuer pé-destrement la route; on n'osait revenir en ville. La plupart s'immobilisaient, irrésolus, désemparés, devant cette station, les infirmes s'appnyant à de jeunes épaules, les vieillards assis sur des valises.

» Je me décidai à revenir à Liège.

» Lorsque j'eus dépassé le plateau d'Ans, à 1,000 mètres à peine de nos troupes en partance, que leur avait dérobées l'angle formé par le plateau et la chaussée déclive, je vis s'avancer des bataillons ennemis. Ils emmenaient des Belges prisonniers. Je reconnus le visage familier d'un de nos officiers. Quelle détresse dans ses yeux! Plus bas, sur une place, d'autres Allemands entouraient d'autres prisonniers belges. Ceux-ci semblaient à bout de forces. Il y en avait d'affalés sur les.seuils des portes, et d'autres couchés par terre, la tête au plat du havre-sac. »

Toute à l'échec, je n'écoutais plus le récit de mon mari; mal résignée, j'élaborais des projets nouveaux.

 

Ce matin-là, j'enterrai des valeurs dans la cave, et l'après-midi je me rendis à l'ambulance.

A l'exception d'un seul qu'on n'avait pu sauver, tous nos blessés se trouvaient dans le meilleur état possible. On escomptait leur rapide guérison. Le personnel féminin renforcé y était très nombreux, trop nombreux. Pour moi, je n'y demeurai guère. En proie à l'inquiétude ténébrante qui, depuis le départ de mon fils, ne ma laissait aucun répit, j'étais incapable de me rendre utile. Je croyais entendre sa voix, je le voyais couché sur un champ de bataille, abandonné, sanglant; il m'appelait... Vers 4 heures, de retour à la maison, je dis à mon mari: — Certaines routes, sans doute, sont libres. Tâchons de partir, fit nous partîmes, laissant une lettre pour Mme P... Notre bonne nous suppliait de l'emmener. Je ne sais quel effroi s'emparait d'elle, si calme les jours précédents. Elle répétait comme parole d'évangile des propos surpris dans la rue.: les Français venaient débloquer Liège; on s'attendait à un second bombardement. Or, une même terreur opprimait la plupart des Liégeois. Mais d'aucuns en donnaient des causes dittérentes: les Allemands, furieux de sa résistance, allaient détruire la cité. Déjà, ils braquaient leurs canons.

Les voisins qui nous virent, en costume de voyage, abandonner notre maison, nous disaient au passage: — Eh quoi, vous partez? Est-ce donc vrai? Va-t-on détruire Liège?... une dame désirait nous accompagner. Il pleuvait; les rues étaient désertes; un couple que nous suivions fuyait vers les hauteurs.

Les Allemands, en proie à cette maladie de l'affichage qui leur ferait, durant l'occupation, déshonorer nos murs de leurs avertissements ridicules, mensongers, absurdes, en avaient déjà placardé des comminatoires dans le faubourg Sainte- Marguerite. Ils s'y plaignaient de l'attitude antipathique des Liégeois, des restrictions que comportaient leurs rapports avec l'armée allemande et nous menaçaient d'un traitement de rigueur.

Où avaient-ils donc pu apprécier nos sentiments, vérifier nos attitudes? Nous n'avions fait que les esquiver, nous dérober... Nous crûmes voir dans ces avis brutaux, la cause de l'effroi qui régnait à Liège. L'ère des vexations s'ouvrait.

Chemin faisant, nous rencontrâmes M. et Mme T..., dont le fils unique, un milicien de vingt-trois ans, avait pris part à nos premiers combats. Ils cherchaient, eux aussi, à s'évader de Liège. « Vous, comprenez, m'expliquait Mme T..., nous sommes sans nouvelles; peut-être est-il blessé? On voudrait bien savoir. »

Ah! si je comprenais!

La pluie redoublait. Nous nous abritâmes un moment dans un café d'Ans. Quelqu'un nous affirma, en désignant deux sentinelles qui surveillaient la chaussée: — Les routes sont gardées, vous ne passerez pas. Vous n'iriez d'ailleurs pas loin: partout, au sud- ouest de Liège, Français, Anglais, Allemands sont aux prises. Là-bas, c'est la pleine fusillade.

Découragés, nous revînmes chez nous, furieux de cette vaine tentative. Les Allemands défilaient rue de l'Académie. Ces premiers régiments, arrogants, disciplinés, superbes, ces chevaux magnifiques, ces armes, ce matériel, ce brillant équipage, cet appareil riche et nombreux d'une armée qui se veut invincible et croit l'être, qui ne s'en souvient? Chez des amis, le soir, je décrivis ce que je venais de contempler. Moi aussi, à ce moment, je les ai crus invincibles. Ce torrent qui passait irrésistiblement couvrirait tout de sa puissance. La Belgique et la France d'abord submergés, c'en était fait de ces deux trésors du monde: la civilisation latine et la langue française.

Mes amis sourirent de mon désespoir. Ils n'avaient point vu et ne voulaient point voir. Ils professaient cet optimisme qui est le fond de notre nature et qui a souvent étonné les Allemands. Aux jours les plus sombres, lorsque Paris fuyait l'avance des Huns, en dépit de leurs succès foudroyants, de leurs fanfaronnades et de leur arrogance, de cet optimisme rare, jamais les Liégeois ne se sont départis. Je devais me ressaisir bientôt et, par la suite, rares furent mes heures de découragement. Mais, cette nuit-là...

Nous nous séparâmes de nos amis assez tardy, étonnés de voir Liége plus désert que jamais. Des décrets menaçants, récemment affichés, ordonnaient aux habitants de rentrer chez eux à 7 heures. Nous étions donc en pleine contravention. Aussi, arrivés près de notre porte, ce ne fut pas sans frayeur que nous entendîmes se hâter vers nous un soldat. Ce pas pressé, ce cliquetis d'armes... Allait-il nous arrêter? Il nous rejoint... Plus de doute... C'est bien nous qu'il poursuit. L'homme nous aborde, salue et nous demande poliment: — Pouvez-vous m'indiquer le chemin de la citadelle? Cet officier, égaré en pleine nuit dans une ville ennemie et toute noire, n'était sans doute pas plus rassuré que nous. Mon mari, soulagé de sa crainte, lui indique le chemin, ce qui provoque ma colère et nous nous amusons un peu de l'aventure.

Une demi-heure plus tard recommençait le défilé, un moment interrompu, des premières colonnes de l'invasion. De même qu'un malade mourant de son mal et le sachant ne redoute pas de le connaître mais, poussé, au contraire, par une fatale curiosité, il contemple sa plaie et consulte les livres, de même rivée aux vitres je regardais passer cette armée de géants. Pour se protéger de la pluie, les officiers avaient de larges cabans s'évasant sur les flancs et la croupe de leurs montures. Ceci, leurs casques moyenâgeux, leurs proportions, leur nombre, ce décor de nuit profonde aux maisons noires, leur conféraient l'aspect d'une armée fantôme, d'une armée de demi-dieux dans un drame wagnérien.

Ils s'avançaient en silence. Les feux de leurs cigares, par milliers, brillaient ainsi que des clous d'or dans cette épaisseur de ténèbres, et le pavé sonore résonnait sous leur piétinement innombrable, le roulement ininterrompu des canons et des automobiles. Quelle digue s'opposerait à ce flux débordant? Ah! tout était perdu! Et, dans sa force vive, sa bonté, son intelligence, le sens du mot « patrie » à moi se révéla. Je ne les voyais plus qu'à travers mes larmes. Ils défilèrent toute la nuit.

Le samedi, Liège était isolé du monde. La hantise du départ m'obsédait davantage. Que de mamans, pourtant, sont restées sans nouvelles au foyer! Mères optimistes, mères héroïques ou mères résignées, je les admire de toute mon âme. Je n'aurais pu les imiter! Mon inquiétude était au comble et je me sentais incapable de supporter sans transition la séparation, le silence et l'éternel « vit-il? ».

Que faisions-nous à Liège? Ici, disais-je, c'est l'esclavage; là-bas, la liberté; et si nous ne pouvions suivre l'enfant, la possibilité du moins de correspondre avec lui.

Un ardent soleil s'était levé sur Liège violé. Une circulation fébrile animait les rues. Des parents anxieux, aux portes dea ambulances, consultaient les listes des blessés. Ceux qui découvraient le nom cherché entraient, subitement pâles; les autres s'en allaient, ne sachant s'ils devaient craindre ou se réjouir.

Il y avait procession vers les maisons dégradées par las bombes: rue Sœurs-de Hasque, rue de la Régence, où des éclats de vitres saupoudraient le pavé. Je rencontrai l'une de mes cousines, femme d'officier. Elle me demanda si je ne savais rien du sort de son mari. Les yeux cernés, brillants de fièvre dans un visage sans couleur, elle commençait ce long martyr qui devait en six mois lui blanchir les cheveux et l'acculer au départ. Je lui répondis par une autre question: — Crois-tu que Charles soit vivant? Les volontaires se sont-ils battus? On se fût contenté des miettes de l'espoir. Je répondis: — Alfred vit. Un de nos officiera n'est ni blessé ni tué qu'on ne le sache.

Je lui citai le capitaine Marchand, le commandant de Mènten, dont les noms étaient dans les cœurs et sur toutes les lèvres. Elle me dit aussi: — Les volontaires doivent s'instruire avant de combattre; tu n'as rien à craindre à présent. Propos naïfs, car nous ignorions tout, quel beaume pourtant vous versiez dans nos âmes!

Une visite aux parents de Batifoul ne m'apprit rien. Eux aussi, bouleversés, se lamentaient: — Ils sont trop forts et trop nombreux, voyez-vous, gémissait la mère; nous ne reverrons pas nos enfants... Elle me désignait les Prussiens qui montaient vers la citadelle.

Ils s'installaient, se répartiscaient dans la ville. La nuit ne leur prêtait plus sa majesté. Dans la lumière révélatrice nous les voyions, grands corps lourds, tètes de matière brute, visages sans plus d'expression que l'orgueil de la conquête, sans un regard d'intérêt, de curiosité, de pitié pour la ville subjuguée, malgré tant de fatigues, s'avancer en bon ordre et en cadence. Ils semblaient ne rien éprouver, ne rien voir, vivre collectivement, être au même titre que leurs chevaux et leurs canons, les pièces d'une puissante machine, les molécules agissantes mal inconscientes d'un immense corps organisé. Ils chantaient et c'était la même chose, des chœurs parfaits d'unité et de rythme, des chœurs où nulle vibration ne s'accentue, des voix disciplinées, anonymes, abdiquées.

Toute à ces visions immédiates, je remarquai un véhicule lourd d'une charge difficile à discerner. Devant la gare du Palais, il s'arrêta; des choses confuses, grises et noires, affleuraient au bord de la bâche, qu'un moment plus tard, on souleva. Je m'approchai, alors; un amas de cadavres comblait le fond du chariot, les choses grises dépassantes étaient des jambes et des pieds.

Pour la seconde fois, la face hideuse de la guerre se dévoilait brutalement à moi dans un tableau suggestif d'autres épouvantes: le champ qui hurle et qui râle, les morts figés qu'on wifouit par monceaux et, pour comble d'horreur, le père, l'époux, l'enfant perdus dans cette démence.

L'après-midi me ramena des amies que je n'avais plus vues depuis le 2 août. Elles m'engagèrent à me promener avec elles, espérant que la fatigue et les distractions émousseraient ma sensibilité.

Des gens allaient et venaient, comme nous, sans but précis, pour diminuer leurs angoi: ses, pour apprendre quelque nouvelle réconfortante.

On croyait généralement à l'approche des troupes alliées et l'on était à l'affût de tout indice probant. Des uniformes gris paradaient dans la ville. De crainte qu'une main téméraire ne fît sauter les ponts, on y avait amené de grandes tapissières pleines de prisonniers belges. Ces spectacles n'avaient certes rien d'apaisant.

Je quittai les promeneuses et j'allai le soir chez un ami connaissant à merveille la topographie du pays. Toutes les grand routes devaient être gardées mais, peut-être, les chemins de traverse aisureraient-ils notre départ. Je voulais le prier de me tracer un itinéraire sur la carte.

Un soldat prussien montait la garde devant sa maison; dans l'élégant salon où nous avions passé maintes soirées joyeuses, quatre autres soldats dormaient côte à côte, vêtus et en armes, ronflant, barrant la petite pièce de leurs grands corps étendus, et la raturant de leur odeur forte, très caractéristique, déjà notée à l'ambulance. Notre ami mie donna cet avis: Plutôt que d'entreprendre un hasardeux voyage, obtenez un sauf- conduit. Quelle raison aurait-on de vous le refuser? Au moyen préconisé, j'eusse préféré un départ clandestin, mais il m'importait tellement de m'en aller que je promis de suivre le conseil.

Sur le pas de la porte, le soldat de garde me salua et me souhaita le bonsoir. C'était un avocat, en lunettes, les mains blanches, sans rien de très martial et peu enthousiame de son nouveau métier.

Il paraissait très fatigué.

J'aurais voulu savoir pourquoi il n'allait pas se reposer, lui aussi, mais je ne le lui demandai pas. Sans doute veillait-il sur le sommeil de ses compagnons. Bien qu'ils eussent la veille, réquisitionné toutes les armes, il; ne se croyaient pas en sûreté; ils nous prenaient pour des barbares capables de frapper des soldats endormis. Chez certaines personnes de ma connaissance, un officier qui se fit servir un verre d'eau n'obligea-t-il pas, par crainte du poison, la dame de la maison à boire d'abord à ce verre?

On s'explique ainsi que la terreur les ait incités à tant de crimes et l'on peut en conclure qu'isolés, les Allemands sont des lâches.

Le sixième jour de la guerre se dora encore avec le même brillant soleil, impertinent comme un sourire en face d'une agonie. Les gens allaient à l'église. La seule voix des cloches rompait le silence qui régnait sur la ville. Les troupes ne défilaient plus; nul appel de tramways, nul gémissement de char, nul avertissement de sirène: le lourd silence d'après le drame quand, la toile baissée, on en frémit encore. Quoi, ce tragique intense et puis, tout est fini? Que n'eût-on point donné pour entendre un coup de canon!

Soudain, le bruit sec d'un moteur vibra par-dessus les toits. Je me précipite à la terrasse de ma chambre, espérant découvrir la silhouette prometteuse d'un Farman ou d'un Blériot, mais la conformation des ailes de l'engin dénonce son origine: c'est un taube. Il paise... et le silence s'appesantit plus fort: le ciel et la terre sont à eux.

Décidée à tenter ce matin la démarche projetée, je descendis au centre de la ville. On n'y voyait que quelques groupes d'officiers allemands qui ne semblaient pas à leur aise. Je m'informai auprès d'eux de la demeure du général en chef; c'était la citadelle, ou je me rendis sur-le-champ.

Une de mes amies sortait de l'église Sainte-Croix; je lui confiai mes anxiétés, mon désir de quitter Liège.

« C'est ce que vous avez de mieux à faire », me dit cette jeune femme en m'examinant avec intérêt et elle m'accompagna jusqu’à la rue du Péry d’où, en un moment, je gagnai les accè de la Citadelle.

Trois factionnaires les gardaient et j'eus d'abord quelque peine a obtenir passage. Mais sans doute la consigne, n'était-elle point formelle puisque, cédant à mes instances, l'un d'eux me conduisit à la porte principale, auprès de l'officier de garde. Celui-ci m'apprit que le major von Bayer était commandant de la place et résidait au Grand-Hôtel. Adressez-vous à lui et vous réussirez me repondit-il lorsque je lui exposai mon désir, et il me donna un mot de recommandation.

Plus confiante, je quittai ces lieux, tandis que notre « maïeur » prisonnier sur parole, revenait.

Le Grand-Hôtel resplendissait de brillants uniformes. Les « hauptmânner » y vaguaient, silencieux, absorbés, inquiets, l'air plus conciliant que superbe. C'est que le gros des. troupes précipitaient leur raid vers la France; une faible garnison tenait seule la ville, et ces messieurs, à la merci de la moindre attaque brusquée, sentant planer la mort, abdiquaient toute morgue.

On m'introduisit dans une pièce du second étage, une chambre petite et simplement meublée où se tenait, devant une table-bureau, un officier allemand, un homme mince et pâle qui se leva lorsque j'entrai. C'était le commandant.

« J'ai un enfant, lui dis-je très agitée, un jeune fils à Malines. Voulez-vous me permettre d'aller le rejoindre? »

Il me regarda, écrivit une phrase au crayon sur ma carte qu'on lui avait remise, la signa et me présenta ce sauf-conduit en me disant: « Vous pouvez vous rendre à Malines et en revenir si cela vous convient ». Je descendis en toute hâte.

J'abordai un officier: « Voulez-vous me dire si le chemin de Malines est libre? »

— Malines, me dit-il d'un air ahuri en consultant sa carte, — où est Malines?

— Malines, répéta une autre voix non loin de moi, Madame va à Malines?

Je dévisagai mon nouvel interlocuteur. C’était un homme que j’avais remarqué en entrant à l’hotel, un civil d’allures singulières qui parlait aux officiers et semblait etre tout à fait chez lui, un espion, sans doute... « Madame, ajouta-t-il, je puis vous renseigner car je suis Malinois, je retourne à Malines tout à l'heure. »

J'examinai attentivement ce Malinois retournant à Malines et lui trouvai la mine d'un très honnête jeune homme. Qu'avais-je donc supposé?

Il se proposa comme compagnon de voyage et j'acceptai volontiers. J'aurais voulu me mettre en route vers midi; il ne le pouvait si tôt. Nous arrêtâmes le départ pour trois heures et qu'il viendrait me prendre à la maison.

Lorsque je fis part à mon mari de ce rapide succès, il s'étonna, s'en émut et je crus lire dans ses yeux un inexprimable regret. Il me conseilla d'étayer l'entreprise: j'allais, disait- il, vers une ville inconnue; notre fils pouvait être dans une caserne ou un hôpital prisonnier d'une consigne sévère; il fallait me munir de lettres d'introduction.

Nous partîmes l'un et l'autre dans le but de nous en procurer. Au cours de mes démarches, durant cette matinée, j'entrai au collège .Saint-Servais, que surmontait le drapeau de Genève, et pénétrai dans la salle de fêtes.

Les Liégeois connaissent bien, cet immense local avec ses tréteaux, sa claire galerie, ses peintures séraphiques où l'on massait, les jouris de gala, plus de 2,000 pensionnes. La distribution des prix, chaque année, y réunissait collégiens, professeurs et parents; ces murs avaient vibré aux notes émouvantes des chœurs patriotiques, aux naïfs éclats de rire provoqués par les séances de comédie où les réthoriciens se révélaient acteurs.

Quinze jours ne s'étaient pas écoulés depuis la- dernière fête. Et les rhétoriciens étaient presque tous des soldats et je ne voyais ici que des lits de douleur.

Qu'il y en avait! pas une place de perdue! Et parmi eux, les pères circulaient, silencieux, en la souplesse des robes noires, et les infirmières je penchaient, attentives, vers les blessés.

Que de tristesse, mais quelle harmonie! Cet hôpital où rien ne faisait défaut quoique improvisé en une nuit d'épouvanté, ces docteurs, soignant, opérant sans répit, ces nombreuses dames du monde, ces jeunes filles élégantes et fêtées, s'affirmant infirmières et que rien ne rebute!

C'est le miracle des hommes d'opposer d'immenses ressources à d'immenses détresses et l'amour fécond à la haine impie.

Dans tous les quartiers de la ville, il y avait de telles ambulances religieuses ou laïques.

Je traversai, pour quitter le collège, la grande cour où se réchauffaient au soleil des soldats atteints de blessures légères et des malades déjà convalescents.

Des Flamands, apprenant que j'allais en pays libre, me remirent quelques mots griffonnés à la hâte pour leurs parents. Un Malinois entre autres, me confia une lettre que je promis de porter moi-même chez lui, et ce fut un peu de joie pour ces braves gens qui pensaient bien plus à leurs familles qu'à eux-mêmes. Mon mari venait de terminer ses démarches lorsque je rentrai pour dîner: il paraissait mortellement triste. « Je ne m'éloigne pas pour longtemps », lui dis-je: « Revoir le petit, le munir d'argent, trouver en pays neutre un intermédiaire qui nous donne de ses nouvelles, et je reviendrai ».

Mais c'était bien moins mon départ qui l'affligeait que de ne pouvoir m'accompagner. L'année judiciaire était close, rien ne le retenait ici, rien ne nous eût empêchés de passer nos vacances en territoire inoccupé, au bord de la mer, par exemple, où des nouvelles de notre volontaire nous parviendraient. Deux mois de vacances: en ces deux mois, la guerre se terminerait sans doute et nous nous serions épargné les tourments de l'incertitude. Que n'avais-je demandé pour nous deux ce précieux sauf-conduit?

Je m'accusai de n'y avoir songé. Mais, n'était-il pas temps encore?

J'engageai mon mari à venir le solliciter et nous tentâmes cette nouvelle démarche. Nous rencontrâmes au Grand-Hôtel, dans le salon du rez-de-chaussée où nous faisions antichambre, une haute personnalité liégeoise venue dans le même but que nous, qui connaissait le major et nous promit son appui.

Un quart d'heure plus tard, nous le quittions avec le passeport désiré.

Des amis, prévenus de mon départ, nous avaient apporté des galettes et « Le Guide du piéton aux environs de Liège ». Car nous ne l’avions ni où ni quand nous trouverions un train.

Nous avions grande hâte de nous en aller. Je garnissais sommairement un sac de voyage lorsque j'entendis vibrer la sonnette et qu'on introduisait un visiteur.

Je descends, déjà prête pour le voyage, et j'aperçois mon mari examinant, tout ahuri, un jeune homme porteur d'une valise et qui disait: « Je viens chercher Madame ».

C'était mon Malinois que j'avais oublié! Les présentations sont bientôt faites. Nous confions la maison à Mme P., notre lionne, s'engageant à ne pas la quitter, et nous nous mettons en route.

Je me sentais heureuse et confiante. Ni les difficultés, ni la longueur du voyage ne me rebutaient, et l'aventure ne m'eût pas déplu, même indépendante de l'objectif puissant qui nous déterminait. Mon mari, beaucoup moins optimiste, se plaignit bientôt du trajet et cela s'expliquait sans peine: depuis la déclaration de guerre, les commerçants n'acceptant plus de billets de banque, les gens prudents s'étaient munis de numéraire. C'était plus de deux mille francs en argent qu'il transportait dans sa valise..

La chaleur était accablante. Rue En-Bois, nous pénétrâmes dans un café pour nous y reposer. Mon mari eût volontiers prolongé cette halte dans la salle ombreuse aux frais relents de bière, mais notre compagnon, qui paraissait aussi pressé que moi de poursuivre sa route, offrit de porter à son tour la lourde mais indispensable valise.

C'était décidément un agréable jeune homme, d'humeur joviale, loquace et serviable.

II parlait peu de sa famille et de ses affaires; nous apprîmes pourtant qu'il était à Liège depuis quatre jours et, comme nous nous informions des raisons qui l'y avaient amené en des temps si troublés, il répondit qu'il désirait voir le siège de la ville.

Ce prétexte, qui nous parut bizarre, provoqua le retour de mes premiers soupçons.

La chaleur était décidément gênante. Les messieurs en étaient accablés, à cause de cette valise dont ils se chargeaient alternativement. Comme on atteignait Montegnée, l'un d'eux formulait un nouveau projet de repos lorsque un voiturier, passant sur la chaussée, nous offrit de nous emmener dans sa charrette vide. Nous acceptons avec enthousiasme, et bientôt, assis sur le bord d'une ridelle, contre la bâche, nous nous félicitons du repos et de l'ombre, et notre équipage, attelé de deux puissants chevaux, nous semble réaliser le comble de la rapidité et du confort.

Cet état de béatitude ne dura pas longtemps. A peine avions-nous parcouru 500 mètres que nous entendîmes réquisitionner notre équipage au nom de la Croix-Rouge. Je me préparais à exhiber mon brassard et à répondre à l'importun: « Et moi , aussi, je suis de la Croix-Rouge ». J'avançais la tête et ce que je ,vis sur la route changea ma résolution.

Un homme vigoureux venait à notre rencontre; il emmenait en le soutenant, un jeune soldat belge qui se traînait à peine et paraissait très souffrant.

« Au nom du ciel, dit l'homme, m'apercevant entre les bâches, cédez-nous votre place, il est urgent que ce blessé arrive à l'hôpital. Il déclina son nom. Mais votre blessé sera fait.prisonnier, la ville est aux Allemands!

— Il s'agit de sa vie; je suis docteur, madame!

— C'est un Belge, un blessé belge, dis-je à mes compagnons, il faut descendre.

— Madame, observa le docteur, tandis que nous l'aidions à installer l'infortuné soldat dans le camion, qu'importe la nationalité d'un invalide. Un ennemi blessé est aussi un homme.

Furieuse de la leçon, j'eusse voulu le rétorquer mais je n'avais rien à lui dire. Nous- engageâmes le voiturier à conduire les deux voyageurs le plus loin possible, ce qu'il promit volontiers.

L'incident, toutefois, nous inquiétait. Le soldat n'avait pas dit un mot. Si ce docteur, Germain de physique et d'allure, nous trompait? S'il allait livrer sans nécessité l'un des nôtres?

Nous fîmes part de nos craintes aux indigènes groupés sur le seuil des portes et témoins de cet incident: « Vous avez vu cet homme? C'est un espion allemand; lorsqu'il reviendra, livrez-le aux autorités belges ». Et les gens furieux murmuraient et d'autres brandissaient le poing.

Une demi-heure plus tard, nous vîmes le nom de ce docteur sur une jolie villa dans la campagne, surmontée du drapeau des ambulances. C'était un Hollandais tout dévoué à nos pauvres soldats.

Esprits surexcités par tant d'imprévu et d'horreur, cette méprise ne nous guérit point de notre humeur soupçonneuse qui allait nous rendre coupables envers notre aimable et joyeux compagnon.

Nous approchions du fort de Hollogne en échangeant nos récentes impressions. L'infériorité numérique des troupes d'occupation avait frappé, comme nous, M. X.

« Pensez donc, s'éxclama-t-il, en désignant le fort, qu'il suffirait peut-être d'une sortie de sa garnison pour les réduire! »

Le soleil commençait à décliner. Une plus douce lumière caressait les prairies et, à dix mètres sur notre gauche, les déclivités du fort. Deux factionnaires y montaient la garde. Paix et silence. Les Prussiens n'étaient point venus ici. Aucune sentinelle d'ailleurs sur notre route, notre laissez-passer ne nous avait servi de rien.

Et, sans doute, insista le jeune homme, ils ne savent pas ce qui se passe si près d'eux. Que diriez-vous d'une visite au fort?

Je ne suis point experte en stratégie. J'ignore si la garnison d'un fort peut quitter ses abris, si elle est avertie des événements extérieurs. Mais l'idée de revoir, de féliciter nos soldats, m'était un enchantement.

« Oui, m'exelamai-je, au fort, au fort! » Mon mari, plus réfléchi, incertain de la valeur de nos renseignements, ne l'entendit pas ainsi.

« J'irai donc seul », déclara le bouillant Malinois. Il nous prie de l'attendre, nous confie son grand portefeuille de cuir noir et, délibérément, il s'éloigne de nous.

Nous l'attendîmes une demi-heure, assis sur l'herbe d'un talus, et puis, nous nous impatientâmes. Que tardait-il? C'était étrange... mes soupçons du matin s'accentuèrent. Sa présence parmi les officiers ennemis auxquels il parlait familièrement, ses explications peu plausibles quant au but de son voyage et cette grande serviette qu'il nous avait laissée avant de pénétrer au fort... oui, c'était un espion, on l'avait démasqué, il ne reviendrait pas ».

Mon mari se récria: il ne pouvait y croire.

Après un nouveau quart d'heure d'attente vaine, et comme le portefeuille ne laissait rien deviner de ses sécréta, nous décidâmes de le confier aux autorités du prochain village.

Nous y fûmes bientôt et nous dirigeâmes vers la demeure communale, une de ces fermes charmantes, archaïques, cossues, de la plantureuse Hesbaye, avec sa vaste cour, l’intimité des coins a ombre et les meubles de chêne polis par les ans.

Le maïeur ouvrit le portefeuille d'un coup de canif et le trouva peuplé d'honnêtes papiers d'affaires au nom de M. X., négociant a Malines.

Nous eûmes des remords; quelle que fût notre hâte, nous hésitions maintenant à partir. Fallait-il abandonner notre jeune homme?

Témoin de notre embarras, le bourgmestre nous promit de poster sur la route un villageois qui guetterait le passage de l'étranger et, au surplus, d'écrire à sa famille.

Et pour en finir avec cette histoire, je dirai tout de suite que nous revîmes M. X. quatre jours plus tard à Malines et qu'il n'était certes pas un traître! Mais, au moment où il pénétrait au fort, il avait salué un jeune homme rencontré naguère en voyage, et qu'on venait d'arrêter comme espion; l'arrivant devenait suspect, subissait un long interrogatoire au cours duquel il signala notre présence non loin du fort. Le commandant, qui connaissait mon mari, nous avait alors mandés. L'estafette ne nous aperçut point et le pauvre M. X., seul et sans papiers, demeura prisonnier jusqu'au lendemain. Je ne sais comment il s'en est tiré mais, en prenant congé, il emportait dans son soulier un document important pour Bruxelles.

Revenons à notre voyage.

Le bourgmestre et sa vieille maman me plaignaient d'avoir un fils soldat, m'encourageaient avec tant de bonté que ce me fut douceur et réconfort. Ils voulaient nous retenir. « Les chemins », disaient-ils, « n'étaient pas sûrs; les Anglais, les Français s'approchaient de Waremme pour y rencontrer les Allemands, nous y serions en pleine ligne de feu. Que ne passions-nous cette nuit tous leur toit? A l'aube, nous partirions ».

Nous acceptâmes de nous reposer un instant chez un condisciple de mon mari qu'il venait de retrouver à la mairie, et d'y boire un verre de Champagne.

Les messieurs s'entretenaient de ce ton d'intimité qui ne se perd, un quart de siècle vous eût-il séparés, lorsqu'on s'est connu sur les bancs de l'école. On me parlait de Charles, je ne tarissais pas. Il fallut aussi rassurer les enfants qui redoutaient l'arrivée des Allemands. Nous le fîmes de bonne foi, car nous ne connaissions par les crimes de ces soudards; nous engageames le maire à défendre aux civils de tirer sur les soldats prussiens. Mais déjà dans le village les mesures de prudence étaient parfaites. On sait qu'il en fut de même dans toutes les communes, que les habitants, inquiets, ne songèrent qu'à leur sûreté et qu'aucun acte d'hostilité contre l'envahisseur n'a légitimé les atrocités de leurs soi-disant représailles. « Petit village, le Destin vous protège », fis- je, reconnaissante de l'hospitalité cordiale. Je ne pensais, en formulant ce vœu, qu'aux fatalités de la guerre. J'avais cru voir, dans Liège, des armées disciplinées avec des chefs redoutables mais humains. Je ne devinai point ce que ces apparences couvraient de barbarie et de férocité ni ce qu'allaient souffrir les villes et les hameaux de mon pays!

Nous quittâmes bientôt l'aimable maison. Quelques mètres plus loin, un ami du bourgmestre, qu'on venait de me présenter, me cueillit des rosés de son jardin, rosés en boutons, drues, superbes, qui embaumeront encore le surlendemain dans notre chambre d'hôtel.

On nous fit cortège jusqu'au delà du village, le maïeur emportant notre lourde valise suspendue au cadre de sa bicyclette. Deux soldats belges détachés du fort, en tournée d'inspection, scrutaient l'horizon et la plaine. Soudain, un bruit que je connaissais bien déchira le silence. « Un taube », m'exclamai-je, et tous de lever la tête. Il apparaît, en effet, le monitor détesté, et les soldats déchargaient en vain leurs armes contre lui.

Et puis, nous voici seuls sur la grand'route, la nuit tombe; nous marcherons aussi loin qu'il nous sera possible. Comme la campagne est belle et bonne! Le ciel a des tons de violette, des parfums s'élèvent assidûment de la terre: au fond des riches jardins assombris, les maisons qu'on devine se ferment sur la nuit pleine d'embûches. Ah! cette démence qu'est un combat au sein de la paisible nature, l'horreur de la mort donnée et reçue et de la souffrance, quand tout ce qui vit n'est que pour créer, n'est que pour aimer. Nous subissions tous deux l'empire de se contraste et parlions de la guerre, crime des rois.

Nous traversons un autre village, puis atteignons Fexhe-le-Haut-Clocher recrus de fatigue et nous entrons dans une auberge, décidés à terminer ici l'étape. Mais une heureuse surprise nous est réservée: un train, le seul de cet deux derniers jours, est signalé. Il ne tardera guère. A peine avons-nous le temps de nous restaurer dans l'accueillante hôtellerie. Nous y apprenons que M. et Mme Th., les mêmes que nous avions rencontrés à Ans, à la recherche de leur fils, lors de notre première équipée, sont passés par ici. Je saurai plus tard, beaucoup plue tard, qu'ils ont retrouvé leur cher fils sain et sauf.

Ici encore on nous dit: « Ne partez pas. On se bat à Waremme; le convoi annoncé recueille les traînards de l'armée: vous serez attaqués en route ». Nous ne doutions plus qu'on ne se battît à Waremme, étonnés seulement que les bruits de la canonnade ne parvinssent pas jusqu'à nous. A la gare, nul fonctionnaire; les guichets sont fermés, les feux éteints. Des ombres s'engouffrent clans un train fantôme qui démarra sans bruit, ainsi qu'il est venu.

Nous avons pris place au hasard, presque à l'aveuglette; on ne distingue pas les visages dans la pénombre mais, chose étrange, les dernières lueurs du jour s'accrochent au métal d'un casque, le casque d'un uhlan!

La conversation s'amorce bientôt entre nos voisins, deux soldats du 9e de ligne et un jeune volontaire. Le uhlan, comme il vont nous l'apprendre, est prisonnier du volontaire. Celui-ci l'a trouvé, égaré, épuisé, à la lisière d'un bois où peut-être il errait depuis plusieurs jours, l'a dépouillé de ses armes et l'emmène à Bruxelles. Les lignards ont été légèrement blessés dans les premiers combats; ils ont pu s'esquiver et vont embrasser leurs familles avant de rejoindre l'armée. « Je suis seul survivant de ma compagnie », dit l'un, et l'autre: « J'ai vu tous mes copains tomber autour de moi ». Heureux d'avoir échappé au carnage, ils laissent bientôt ces terribles souvenirs et leur bonheur de vivre se traduit par des plaisanteries et des éclats de rire. Le volontaire et son captif servent de cibles aux quolibets.

— Riche capture, fait l'un.

— Pour un fameux début, c'est un fameux début!

— Citation à l'ordre du jour.

— Avec la médaille militaire! I

Mais quelqu'un hasarde: « A-t-il mangé, ton Prussien? »

Le Prussien n'avait pas mangé. Aussi, les poches se vident et le malheureux se jette gloutonnement sur le pain beurré et les pommes qu'on lui tend. Une émotion nous étreint et provoque le silence. Combien de temps n'a-t-il pas erré, affamé, dans la solitude, avant de se livrer comme une bête aux abois? Je le répète, ne sachant rien de leurs cruautés, de leurs crimes, nous étions encore capables de pitié pour ces ennemis, pour ces hommes qu'une autocratie ambitieuse avait jetés sans ménagements sous la gueule de nos canons.

Cependant nous atteignons Waremme. La ville, endormie de la nuit, n'a point mine d'un lieu où l'on se bat et ce calme nous désespère. Liège est-elle abandonnée? Livrera-t-on ses forts et ses garnisons héroïques? Que tardent notre armée et nos alliés? Pourquoi ne vole-t-on pas à son secours?

Nous traversâmes Landen, Tirlemont. A l'une de ces stations, des blessés descendaient, accueillis par des infirmières, et le personnel de la gare se rangea pour saluer au passage ces premières victimes de l'honneur.

Nous nous penchions, nous questionnions: « Avez-vous vu les Anglais? » Mais on hochait négativement la tête avec des mines découragées.

Le train gagna Bruxelles, où nous comptions retrouver la correspondance pour Malines. Beaucoup de monde sur les quais. Là aussi, de jeunes infirmières guettaient l'arrivée des convois et veillaient au débarquement des blessés.

Le train de Malines sifflait son départ; à peine installés, nous démarrâmes. De notre wagon presque vide, deux soldats occupaient deux angles; un parapluie oublié dans un filet, un paquet abandonné par ceux qui nous avaient précédés semblaient révéler un drame de l'épouvante, le désarroi du sauve-qui-peut.

Maintenant, on roulait vers la derniers étape. Ce voyage, qu'on nous avait prédit et que nous avions cru très long, très périlleux, nous en verrions la fin cette nuit même.

Mais, plus nous nous rapprochions du but, plus nous redoutions l'imprévu. Toutes les éventualités propres à décevoir notre espérance, nous les envisagions. « Etaient-ils à Malines, nos volontaires? N'avaient-ils pas déjà quitté cette garnison pour une autre, pour le champ de bataille? Aurions-nous à le chercher à travers villes et provinces, dans les casernes et les hôpitaux? »

Nous liâmes conversation avec l'un des jeunes troupiers. Il se disait volontaire et nous conta qu'il avait pris part à l'action de Visé.

Il s'agissait vraisemblablement d'un volontaire de carrière, mais il ne précisa pas, et, comme je ne m'avisai pas de la distinction, je fus persuadée que mon fils avait déjà combattu.

Le train stoppa, nous débarquâmes.

Nous débarquâmes dans une ville noire et déserte où l'état de siège avait été proclamé et bien qu'il ne fût pas plue de minuit, nous ne pûmes trouver un logement. En vain nous ébranlons les cloches des hôtels: lentement s'ouvrent les fenêtres: « Plus de place! » opposent les voix à notre pressante requête, et les persiennes se referment brusquement comme si, déjà, s'entrevoyaient les casques à pointe redoutés.

Fatigués, altérés par les heures de marche et la chaleur de cette longue journée, nous nous dirigeons vers la gare pour y solliciter un verre d'eau et l'hospitalité. Je n'avais jamais dormi sur une banquette de salle publique et la perspective d'y passer la nuit ne me réjouissait guère. Aussi, l'honnête Malinois qui à cet instant découragé nous offrit spontanément ses services, nous parut-il un émissaire du dieu bienveillant qui nous avait protégés jusqu'ici.

Nous avouâmes tout de suite notre mésaise.

Il renouvela sans succès nos tentatives auprès des hôteliers, ceux-ci demeurant inflexibles dans leur détermination draconienne.

Notre nouvel ami, ne pouvant, faute de place, nous offrir asile sous son toit, commençait à devenir perplexe, lorsque la nécessité me suggéra une idée fameuse.

L'un des soldats rencontrés le matin dans la cour de l'ambulance, un Malinois, m'avait munie d'une lettre pour sa famille en me disant: « Si vous étiez embarrassés, là-bas, adressez-vous à eux. Nous lûmes son adresse sur l'enveloppe et l'obligeante personne qui venait de se mettre à notre disposition nous conduisit chez lui. C'était à l'autre extrémité de la ville, une petite maison blanche soigneusement close sur la nuit.

Nous sonnons; une fenêtre s'entre-bâille.

— On vous apporte des nouvelles d'un soldat.

— Ah! je descends.

Et deux minutes plus tard, une jolie jeune femme nous ouvre la porte.

Toute la maisonnée est bientôt debout: la maman de notre réformé, son père, Mieke sa sœur. Ils ne nous entendent pas, car ils ne parlent que le flamand, mais la jeune personne qui nous a introduits, la femme même du soldat, est une Wallonne réfugiée chez ses beaux-parents; elle nous interroge, traduit nos réponses avec des larmes et des sourires.

Il faut raconter où j'ai vu son mari, ce qu'il disait, ce qu'il faisait. Je ne me lassai pas de répéter les choses, et lui remis le billet qu'on m'avait confié pour elle. Il contenait entre autres cette phrase: « Faites pour ces braves gens qui vous apportent de mes nouvelles ce que vous feriez pour moi-même ».

J'avais répondu stoïquement à toutes les questions, écouté les exclamations, attendu avec une endurance admirable qu'on s'occupât de nous.

Mais, quand vint ce moment, je ne me fis aucun scrupule d'avouer que nous desséchions de soif et défaillions de sommeil. Toute la famille alors s'étant mise à notre disposition, nous reposâmes bientôt désaltérés et rassasiés dans le lit le plus doux du monde.

Le lit le plus moelleux du monde ne donne pas le repos quand l'âme est agitée. Les volontaires étaient dans la ville mais devaient la quitter au lever du jour pour une destination inconnue. Arrivions-nous trop tard? Perdrions-nous leurs traces?

J'examinai toutes les éventualités, j'élaborai dans ma cervelle fatiguée d'inutilee projeté, puis j'épiai l'aurore.

Je la vis glisser une discrète lueur sur les choses; un grand mur, devant notre fenêtre, s'éclaira progressivement en jaune, les toits des maisons se dessinèrent sur le ciel; un merle se mit à siffler et, soudain, la sonnerie d'un clairon lança sur la ville endormie les appels de la diane?

Cinq heures sonnaieint à Saint-Rombaud lorsque nous descendîmes dans la salle à manger de nos hôtes.

Comme nous allions partir, ils nous engagèrent à déjeuner d'abord. Il était trop tôt pour tenter quelque utile démarche. Ils connaissaient un jeune carabinier liégeois logé dans la maison voisine et l'avaient mandé. Il entra et nous eûmes un cri de joyeuse surprise: c'était Lili E., un bon ami de Charles.

Il avait de la presance dans son bel uniforme vert, était bien portant et joyeux, ne se plaignait que de l'inaction. Quand pourrait-il voler au secours de Liège?

Braves enfants, évadés depuis dix jours des bancs de rhétorique, déjà ils se croyaient aptes au service, brûlaient de se mesurer aux Allemands.

Lili n'avait point rencontré Charles. « Rien d'étonnant, d'ailleurs: Malines abritait six à sept mille volontaires et il venait d'y arriver. » Le départ me se dessinait point; il faudrait deux heures au moins pour se rassembler, se ranger et se rendre à la gare. Nous avions le temps de chercher Charles; si nous ne le trouvions point ici, nous suivrions les volontaires.

Nous nous dirigeâmes vers le quartier principal. Le ciel s'éclairait. Saint-Rombaud égrenait les heures en notes graves ou cristallines et de toutes les rues affluaient les bandes joyeuses de jeunes soldats. Déjà, ils étaient massés par centaines dans la grande cour de la caserne et nous dûmes traverser leurs groupes bruyants pour aborder leurs chefs.

Nous fûmes bientôt renseignés. Tous les Belges engagés depuis le 3 août résidaient à Malines, logés dans les casernes, dans les écoles, chez l'habitant. L'adresse de Charles, on ne peut nous la donner; les archives s'empaquetaient pour le départ. Mais tous les volontaires devaient ce matin même se réunir ici. « Examinez les groupes », me dit un lieutenant, « ou veillez à l'entrée. Si vous ne voyez votre fils, votre fils, sans doute, vous verra. »

Je fis ainsi qu'il disait. Tandis que je parcourais la grande cour dans la foule des jeunes troupiers, mon cœur battait comme il n'avait jamais battu: revoir mon petit, le revoir vivant, après l'avoir rêvé sanglant, gémissant, mourant seul, abandonné dans la nuit, la pluie, la boue...

J'attendais maintenant près de la porte. Ils arrivaient avec des gestes vifs et des paroles sonores. Soudain, un cri: «Maman!» Charles était dans mes bras.

Malines aux cent églises, aux maisons archaïques, se souvient de sa splendeur ancienne. Mais elle ne l'impose pas, comme Bruges, dans une atmosphère d'élégie et d'oraisons. Bruges meurt de son passé, il l'étouffé, il l'écrase; il la confine au fond de ses cloîtres, dans les étreintes glacées de ses canaux morts. Rivale d'Ypres et de Bruges, Malines n'est pas comme elles, l'esclave du passé. Le règne de Marguerite d'Autriche marque un stade brillant de son évolution et les pignons luxueux de cette époque n'offusquent pas les façades de tous les styles, leurs voisines, qui s'harmonisent et se complètent.

De par sa situation entre Anvers, métropole commerciale, et Bruxelles, sur les grandes lignes ferroviaires internationales, Malines, aisément accessible aux touristes belges et étrangers, s'est adaptée à la vie moderne. Malines n'est pas une ville triste.

Au temps des volontaires, c'était la ville la plus pittoresque et la plus trépidante du monde.

Cette foule jeune et envahissante sur ses places, dans ses rues, ses cafés, ses maisons remuait, gesticulait, parlait, grondait — et parfois se recueillait soudain pour écouter les voix aériennes, enchanteresses de Saint-Rombaud.

Au moment où nous l'avions retrouvé, Charles taillait des briches énormes dans un pain bis amicalement serré contre sa poitrine.

L'émotion de nous revoir ne fut pas de longue durée ni ne l'empêcha de terminer son frugal repas avec un appétit superbe.

Ensuite, il nous narrait ses aventures: le voyage à Malines, puis à Lierre pour l'équipement, le retour à Malines et la vie dé caserne mitigée de liberté et de concessions, douce en somme car ils étaient traités en enfants, en véritables enfants sachant à peine se vêtir, peu familiers de l'exactitude et de la discipline. Profitant de cette latitude, après cinq jours d'absence, mon fils et quatre amis, parmi lesquels leur caporal Batifoui, avaient conçu l'étrange idée de gagner clandestinement Liège pour embrasser leurs parents. Mais le train ne dépassait plus Waremme et, en y apprenant que Liège était conquise, ils ne s'obstinèrent pas dans leurs projets de retour. Des ulhans, d'ailleurs, étaient venue jusqu'ici, ils rôdaient dans les parages après avoir laissé, attachés à un mur, quelques chevaux malades ou blessés qu'on fit voir aux volontaires. Et ceux-ci qui n'avaient pas de cartouches sautèrent dans le premier train en partance, décidés à rentrer le soir même à Malines.

Mais à Bruxelles, on les avait requis de maintenir la foule massée devant la gare, guettant les prisonniers prussiens. Les prisonniers n'arrivent pas, les cinq amis manquent la correspondance et sont obligés de passer la nuit sur les banquettes d'une galle d'attente.

Le lendemain, dès patron-minette, ils s'en étaient retournés à Malines, un peu inquiets quant aux suites de leur équipée.

Des enfants, oui, vraiment, mais quel enthousiasme, quelle ardeur!

Charles portait son uniforme comme un prêtre sa robe.

Je contemplais ce grand garçon martial sous la tunique trop large qui se plissait aux clavicules. Il me présentait son fusil « Justetir », m'avouait qu'il était contrarié d'avoir égaré ses guêtres. Je souris; je pensais aux gronderies que lui avait values son habituel insouci de l'ordre, mais je n'eus pas le courage de le lui dire. Que m'importait? Il était près de moi, vivant, mon petit, et, n'eussent été les centaines d'yeux moqueurs qui nous entouraient, je me fusse mise à l'embrasser longuement, goulûment, à me rassasier de baisers. Il était là, à moi pour quelques jours encore; j'étais heureuse, et, sans rien prévoir davantage, je bénissais la vie de cette tolérance.

Les volontaires ne partirent pas ce jour-là.

Vers dix heures, ils allèrent à l'exercice sur les terrains de l'abattoir. D'officiers instructeurs, point. Les anciens soldats qui avaient repris du service enseignaient le peu qu'ils savaient à ceux qui ne savaient rien. Des caporaux à cheveux gris gagnaient leurs galons de sergents.

Les compagnies manœuvraient avec une bonne volonté évidente, les jeunes recrues tendant de tous leurs efforts, de toute leur attention vers cet objectif souverain: devenir d'excellents tireurs. Et, c'étaient des agenouillements, des épaulements rapides, pour ainsi dire mécaniques, que ponctuaient les ordres brefs et le déclic des fusils. Deux Congolais, incorporés, riaient de toutes leurs dents blanches; un prêtre passa, qui se découvrit devant les volontaires.

Les Liégeois sont d'excellents tireurs, déclara Charles une heure plus tard, j'ai couvert cinq fois la cible, on peut nous envoyer aux Boches.

II était libre; nous dinâmes ensemble, en compagnie de son ami, Maurice B., qui devint notre commensal habituel, un gentil garçon, doux comme une fille, mais qui supportait mal la vie militaire et se plaignait sans cesse; un futur héros pourtant, aujourd'hui décoré de la croix des braves.

C'était dans un restaurant oentral que se réunissaient en bruyantes tablées les jeunes soldats qui préféraient au régime de la caserne un beefsteak grillé garni de pommes de terre frites dorées, appétissantes.

Bon nombre de Liégeois épuisaient leurs dernières ressources pécuniaires. Ils ne s'en préoccupaient guère et nous l'avouaient en riant: cet exil ne pouvait durer, n'allaient-ils pas chasser les Allemands, rentrer chez eux?

Cette étrange confiance est l'une des choses dont je demeure à jamais émerveillée. Notez que les volontaires, eux, ne pariaient ni des Français, ni des Anglais. Ils disaient: « Nous, nous l'armée belge, nous chasserons bientôt les Allemands ».

Chose inexplicable que ces jeunes gens doués d'intelligence, capables de jugement, aient éprouvé une telle certitude; si ce n'était que l'héroïsme, né au souffle des grandes tempêtes morales, ne connaît pas de proportions ni de mesure et qu'il dépasse les bornes de la raison humaine.

Au sortir de Liège, ma pauvre ville abandonnée où tout était deuil et terreur, quel contraste réconfortant que oet optimisme des volontaires; leur ardeur de vaincre s'égalait à leur colère et à leur mépris des félons envahisseurs; leur impatience était extrême. De savoir leurs parents opprimés ou menacés, leurs souverains outragés, leurs cités asservies, ces jeunes âmes pétries d'enthousiasme et de radieux espoirs, connaissaient maintenant ia haine tenace et féconde. Que tardait-on à reconnaître leurs aptitudes, à utiliser tant de bonnes volontés? Eux qui savaient à peine ciiarger un fusil, manier une baïonnette, ne rêvaient que tuer ceux qu ils nommaient déjà d'un nom synonymes de parjures, voleurs, assassins, les « boches ».

En attendant, les Boches servaient de cibles à leurs plaisanteries, fine ironie ou rudes quolibets, et tous les genres d’éducation se manifestaient à cette labiée de jeunes guerriers: le fils du ministre y voisinait avec celui de l'artisan, le socialiste avec l'autocrate, le flamand avec le Wallon; l'uniforme nivelait les hiérarchies sociales, abolissait les divergences politiques et les différences de races. Finies, les vieilles querelles de ménage: le péril était à la porte, il s'agissait de détendre la maison.

Après le dîner, Charles et Maurice nous conduisirent à leur dortoir et le caporal Batifoul, le boute-en-train de la compagnie, nous en lit les honneurs.

Certes, nos jeunes soldats étaient confortablement logés dans cette grande salle de l'école normale, claire, bien aérée et jonchée de botte de paille fraîche et mollette. Un nous dit les bonnes soirées prolongées en joyeuses parlottes jusqu'à minuit et les réveils bruyants alors que chacun rit pour le plaisir de rire ou par contagion, ou parce qu'un volontaire encore à demi-sommeillant reclame son chocolat, ou encore parce qu'un autre, ayant pris la bretelle de son fusil pour un ceinturon, s'étonne de ne pouvoir l'attacher.

Puis, cette jeunesse, avant de nous quitter, nous accompagne à l'hôtel de la gare où nous déposons notre valise.

Le soir, Charles nous y rejoignit car il avait la permission de loger auprès de nous. Je lui enlevai moi-même sa veste et ses souliers comme je faisais quand il était enfant, et pour mieux le savoir près de moi pendant mon sommeil, je m'étendis sur une chaise longue parallèle à son lit. Alors, sa main dans la mienne, pour la première fois depuis huit jours, je dormis.

Les jours se suivent dans l'attente fébrile du départ. « Au front, au front », crient les jeunes troupiers qui maugréent et parlent de pétition au roi, d'autant plus impatients que la chaleur accablante les dispense de l'instruction.

Leurs officiers, dont la bonté et l'ingéniosité doivent être signalées aux mamans de Belgique, les exhortent au calme: « Vous n'êtes pas prêts, disent-ils et votre intervention ne sera utile que le jour où vous serez de bons soldats. Sachez d'abord obéir et laissez à vos chefs le soin de disposer de vous. Votre devoir n'est pas de donner follement votre vie mais d'accomplir strictement, ponctuellement, les ordres reçus ».

Des Malinois aussi, la bonté est extrême. Les volontaires sont leurs enfants choyés: pour eux la plus belle chambre et le meilleur lit; les pâtisseries, les boulangers leur font des rabais énormes; un pharmacien qui a vendu à Charles de la poudre de talc pour ses pieds fatigués, un tailleur qui lui a raccourci ses manches, n'ont pas accepté paiement; Jef Denyn, le carillonneur, leur donne des concerts dignes du paradis.

Nous nous accommodions fort bien de cette vie peu banale en marge de l'armée et nous étions toujours prêts à suivre les volontaires.

Jeanne Thonet

 

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