du livre 'Charleroi - La Guerre — Les Récits des Témoins'
'Charleroi - Notes et Impressions'
par M. Fleury-Lamure 1916
Correspondant de Guerre Français du 'Times' en Belgique

Notes et Impressions

panorama de Charleroi - illustration d'une revue française

 

Préface de Gérald Campell
Correspondant Spécial du Times

Ce livre résume l'historique d'une tentative demeurée vaine. Dans les premiers Jours de la guerre, avant de m'accompagner, en septembre 1914 à Nancy, l'auteur, avec quatre autres représentants du Times, avait établi sa résidence à Bruxelles.

Lorsque fut publié l'ordre, pour tous les Journalistes étrangers, de quitter la capitale belge, il partit pour Namur, à 60 kilomètres de là, espérant voir quelque chose du siège auquel chacun s'attendait. Avant d'être contraint, enfin de compte, à renoncer à son intention, il avait couvert plus de dix fois la distance entre les deux villes, ou, plus exactement la distance entre Londres et Tipperary, que tout le monde, aujourd'hui, en France, sait être une très longue route...

Au cours de ses pérégrinations par route et par rail, il dut zigzaguer continuellement en deçà et au delà du front des armées de von Kluck, de von Bùlow et de von Hausen, lors de leur avance sur Namur, Charleroi et Mons, et cela à peu de distance de leurs avant-gardes. La plupart des trains dans lesquels il voyageait durent s'arrêter court, en raison de ce que l'ennemi avait coupé la ligne; et même, une ou deux fois, il dut passer à toute vapeur sous les feux croisés des tirailleurs français et allemands.

Néanmoins, il persévéra dans son entreprise, avec l'idée d'atteindre éventuellement Namur; finalement, lorsqu'il fut parvenu à quelques kilomètres de cette ville, le 24 août (après un dernier détour par Lille et Valenciennes), il ne put que constater qu'elle venait d'être occupée le matin même par l'ennemi, et que la garnison était en pleine retraite.

Toutefois, et quoique M. Fleury-Lamure n'ait pas été à même d'écrire l'histoire du siège, — puisqu'il n'y eut pas de siège à décrire, — son temps et sa persévérance, malgré quelques dangers, beaucoup de difficultés et de revers, ne furent pas perdus. Il fut le seul correspondant de journal qui ait pu voir quelque chose de la bataille qui fit rage aux alentours de Namur, de Charleroi et de Mons, dans la troisième semaine d'août 1914. Étant données l'étendue du champ où ces combats eurent lieu et la rapidité inouïe de l'avance des Allemands, personne ne fut, en effet, en mesure d'avoir un aperçu à vol d'oiseau du conflit, — objectif idéal de tout moderne correspondant de guerre.

Le livre de M. Fleury-Lamure a le rare mérite de condenser les observations d'un témoin oculaire concernant les événements émouvants qu'il expose. C'est aussi un large tribut d'admiration payé aux splendides qualités de ses compatriotes, qu'il vit sur le champ de bataille. Même au cours de ces sombres journées de défaite et de désastre apparents, ceux-ci ne perdirent jamais leur confiance et leur excellent moral, et jamais aucun ne désespéra de l'honneur ni du salut de la République.

Partout en Lorraine, où nous arrivâmes ensemble peu de jours après la vaine tentative de l'ennemi de troubler les habitants de Nancy par un bombardement sans objectif militaire, nous trouvâmes le même entrain et la même foi ardente du peuple et de l'armée. Et, puisque c'est à Nancy que paraît ce livre, il me sera peut-être permis de dire combien nous fûmes touchés, M. Fleury-Lamure et moi, de l'accueil fraternel qui nous fut réservé comme représentants du Times par un grand nombre de Nancêiens, au cours des derniers mois, si agités, de 1914.

Que tous, et en particulier M. Mirman, préfet de Meurthe-et-Moselle, M. Simon, maire de Nancy, les officiers 'de la Place, et nos confrères de la Presse de Nancy l'Inviolée, veuillent bien agréer nos remerciements les plus chaleureux.

Gerald Campbell,
Correspondant de guerre spécial du Times en Belgique et en France.

 

Avant-Propos

Dans la nuit du dimanche 2 au lundi 3 août, le Germain violait la neutralité du sol belge. Faut-il rappeler cette lâche agression?

Le soir du 2 août, le pâle élève de Bismarck fait dire à la petite Belgique: « Laisse-moi passer; après la victoire je serai généreux et te dédommagerai royalement de ta complaisance. » La réponse devait être remise le lendemain matin 3 août... Or, à ce moment-là, la neutralité belge était déjà violée.

Devant celte infamie, les Belges furent splendides d'héroïsme et de bravoure. Ils ne demandèrent conseil à personne, n'exigèrent de personne des garanties et se mirent bravement en campagne, sans s'occuper de savoir si les Anglais ou les Français viendraient à leur secours, s'ils vaincraient ou seraient vaincus...

Cette armée de moins de 150 000 hommes, dont on souriait encore un mois avant la guerre, faisant résolument face à l'agresseur, attendit vaillamment l'attaque de la perfide et formidable Germania...

La réponse de la Belgique fut donnée par Liège et son armée de héros: 20.000 hommes qui, sous les ordres de l'immortel Léman, tinrent tête pendant seize fois vingt- quatre heures à plus de 300 000 des meilleurs soldats de l'Empire.

Puis vint l'heure de l'envahissement...

Une vague interminable de reîtres et d'assassins professionnels déferle sur ce pays, qui n'a eu d'autre tort que celui d'être honnête, et bientôt devant elle tout tombe.

Il ne reste que deuils, ruines, sang et malheur!

F.-L.

 

A la Recherche des Armées Françaises et Anglaises

Bruxelles, 9 août 1914

Depuis cinq jours la guerre est déclarée. L'ennemi, après avoir massacré une partie de la paisible population de Visé, incendie la ville. Il attaque Liège, qui résiste énergiquement.

Les Allemands ont eu 30 000 hommes hors de combat sous les murs de la vieille cité, et Liège tient toujours.

L'espoir renaît et tous les yeux sont tournés vers la France.

Les Français sont, paraît-il, déjà en Belgique et volent au secours de Liège, qui vient d'être décorée de la Légion d'honneur par le Président de la République Française pour son héroïque résistance.

Les bruits les plus divers circulent en ville. Les Français sont partout. Partout on les a vus: à Tournai, à Mons, à Dinant. Mais ce ne sont que des on-dit. Je ne puis trouver personne qui me renseigne d'une manière précise et c'est toujours par un tiers qu'ils ont été vus.

Je sais bien que le roi Albert a adressé, le 8 août, à la 3e division, — la Division de Fer, — un ordre du jour se terminant par ces mots:

« La France, ce noble pays, qu'on trouve toujours dans l'histoire associé aux causes justes et généreuses, vole à notre secours et ses armées entrent sur notre territoire. En votre nom, je leur adresse un fraternel salut. »

C'est évident, les Français sont là quelque part, en Belgique, mais tout ça ne me dit pas où. La frontière est grande entre la Belgique et la France. Par où entreront-ils? Voilà la question.

Enfin, n'y tenant plus, je décide de partir à leur découverte.

Je cherche à louer une automobile. Ce n'est pas une petite affaire. Toutes sont réquisitionnées. Après avoir couru au moins vingt garages, j'en trouve finalement une vieille de libre et à prix d'or j'obtiens qu'elle me soit louée pour deux jours. Le chauffeur qui doit me conduire est un soi-disant Luxembourgeois qui ne parle que quelques mots de français. Auto et chauffeur ne m'inspirent qu'une maigre confiance, mais, bah! à la guerre comme à la guerre; et puis, si l'on écoutait toujours ses préférences...

Au fond, j'en ai vu bien d'autres, ayant, depuis dix années, traîné mes guêtres un peu partout où l'on se bat.

A 3 heures, je monte donc en auto, nous démarrons et nous voilà bientôt roulant vers Louvain aussi vite que le permet mon antique voiture.

Je dois me munir à Louvain d'un laissez-passer spécial nous permettant, à mon chauffeur et à moi, d'aller librement vers la frontière française. En ville, tout va bien et les cris de « Vive la France! » nous saluent au passage, à la vue du drapeau français voisinant avec le drapeau belge sur l'avant de notre auto. Mais à la sortie de Bruxelles c'est une tout autre affaire. J'apprends que des uhlans sont signalés dans la forêt de Soignes et que l'on prépare hâtivement la défense de Bruxelles.

Des voitures de tramways ont été tirées hors des rails et mises en travers de la route. Avec l'auto il faut zigzaguer dans un véritable labyrinthe.

Un soldat arrive. II paraît bien renseigné. Il m'assure que les fameux uhlans dont tout le monde parle sont des gardes civiques à cheval, que leur uniforme vert, peu connu des paysans, a fait prendre pour des Allemands. Je pousse un soupir de soulagement; cela prouve que là-bas, à Liège, on tient toujours bon et que le secours de la France arrivera peut-être à temps.

Nous arrivons à 4h30 à Louvain. La vieille ville universitaire a pris l'aspect d'un formidable camp militaire. Des soldats partout, et ce n'est qu'après des palabres sans nombre que j'obtiens l'autorisation de me rendre au quartier général où je pourrai recevoir le laissez-passer qu'il me faut.

Grâce à un soldat que l'on m'a donné pour m'accompagner, j'arrive rapidement et sans incident au quartier général.

Le major qui doit me donner le papier nécessaire n'est pas là. Impossible de partir ce soir. Il me faut coucher à Louvain.

Dans la ville c'est un va-et-vient invraisemblable de soldats occupés à des corvées; de militaires en promenade; de parents qui cherchent un fils, un père sous les drapeaux. On voit passer des véhicules de tout âge et des attelages de toute sorte. Des centaines d'autos font de la poussière dans tous les sens et la pétarade des moteurs fait de cette ville, si calme d'habitude, un véritable champ de bataille.

On s'y bat d'ailleurs, mais c'est seulement dans les cafés, pour prendre possession d'une place, ou dans les hôtels, pour obtenir une très petite chambre que l'on paie un très grand prix.

Vainement je cherche un gîte. Je découvre seulement un hangar pour remiser l'auto. Nous coucherons dedans s'il le faut.

Je retourne au quartier général. Devant l'Hôtel de Ville où il s'est installé, une compagnie d'infanterie a formé les faisceaux; 8 heures viennent de sonner lorsque brusquement un clairon sonne. En un clin d'œil la scène change et la compagnie se trouve prête, l'arme au pied.

Une automobile bleu sombre arrive lentement. Lorsqu'elle n'est plus qu'à quelques mètres, un bref commandement retentit:

« Garde à vous! Présentez... armes! »

Un seul mouvement. Tous les hommes sont là, figés, splendides d'allure. Les clairons sonnent « aux champs » et l'auto s'arrête.

Le roi Albert en descend avant qu'un officier ait eu le temps de lui ouvrir la portière. Il s'arrête devant les hommes, sachant bien qu'il peut compter sur eux jusqu'à la mort, que tous se feront tuer jusqu'au dernier, si bon lui semble.

Ah! la belle figure de chef! et comme l'on sent bien une conscience nette derrière ces bons yeux clairs qui vous regardent droit dans les yeux d'une manière que l'on n'oublie pas et qui vous va jusqu'au fond de l'âme.

Le souverain est de haute stature, les épaules larges, les traits accentués. Il est sobrement vêtu de la petite tenue de général, le képi énergiquement enfoncé sur la tête, sans gants, botté très haut. C'est bien la parfaite image du roi-soldat.

Une tristesse passe dans son regard en contemplant les soldats. Il se rend parfaitement compte du malheur qui s'acharne maintenant sur son pays. Mais il sait rester calme et donne le plus haut exemple de l'abnégation et de la bravoure.

Plus de palais, plus de décorum; simplement brave, il vit la vie de ses soldats et se fait adorer d'eux comme de son peuple.

Héroïque et sublime, le souverain du peuple belge a su faire de son armée une légion de héros.

L'Histoire n'oubliera jamais cette noble figure qui mena son peuple au combat sans l'ombre d'une hésitation, sans une minute de défaillance, sacrifiant tout à l'honneur du pays.

J'aperçois un officier de mes amis attaché à la suite du Roi. Grâce à lui, j'obtiens la promesse formelle d'avoir mes sauf-conduits le lendemain matin de bonne heure.

Il est encore trop tôt pour dormir; j'erre à l'aventure à travers la ville qui s'est subitement calmée. Tout dort et le silence qui règne est troublé seulement par le passage en trombe de quelque tapageuse auto.

Je passe devant un café encore ouvert, où causent quelques sous-officiers. J'entre. On me regarde d'abord avec méfiance; il y a tant d'espions à Louvain! Je vois mes braves Belges discuter vivement entre eux. Un adjudant s'avance résolument vers moi et me demande qui je suis, ce que je viens faire ici. Je lui réponds que, n'ayant pu trouver un lit à Louvain, je retarde autant que possible le désagréable moment de passer la nuit dans une vieille remise et que ce café encore ouvert m'a tenté. Je n'ai pu résister au désir de m'asseoir un peu. Enfin je lui montre mes papiers, mon coupe-file de journaliste et une lettre du ministre de France à Bruxelles.

Le sous-officier s'excuse gentiment, invoquant sa consigne, et m'apprend que l'hôtel où je suis entré est occupé uniquement par les officiers supérieurs de l'État-major général. Comme les journalistes en temps de guerre sont un peu soldats, on fera exception en ma faveur: je puis me reposer un moment. La glace est rompue entre les soldats et moi et bientôt je m'assieds à leur table.

J'apprends par eux que des officiers anglais ont été vus dans la matinée à Louvain et que de nombreuses troupes anglaises débarquent en plusieurs points du littoral belge pour se concentrer au camp de Beverloo. D'autres prétendent que le débarquement s'opère en France, mais il y a, paraît-il, une chose certaine: c'est que les Anglais et les Français sont là.

Pour les Français, je suis d'accord, la chose est possible, même probable; mais pour les Anglais, la nouvelle me semble bien prématurée. Néanmoins je n'ose pas détromper ces braves soldats, que la venue d'alliés électrise. Si la nouvelle est fausse, ils auront bien toujours le temps de l'apprendre.

La patronne vient bientôt nous annoncer la fermeture de l'établissement. Après avoir serré la main à mes nouveaux amis, je m'achemine lentement vers le hangar où mon chauffeur ronfle déjà à poings fermés. Cela me réconcilie un peu avec lui, car son sommeil semble dénoter une conscience parfaitement tranquille... Je m'étends dans la voiture, et, après avoir entendu l'horloge de l'église voisine sonner des heures interminables, je m'endors enfin, terrassé par la fatigue.

Dès le matin je me mets à la recherche de mon major. Il est introuvable. On m'adresse au bureau du gouverneur militaire de Louvain où, après une très longue attente, je suis reçu par un vieil officier à l'air rébarbatif.

Tout de suite je vois qu'il y aura du « tirage ».

Il regarde ma tenue de voyage, mi-militaire, mi-civile, d'un œil soupçonneux.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous? demande-t-il, enfin, bien que je lui aie fait passer un billet où j'ai indiqué le motif de ma visite. Je lui renouvelle ma demande en me faisant connaître.

Ajustant un lorgnon en or sur son nez, il me fait l'honneur de lire le petit papier que je lui ai fait remettre. Il relève la tête et me dit:

— Là-dessus vous dites travailler pour le compte du Times.

Sur ma réponse affirmative, il se met à me baragouiner quelques mots qui doivent être pour lui de l'anglais et auxquels je ne comprends goutte.

Je lui réponds que je suis Français et que le français étant notre langue maternelle à tous deux, je lui saurais gré de me causer dans cette langue.

Il me regarde alors étrangement et se met à hurler:

— Alors, vous ne parlez pas anglais?

Je lui confesse mon ignorance en lui expliquant que je lis parfaitement l'anglais, que je le comprends quand on parle lentement, mais que, le parlant très mal, je préfère m'abstenir, quand je puis faire autrement.

— Montrez-moi vos papiers, dit-il brusquement.

Je tire mon portefeuille de ma poche et m'exécute avec un peu trop d'empressement peut-être, car de l'une des poches, trop pleine, débordent suc la table de mon inquisiteur quelques cartes de visite et une photographie, souvenir de Russie, où je suis vêtu en cosaque. Je veux reprendre mon bien, mais il pose vivement la main sur le tout en s'écriant: « Laissez-moi examiner ça. » Silence prolongé. Je commencée trouver l'aventure amusante.

Après avoir examiné longuement mes papiers, mon interlocuteur m'adresse la parole en ces termes:

— Vous vous dites journaliste; or, vous êtes ingénieur... Vous dites travailler pour un journal anglais; or, vous ne parlez pas ou presque pas l'anglais... (J'ébauche un geste de protestation.) Taisez-vous..., vous ne parlez pas anglais... Vous avez une photographie que vous avouez être la vôtre, vous y êtes vêtu en Turc et vous y portez la barbe, toute la barbe. (Oh! oui, la barbe, pensai-je, en moi-même...) Pourquoi vous êtes-vous fait raser?... Vous avez été secrétaire du Consulat général de Grèce (Et après?...) à Saint-Pétersbourg... Votre passeport porte trace de votre passage en Turquie et en Grèce.....Tout cela n'est pas clair, c'est louche même et si vous ne me dites pas immédiatement ce que vous faites à Louvain, je vais vous faire arrêter.

Pan! ça y est, l'aventure tourne mal. Non pas que je redoute quelque chose, mais je pressens que si je reste seul avec cet homme, ma journée pourrait bien être irrémédiablement compromise. Et pour nous, journalistes, plus que pour tout autre, le temps c'est de l'argent.

Je prends résolument la parole, décidé à en finir:

— Mon colonel, dis-je, vous avez pu voir par mes papiers que je suis Français: c'est déjà une garantie; de plus, si vous m'aviez laissé m'expliquer dès le début, je vous aurais déjà montré celte note du commandant Chabot, secrétaire du ministère de la Guerre, m'autori-sant à remplir mes fonctions de journaliste, ce qui ne m'empêche pas d'être aussi ingénieur, je suppose... Voici enfin un télégramme du Times, de Londres, demandant que nous nous occupions des intérêts du journal en attendant les correspondants spéciaux qui vont arriver. C'est suffisant pour expliquer ma présence à Louvain, vous en conviendrez. Or, voilà une demi-heure que je suis avec vous, qui ne pouvez rien pour moi, puisque seul le major Christophe — auquel je suis du reste annoncé —peut me délivrer un sauf-conduit me permettant de circuler librement dans le champ des opérations. Veuillez donc bien me rendre mes papiers et me dire à quelle heure je puis trouver ici le major Christophe, qui m'a donné rendez-vous pour ce matin.

La réponse à ma longue tirade est stupéfiante:

— Qui me prouve que ces papiers sont bien à vous, que vous ne les avez pas volés ou fabriqués? Et puis personne n'est plus en règle qu'un espion!

En partant de ce principe nous n'allons plus pouvoir nous entendre et je maudis tout bas mon étoile qui m'a mis en présence d'un tel personnage.

Je commence à avoir chaud aux oreilles et je voudrais bien être ailleurs, car l'impatience petit à petit me gagne et je sens que je vais dire des bêtises à ce colonel désagréable...

Heureusement la porte s'ouvre et entre, qui?... mon ami le commandant Chabot en compagnie du major Christophe lui-même.....Présentations, tête du colonel auquel on me présente et qui, voyant qu'il a gaffé, bredouille quelques mots que je n'entends pas mais où je distingue « attention... pas savoir ».

Je suis libre enfin. En quelques minutes j'obtiens ce qu'il me faut et bientôt je roule vers l'inconnu, vers les Français peut-être, bénissant le Ciel en la personne du commandant Chabot de m'avoir tiré si à propos des griffes de l'intraitable colonel.

 

Bruxelles, 17 août 1914

Je rentre à Bruxelles harassé de fatigue, ayant fait en auto une randonnée de plus de 500 kilomètres à travers les lieux où l'on se bat.

Que d'émotions, quelle équipée! J'ai failli plus d'une fois tomber dans les embuscades de ces petites patrouilles de uhlans ou de hussards de la mort, qui se risquent partout en avant des lignes, cherchant à repérer les positions de leurs adversaires.

La rencontre n'eût pas manqué de m'être fatale: immanquablement j'aurais été fait prisonnier et fusillé comme espion. Guillaume l'a promis à tous les journalistes qui seraient surpris dans ses lignes.

Prisonnier, je l'ai été pendant vingt heures; mais ce fut de l'armée française, découverte enfin par le plus singulier hasard; et vous pensez bien que cette captivité sur parole parmi les nôtres, dans un joli village wallon tout plein du fracas de la guerre, fut un des moments les plus forts, les plus émouvants de ma carrière. Prisonnier des Français, moi, Français! Vrai! jamais je n'aurais pu me figurer cela.

Sans l'avoir cherché, j'ai surpris d'importants mouvements militaires qui devaient rester secrets et je suis tombé, involontairement, en plein État-major français.

Mais il faut procéder par ordre.

Muni des précieux papiers délivrés à Louvain je regagnais Bruxelles en toute hâte. A mon arrivée, j'y trouvais déjà installée la mission de journalistes anglais spécialement envoyée en Belgique par le Times pour y suivre les opérations.

L'un d'eux, M. Gérald Campbell, écrivain distingué en même temps que délicieux confrère, va se diriger vers Namur pour prendre contact avec les opérations. Je lui fais part de mon projet d'aller aussi à Namur et lui énumère les raisons qui me font croire à la présence de Français là-bas.

Pourquoi vais-je chercher les Français à Namur? Dans le fond, je n'en sais rien; affaire d'intuition probablement, et peut-être aussi parce que leur présence est signalée un peu partout, sauf là.

Il me propose de partir avec lui et j'accepte avec le plus vif plaisir. On gagne toujours à être deux dans de pareilles expéditions.

Le Times a acheté une auto très rapide et, pour éviter toute méprise fâcheuse sur nos intentions, on a placardé à l'avant et à l'arrière de l'auto deux immenses affiches en calicot blanc portant, en caractères noirs hauts de deux pieds, les mots: The Times, London, certainement visibles à 200 mètres.

Nous voilà bientôt partis à toute vitesse dans la direction de Namur. A notre sortie de Bruxelles, nous sommes salués au passage par un groupe de gardes civiques postés à un croisement de routes dans le bois de la Cambre et qui, voyant notre auto pavoisée aux couleurs anglaises, belges et françaises, crient de toute la force de leurs poumons: « Bon voyage! Vivent les Alliés! »

Nous continuons en vitesse sur Namur. En vitesse... de temps en temps seulement, car tous les deux kilomètres environ la route est barrée.

Ici, c'est une charrette en travers de la route; là, une herse dresse vers nous ses pointes menaçantes. Quelquefois une chaîne formidable et capable de servir d'ancrage à un navire est tendue d'un arbre à l'autre, barrant la route; le plus souvent une simple corde obstrue le passage.

Nous traversons successivement Waterloo, Ottignies et Gembloux.

Partout des hommes, armés d'instruments les plus divers et portant le brassard ou la cocarde des gardes civiques de campagne, montent la garde près des barrages.

A Waterloo notamment, le Musée de l'Armée a dû être sérieusement mis à contribution. Le poste y est muni de flingots, de tromblons et de baïonnettes datant certainement de l'épopée napoléonienne.

Il faut stopper... à distance... et montrer patte blanche.

Notre sauf-conduit pour Namur est signé du gouverneur militaire de Bruxelles. Quel temps précieux nous perdons avec tous ces postes!

Partout il faut montrer le cachet, insister, parlementer à n'en plus finir. Parfois on exige le mot d'ordre que seuls les militaires possèdent. Souvent le factionnaire ne sait même pas lire et regarde avec effarement les papiers que nous lui tendons. Ici on doit aller chercher l'instituteur, là le curé. Plus loin les hommes de garde refusent de nous laisser passer et il faut aller quérir le bourgmestre, qui dînait déjà ou encore.

Finalement tout s'arrange. A Gembloux on entend le canon tonner fortement dans la direction de Liège, et nous apprenons par le bourgmestre, un brave homme, qu'une patrouille de uhlans a été faite prisonnière à Perwez.

Ils étaient, paraît-il, à demi morts de faim et leur première parole a été pour demander du pain. Sont-ils vraiment aussi affamés que cela et n'est-ce pas plutôt une tactique de leur part pour exciter la pitié des paysans wallons? Je ne sais pas pourquoi, mais je me méfie de ces crève-de-faim-là. Il est en effet peu probable que l'Allemagne, qui a tout envisagé, tout sacrifié, tout calculé pour préparer de longue main la guerre actuelle, question de vie ou de mort pour elle, n'ait pas prévu que ses soldats pourraient mourir de faim après deux semaines de campagne. Et puis, ils sont bien gras, ces hommes mourant de faim!

Pendant que nous causons, un caporal du génie belge arrive à bicyclette et nous annonce que les Allemands ont occupé Eghezée, petite commune située entre Liège et Namur, à une quinzaine de kilomètres plus loin.

Des cyclistes belges sont partis de Namur, pendant la nuit, avec mission de les en déloger. Ils sont appuyés par un escadron de lanciers et il se peut que l'on s'y batte à l'heure actuelle. Il ne nous en faut pas davantage pour nous décider. Nous ferons un petit crochet par là en allant à Namur.

Nous voilà partis à toute vitesse d'abord, puis, ralentissant notre allure, nous avançons plus prudemment à mesure que nous nous approchons d'Eghezée. Nous ne trouvons personne sur la route et sommes obligés de défaire nous-mêmes une petite barricade avant d'entrer en ville.

En entendant notre auto, une vieille femme risque le nez à la fenêtre et, voyant des civils, nous crie de ne pas aller plus loin. Les Allemands doivent être tout près et l'on s'est battu toute la matinée à l'autre bout du village. Nous l'interrogeons. Elle ne sait rien, car dès les premiers coups de feu elle s'est réfugiée dans sa cave, d'où elle vient de sortir à l'instant.

Elle s'offre à nous conduire chez le bourgmestre, dont la maison se trouve quelques pas plus loin. Celui-ci, déjà prévenu de notre arrivée, vient à notre rencontre et nous souhaite la bienvenue en nous invitant à entrer chez lui. Nous voudrions voir tout de suite le champ de bataille; il veut bien nous y accompagner. Chemin faisant il nous raconte les péripéties du combat. Ce fut en réalité une simple escarmouche.

Le bourgmestre possède une vaste exploitation agricole à l'extrémité est du village. Hier au soir quelques uhlans arrivèrent brusquement chez lui, annonçant l'arrivée prochaine de deux escadrons conduits par leur colonel. Quelques instants après, le colonel, 2 lieutenants et 400 cavaliers occupaient le village.

Le bourgmestre dut pourvoir à leur logement. Les officiers s'installèrent chez lui et les soldats bivouaquèrent dehors, à proximité. Tout se passa dans un ordre relatif et aucun excès ne fut commis par l'ennemi ce jour-là.

Le premier soin des occupants fut de couper les fils télégraphiques et téléphoniques reliant la petite ville avec les environs.

Une auto-mitrailleuse et une cuisine de campagne arrivèrent encore à la fin de la soirée.

La nuit fut calme, et le matin, les cavaliers, des chasseurs du régiment Royal- Wilhelmine, dont la reine de Hollande est le colonel honoraire, procédaient au pansage de leurs chevaux, lorsque brusquement des coups de feu éclatèrent. Une quarantaine de cyclistes, venus tout doucement dans une tranchée creusée quelques jours auparavant à l'entrée du village, canardaient comme au stand les Allemands qui avaient négligé de se garder. Le colonel et les deux lieutenants furent tués par les premières salves. Les cavaliers, privés de leurs chefs et croyant avoir affaire à des forces supérieures, s'enfuirent emportant leurs blessés. Quatre hommes blessés grièvement restèrent sur le terrain. L'auto-mitrailleuse et la cuisine tombèrent entre les mains des Belges. Le combat, commencé à 8h30 du matin, était terminé à 9 heures. Il est 10 heures quand nous y arrivons.

N'était les cadavres des chevaux morts, — il y en a dix-sept, — aucune trace de lutte, et il faut vraiment bien connaître le pays pour découvrir l'emplacement du campement. Quelques bottes de paille étendues çà et là à terre ont servi de lit aux soldats, et des seaux renversés, quelques bouteilles cassées et le restant d'un feu indiquent la place où se trouvaient les hommes.

Des dolmans, des shakos et d'autres menus objets abandonnés par l'ennemi témoignent de sa fuite précipitée. Plusieurs cavaliers ont dû fuir à demi vêtus.

L'un d'eux fut tué au moment où il faisait sa toilette: on le retrouva la face encore barbouillée de savon, mort près du baquet où il se lavait.

La terre fraîchement remuée non loin de là révèle l'endroit où furent ensevelis les cadavres. Le bilan du combat fut 10 tués et 4 blessés du côté allemand, sans compter ceux qu'ils emmenèrent avec eux ou qui, quoique blessés, purent s'enfuir. Du côté belge aucune perte.

En revenant par un autre chemin chez le bourgmestre, nous apercevons la cuisine de campagne, renversée dans un fossé et dans un état lamentable.

Ne pouvant l'emmener avec eux, les chasseurs belges l'ont complètement saccagée dans la crainte d'un retour offensif de l'ennemi, signalé en force non loin de là. Les blessés allemands furent emmenés à Namur dans l'automitrailleuse tombée entre les mains des Belges.

Après avoir causé encore quelques instants avec le bourgmestre, nous prenons congé de lui, emportant comme trophée de guerre une superbe selle d'officier.

Bien nous en prit de quitter sans retard Eghezée, car à peine arrivas à Namur nous apprenons son occupation définitive par les Allemands, venus en force cette fois.

Notre entrée à Namur fut triomphale, et jamais je n'oublierai l'enthousiasme avec lequel nous fûmes accueillis.

Nous arrivons, au milieu des acclamations des soldats, place de la Gare.

En voyant le drapeau anglais voisiner sur notre auto avec, les couleurs belges et françaises, les curiosités s'éveillent. Il y a là, devant la gare ou assis à la terrasse des cafés, plus de mille personnes attendant des nouvelles et des journaux venant de Bruxelles.

Un colonel ayant jadis habité l'Angleterre dit qui nous sommes. Alors en un instant la voiture est entourée, des mains se tendent vers nous de tous côtés.

Des femmes pleurent d'attendrissement et tout ce monde d'étrangers nous accueille, en termes chaleureux, comme des amis, comme des parents, mieux, comme des frères, comme des fils. Un long cri de « Vive l'Angleterre! Vive la France! Vive le Times/ » sort de milliers de poitrines, et bientôt c'est à qui nous accaparera pour nous offrir quelque rafraîchissement.

Nous allons avec notre nouvel ami le colonel. Il nous présente à quelques généraux, chefs des différents secteurs de Namur, qui eux aussi sont venus chercher des nouvelles à la gare.

La foule, qui nous a suivis, fait cercle autour de nous. Sans avoir rien fait, nous sommes considérés presque comme des héros!

Peu à peu la curiosité s'apaise. Nous causons de Liège, qui résiste toujours, et tous nous sommes du même avis: Liège ayant résisté plus de quinze jours, Namur doit pouvoir résister trois mois. Namur semble imprenable et chaque jour on le fortifie davantage.

Un général m'explique que l'enceinte des forts de Namur affecte la forme d'un trapèze régulier dont les bases sont orientées du nord-est au nord-ouest. Au sud, entre la Sambre et la Meuse, se trouvent les forts de Malonne et de Saint-Héribert, ce dernier plus connu sous le nom de fort de Wépion; sur la rive droite de la Meuse, les forts de Dave, d'Andoy et de Maizeret; au nord, sur la rive gauche de la Meuse, les forts de Suarlée, d'Émines, de Cognelée et de Marchovelette.

L'armement des forts de Namur, à peu près le même que celui des forts de Liège, se compose, pour chaque grand fort, de a pièces de 150mm, de 4 pièces de 120mm, de 2 mortiers rayés de 2iomm et de 4 pièces à tir rapide.

L'armement de chaque redoute comporte 2 pièces de 150mm, 2 pièces de 120mm, un seul mortier de 210mm et 3 pièces à tir rapide.

Les intervalles entre les forts varient de 4 à 6 kilomètres. Les ouvrages fortifiés sont distants de la ville de 4 à 10 kilomètres. La ceinture fortifiée autour de Namur a un développement d'environ 50 kilomètres. Ajoutez à cela de nombreuses redoutes improvisées au dernier moment, d'immenses réseaux de fils de fer barbelés dans lesquels, dernière innovation, on peut faire circuler un fort courant électrique à haute tension; des wagons de verre pilé et de bouteilles cassées, dont le contenu a été répandu très loin autour des redoutes pour éviter que l'ennemi ne puisse, en rampant dans les herbes, se dérober à l'attention des guetteurs, et vous aurez une idée approximative de la valeur défensive de Namur.

 

Namur après la bataille

 

Namur est imprenable!

Pendant que nous discutons, il est à peu près 6 heures du soir; un ronflement de moteur au-dessus de nous vient brusquement frapper nos oreilles: ce doit être un avion belge qui survole la ville.

Tout à coup, trois détonations, espacées de quelques secondes, retentissent, la dernière très violente et paraissant venir de tout près.

Qu'est-ce à dire? L'ennemi attaquerait-il déjà Namur?

Nous apprenons bientôt que ce sont des bombes projetées d'un biplan allemand. Nous apercevons encore l'oiseau d'outre-Rhin s'enfuyant vers l'est, son coup fait. Mal lui en prend; le fort de Maizeret l'accueille à coups de canon et nous pouvons bientôt voir l'aéro tanguer fortement, pour s'abattre finalement au loin dans les arbres.

Justice est faite!

La dernière bombe est tombée, nous dit-on, sur le trottoir du pont d'Omalius, du côté aval. Nous nous y transportons immédiatement: il y a trois victimes; deux ont été tuées sur le coup; la troisième, un vieillard, est blessée grièvement, et l'amputation des deux jambes sera nécessaire; d'autres personnes ont reçu des blessures légères.

La bombe a émietté les pavés sur un diamètre d'environ 5o centimètres.

Elle était chargée de balles rondes, un peu aplaties, de la grosseur d'une bille d'écolier. La bombe elle-même avait la grandeur d'une biche à lait et presque la même forme. Elle était munie d'un stabilisateur, en forme d'hélice.

(1) Je m'excuse auprès du lecteur de m'étendre aussi longuement sur un fait malheureusement trop fréquent à l'heure actuelle, mais étant donné que ce fut ce jour-là, samedi 15 août 1914, que pour la première fois des bombes furent jetées par un avion, il est intéressant de noter l'impression produite sur le public.

II est curieux de lire les commentaires qui suivent le récit du bombardement publié par un journal de Namur, L'Ami de l'Ordre, dans son numéro du 16 août 1914:

« ...Inutile de dire combien, en présence de cet odieux attentat contre une population paisible et inoffensive, l'indignation de la foule fut intense. Il ne faut pas que cette indignation devienne de l'affolement. Malgré cette douloureuse aventure, que l'on se dise bien que ces bombes sont moins à craindre qu'il ne paraît. Le public doit éviter de trop circuler aux heures où d'ordinaire les avions volent, c'est-à-dire dans la première partie de la matinée et vers la fin de l'après-midi. Il ne doit pas s'attrouper. Dans les maisons on est parfaitement à l'abri. Des bombes de ce genre ne sont pas des obus. Si elles tombent sur un toit elles peuvent le percer peut-être, mais elles éclateront en le touchant et ne causeront du mal qu'au grenier.

« Le procédé abominable dont se sert l'ennemi n'est rien autre qu'une tentative d'intimidation. L'Allemand veut agir sur la population civile selon le stratagème cher à Bismarck.

« Nous devons lui répondre par le calme, le sang-froid et le mépris! »

Un officier d'artillerie m'apprend qu'à 5o mètres à peine, entre les points de chute des deuxième et troisième bombes, un convoi de munitions pour l'artillerie a stationné durant deux jours. Il était parti depuis deux heures seulement lorsque le bombardement eut lieu: l'ennemi semble singulièrement bien renseigné sur ce qui se. passe dans Namur!

En réintégrant notre hôtel, nous trouvons sur la place de la Gare une compagnie entière du 14e de ligne belge au repos. Les hommes sont noirs de poudre et de poussière. Coupée du reste de l'armée de campagne de Liège, elle a réussi à s'échapper, passant à travers les lignes allemandes en se tenant la plupart du temps sous le feu des forts de la ville.

Elle parvint ainsi, tout en combattant, jusqu'à Huy, d'où on l'a dirigée sur Namur. Les hommes ont l'air harassé, mais ils font tout de même bonne figure malgré cinq jours entiers de marches et de combats, presque sans repos.

Avant de me coucher, je vais flâner un peu par les rues de la ville. Quelques rares boutiques sont encore ouvertes.

Des factionnaires montent la garde près des ponts. On a percé des meurtrières dans les murs des maisons situées sur la Meuse et la Sambre. Ce sera autant de petits fortins que l'ennemi devra enlever un à un, s'il réussit, ce dont je doute fort, à prendre pied dans la ville.

J'assiste encore, dans la nuit, à un défilé d'artillerie dont les pièces résonnent lugubrement sur le pavé. La colonne traverse le fleuve, se dirigeant probablement sur Dave ou Maizeret, où l'on semble s'attendre à une prochaine attaque allemande. Enfin tout rentre dans le silence et je vais bientôt moi-même prendre un peu de repos, bien gagné après cette première journée de campagne.

Je suis brusquement réveillé, le matin, par deux fortes détonations. Je me précipite à la fenêtre et je vois une foule de gens courant vers la gare. Un bruit de moteur dans les airs me fixe rapidement sur l'origine des détonations. L'ennemi a voulu bombarder la gare. Il est 7 heures du matin. Je m'habille à la hâte et, en quelques instants, j'ai traversé la petite place. Là je trouve mon confrère Campbell, qui, plus matinal que moi, était déjà installé à la terrasse de l'hôtel au moment de la chute des bombes. Comme je le présumais, l'avion ennemi avait visé les fils du télégraphe et du téléphone aboutissant tous à la gare, où ils sont soutenus, sur le toit, par de grands grils verticaux. Le coup a été manqué: la bombe a traversé la toiture vitrée du hall, brisant tous les carreaux, criblant les murs et les marchandises amoncelées sur les quais, mais par miracle n'a atteint personne. La deuxième bombe a été lancée un peu plus loin sur un train de munitions que l'aviateur allemand pensait faire sauter.

Cette tentative n'eut pas plus de succès que la première: le projectile tomba à 5o mètres environ du convoi, blessant légèrement un employé du chemin de fer.

Ceci me confirme de plus en plus dans l'idée que de nombreux espions allemands sont encore dans Namur et qu'ils communiquent avec l'ennemi d'une façon rapide, le train de munitions étant depuis trois heures seulement sur cette voie de garage.

Nous sommes le 16 août. Au loin le canon s'est mis à tonner sourdement. Un motocycliste arrivant en trombe nous dit que les Allemands attaquent avec leurs pièces lourdes de campagne le vieux fort de Bouvignes, du côté de Dinant.

Quelques minutes après, l'auto du Times roule à toute vitesse vers Dinant, arrivant à l'instant où les premiers obus allemands commencent à pleuvoir sur la ville.

A ce moment la ligne allemande s'étend au nord de Namur, de Diest à Huy, où elle passe un peu à l'est, se dirigeant sur Dinant par la petite ville de Ciney.

Les troupes qui attaquent Dinant appartiennent au IVe corps d'armée et font partie de l'armée du prince de Wurtemberg. Se détachant brusquement du reste de l'armée campée entre Durbuy et Marche, ce corps va tenter sans doute le passage de la Meuse à Dinant pour essayer d'investir Namur en opérant sa jonction avec l'armée de von Hausen, qui effectue probablement le même mouvement au nord par Jodoigne et Eghezée.

Les obus pleuvent bientôt dru sur Dinant et quelques-uns mettent le feu à des maisons et à des édifices. Subitement le bombardement cesse et l'infanterie allemande arrive à l'attaque en colonnes serrées. Il paraît que c'est toujours ainsi que marchent les Allemands; on dirait qu'il faut absolument qu'ils se sentent les coudes pour ne pas reculer!

Jusqu'à présent, les Français n'ont pas répondu à la canonnade allemande et ils sont tous là qui attendent silencieusement. Bientôt une estafette arrive au galop. Avec une rapidité inouïe, nos pièces sont mises en batterie, protégées par les crêtes environnantes; la précision foudroyante de nos minuscules 75 est incroyable. L'ennemi, qui a réussi à passer le pont et à prendre pied dans la vieille citadelle, se voit contraint de reculer; les obus français balaient le pont, causant d'énormes pertes dans les rangs allemands.

Mais voulant vaincre coûte que coûte, l'ennemi pousse vers le pont des renforts d'infanterie, espérant passer à force d'existences sacrifiées.

L'arrivée de ces nouvelles troupes arrête et gêne le mouvement de repli de celles qui ont attaqué les premières et, dans ce formidable chaos, les obus de nos 75 font un carnage effroyable. A ce moment notre infanterie et notre cavalerie se mettent de la partie et bientôt commence une poursuite en règle. La mêlée devient alors tellement confuse, que quelques-uns de nos hommes sont tués par nos propres obus. Impossible de faire autrement: il faut les sacrifier à la victoire.

Après un sanglant corps à corps, l'ennemi, infiniment supérieur en nombre, finit par lâcher pied et doit se réfugier dans les bois environnants. Dans ce premier engagement, nos pertes sont minimes en comparaison de celles de l'ennemi.

Mais les Allemands ne veulent pas se tenir pour battus, et au bout d'un moment on voit des files interminables d'hommes longer au loin la rivière dans la direction de Givet. Ils se déplacent d'environ i kilomètres et commencent à construire un pont de bateaux sur la Meuse. Le pont achevé, ils se mettent en devoir de traverser. C'est alors seulement que les canons français se font de nouveau entendre, détruisant entièrement le pont en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, et balayant tous ses occupants, qui furent tués ou noyés.

En cet endroit de la rivière, sur les deux rives, le terrain est boisé et accidenté.

L'artillerie française est postée sur les hauteurs de la rive gauche dominant les coteaux opposés. Elle fait des brèches profondes dans les colonnes d'attaque des Allemands. Les canons de l'ennemi ripostent bien un peu, mais leur tir est mal réglé et le duel d'artillerie se termine bientôt par le silence de la plupart des canons allemands.

A partir de 3 heures de l'après-midi, les Allemands ne peuvent plus placer aucune batterie; celles qui tirent encore ne réussissent pas à atteindre les Français qui, eux, changent continuellement la position de leurs pièces. Les canons français tirent à 3.5oo mètres et, malgré le continuel déplacement de leurs pièces, les obus tombent toujours sur l'ennemi avec une précision extraordinaire, manquant rarement leur but.

Enfin la contre-attaque française se déclanche. Elle part de la tête du pont de Dînant sur la rive droite et est menée avec une telle fougue, un tel en train, que pour la seconde fois l'ennemi recule. Finalement, c'est la retraite complète des Allemands que nos troupes poursuivent jusqu'à Ciney et Assesse, à 10 kilomètres environ de la rive droite de la Meuse.

C'est une véritable bataille, qui se termine par une brillante victoire française, au cours de laquelle notre admirable artillerie de campagne vient de prouver d'une façon écrasante sa supériorité sur les canons de Krupp.

Un officier m'apprend que quelques-unes des compagnies d'infanterie française qui viennent de se battre si intrépidement ont pourtant fourni, depuis deux jours, des marches forcées de 75 kilomètres par vingt-quatre heures.

L'endurance de nos soldats est vraiment merveilleuse.

Mais voici une chose à peine croyable: lors de leur deuxième attaque, les Allemands poussèrent devant eux, pour s'en faire de vivants boucliers, les malheureux habitants des villages où ils s'étaient réfugiés à la suite de leur premier échec. C'est ce qu'ils appellent, eux, « faire la guerre ».

Le bruit de la bataille toute proche a mis la population de Namur dans un état de surexcitation intense. Toute la journée le canon a tonné et personne ne peut dire exactement dans quelle direction.

A l'assurance donnée par nous de la victoire remportée par les Français à Dinant, c'est du délire; de tous côtés s'élèvent bientôt les cris de « Vive la France! » et chacun respire plus à l'aise de savoir les Allemands repoussés.

Mais il est 8 heures du soir; il faut songer à envoyer nos dépêches, et le télégraphe ne fonctionne plus entre Namur et Bruxelles.

Partir la nuit en auto n'est pas non plus très pratique, avec tous les postes qui vous forcent à vous arrêter au moins cinquante fois avant d'arriver à Bruxelles. Une balle est même à craindre de la part de quelque garde civique trop prompt à s'effrayer.

Comme c'est Campbell qui fera les dépêches, il décide de partir seul, par le dernier train. Si rien de nouveau ne surgit, je ramènerai moi-même, demain, l'auto du Times à Bruxelles.

J'accompagne mon ami Campbell à la gare; il est à peu près le seul voyageur pour Bruxelles. Bientôt le train s'ébranle; arrivera-tr-il à destination? La ligne est-elle encore libre?

Le matin, je me levai de bonne heure et donnai des ordres pour que l'auto fût prête pour 10 heures.

Je me dirige vers le bureau de l'état-major, quand j'entends tout à coup de nombreux cris de: « Vive la France! »

C'est une douzaine de dragons français, commandés par un lieutenant, qui viennent d'arriver à Namur. J'arrive près d'eux au moment où ils mettent pied à terre. Des femmes accourent de tous côtés à leur rencontre; elles apportent des gâteaux, des fleurs, des cigares. Ils sont couverts de poussière et paraissent rompus de fatigue, mais ils rient quand même.

Moi, je crois bien que je ris aussi et que je pleure tout à la fois.

Je voudrais bien essayer, en rentrant à Bruxelles, d'aller à Dinant voir de près les dégâts occasionnés par le combat d'hier. Je demande à l'aide de camp du général Michel, gouverneur de Namur, si la chose est possible et quels dangers je puis courir.

— En vous maintenant sur la rive gauche de la Meuse, me dit-il, il y a très peu de chances de rencontrer des Allemands.

Vite, en route, il faut partir.

Je reviens vers mon auto, quand, de loin, j'aperçois le chauffeur en conversation très animée avec deux individus, l'un barbu, très grand, l'autre petit et presque imberbe. En m'approchant, je reconnais, à ma grande surprise, deux confrères français : Eugène T..., de VÉcho de Paris, et Paul H..., du Journal. — Où allez-vous? est leur première' question. Je leur fais part de mon projet d'aller à Dinant. Ils voulaient y aller aussi, mais, malgré de longues recherches, il leur a été impossible de trouver un véhicule quelconque pour les conduire là- bas. Je leur propose de monter dans mon auto; il faut bien s'aider entre confrères, et puis mon ami Campbell a déjà dû faire le récit du combat d'hier, par conséquent l'honneur du Times est sauf et la concurrence à redouter n'est pas grande.

Je leur explique cela très franchement et ils s'empressent d'accepter ma proposition. Mais le temps presse et il faut partir.

Nous achetons en hâte quelques provisions; on déjeunera en route.

Peu après, nous voilà roulant sur les routes gardées par l'armée belge, arrêtés de nouveau à chaque instant par des chaînes, des fils de fer, des voitures barrant les passages, par des postes; des sentinelles examinent minutieusement nos papiers revêtus pourtant de toute sorte de cachets officiels.

Nous n'avons pas été à Dinant. Nous avons dû modifier dix fois, vingt fois notre itinéraire. Avons-nous pris par le nord, le sud, l'est ou l'ouest de Namur? avons-nous passé la Meuse ou la Sambre au cours de notre randonnée? voilà ce que je ne pourrais plus dire. Nous avons traversé des villes et des villages; des gens, en nous voyant passer, criaient: « Vive l'Angleterre! Vive la France! » et aussi « Vive le Times! » Mon auto avait déjà passé par là. Les soldats belges aussi nous acclamaient. Sur le pas des portes il y avait des femmes assises; des vieilles, le menton dans les mains, l'air écrasé, le regard fixe, semblaient dire: « Voilà bien la guerre. » Des jeunes gens riaient avec les soldats.

Nous avons déjeuné au seuil d'une auberge isolée non loin de Saint-Héribert, un des redoutables forts qui défendent Namur. Au loin, du côté de l'est, on entend comme une rumeur de bataille, des coups de canon tonnent lentement, puis, tout à coup, s'accélèrent, se précipitent, pour s'apaiser bientôt. Un combat se livre quelque part, mais où? Est-ce encore à Dinant? Est-ce plus loin?

Près de nous, tous les arbres de la route ont été abattus, couchés dans le fossé; un bois entier gît, lui aussi, à terre; on a tout rasé pour ne pas gêner le tir des forts, et ce gigantesque amoncellement de branches mortes sur le sol forme un obstacle qu'aucune troupe ne saurait franchir.

Nous arrivons enfin à l'extrême limite des positions belges.

Des soldats nous renseignent. Les Français doivent être à une dizaine de kilomètres de là. Il nous va falloir traverser une zone non défendue et faire attention, car quelques casques à pointe ont bien pu s'y infiltrer.

Bah! qu'importe; en avant! Du reste, impossible de reculer; maintenant on se bat sur les routes où nous venons de passer, et celle de Bruxelles à Namur est coupée par les Allemands à Gembloux.

En avant donc, et pressons-nous. Le temps qui, depuis un moment, tourne à l'orage, devient de plus en plus menaçant. La pluie commence à tomber. Bientôt c'est un déluge, une véritable tourmente, une de ces terribles averses de grêle qui ne permettent pas de voir à vingt pas devant soi. Il faut s'arrêter; nous sommes trempés jusqu'aux os. Nous avons laissé les Belges en arrière. Autour de nous la campagne est absolument déserte. L'orage continue; il nous faut repartir malgré la pluie; mais est-ce bien vers les Français que nous allons? Ne risquons-nous pas plutôt de tomber dans les lignes alle- mandes?

Tout à coup, sous l'averse opaque, nous apercevons là-bas, très loin sur la route, un groupe de cavaliers tout noir. En avant, une sentinelle, également toute noire, se cache à demi derrière un arbre. Nous distinguons même son fusil qui semble braqué dans notre direction.

Il faut s'arrêter.

Avec nos jumelles nous essayons de reconnaître cet ennemi éventuel. Impossible! Il devient imprudent d'hésiter davantage; si nous restons ainsi immobiles, amis ou ennemis, on va nous tirer dessus. Un seul parti à prendre, avancer quand même, mais lentement. Nous avançons lentement. Nous voici à la hauteur du petit soldat tout mouillé: « Bonjour les Anglais! » crie-t-il joyeusement. C'est un brave petit chasseur français qui monte la garde.

— Tous les copains sont par là! et il nous montre un village que la pluie ne nous avait pas permis de distinguer. Il nous ouvre la route.

« Hourrah! En avant! » Nous entrons dans les lignes françaises par le côté d'où elles attendent l'ennemi!...

Ah! nos braves troupiers, les voici tous; il me semble que je les connais tous, que tous sont mes amis; je voudrais les embrasser pour leurs mères, leurs femmes, leurs sœurs qui les pleurent là-bas en France; et comme elles ont tort de pleurer! car ils sont joyeux, ils font leurs corvées en chantant, on les choie dans les villages où chacun s'empresse à les loger, à les nourrir; voici des officiers qui dînent avec un aumônier coiffé comme eux d'un bonnet de police, voici enfin des chefs dont l'éton-nement n'est pas simulé en nous voyant arriver. Ils nous donnent un sauf-conduit pour le village voisin, Mettet, où nous devrons expliquer notre présence et rendre compte de ce que nous avons vu au général en chef qui s'y trouve.

II paraît que notre cas est grave; nous ne devrions pas être là...

Nous arrivons à Mettet.

Dans le salon d'un château, les officiers d'état-major français nous accueillent avec une réserve courtoise. Quand nous disons nos noms, je crois lire sur leurs visages qu'ils sont contents tout de même de nous rencontrer là.

Ils nous questionnent; nous nous expliquons loyalement.

Alors le général en chef de cette armée nous dit en souriant:

— Messieurs, je vous fais prisonniers. Vos papiers sont parfaitement en règle au point de vue belge; mais quoique en Belgique, vous êtes ici, dans nos rangs, sous le coup de la loi française. Vous allez chercher un logement dans le village, un gendarme vous accompagnera et viendra me rendre compte de votre installation. Demain à midi seulement vous serez libres; pas avant. Nous serons déjà partis d'ici, mais vous allez me donner, tous, votre parole d'honneur de ne pas chercher à savoir où nous allons. Au revoir, messieurs, et bonne chance!

La parole donnée, le logement trouvé à grand'peine, car tout est plein, nous avons passé dans ce modeste village de Mettet, tout rempli de Français, une nuit, une soirée inoubliables. Nous avons dîné gaiement avec quelques officiers à l'auberge, et le bruit, la gaieté, la confiance étaient autour de nous.

La fin de notre repas fut marquée par un incident comique.

Nous en étions au dessert, quand un commandant de gendarmerie pénètre dans la salle et nous annonce, sans préambule, l'arrivée de deux nouveaux prisonniers qui vont venir nous rejoindre.

Peu après, entrent deux grands gaillards, couverts de poussière et l'air tout à fait penaud. Je reconnais en eux deux journalistes anglais, l'un du Times et l'autre du Daily Mail, arrivés d'Angleterre en même temps que mon ami Campbell.

Je les présente à mes compagnons et ils nous racontent leur mésaventure: voulant aller de Charleroi à Philippeville, où on leur a signalé des Anglais, ils ont, eux aussi, donné dans les lignes françaises tout près de Mettet, et ils ont été faits prisonniers par des tirailleurs sénégalais.

Le commandant de gendarmerie semble très heureux de voir que nous nous connaissons et c'est uniquement dans ce but qu'il nous a amené ces messieurs. Tous deux d'ailleurs, comme nous, donnent leur parole d'honneur de ne rien dévoiler, jusqu'à nouvel ordre, de ce qu'ils ont vu et de ne rien chercher à connaître de plus. Ils gagneront Bruxelles avec nous demain.

Nos confrères anglais nous racontent qu'ils étaient vaguement inquiets sur les suites de leur aventure avant de nous rejoindre. On ne les a pas traités avec autant d'égards que nous, leur arrestation ayant eu lieu la nuit et par des subalternes. On leur a simplement annoncé qu'ils allaient rejoindre d'autres prisonniers jusqu'au lendemain, où l'on examinerait leur cas. Croyant avoir à passer la nuit avec des prisonniers allemands, cela leur semblait « très inconfortable ».

Enfin, tout est bien qui finit bien. Le commandant accepte de trinquer avec ses prisonniers et nous achevons tous ensemble joyeusement notre soirée.

Le matin, je me levai tard. Les dernières troupes françaises quittaient le village. Comme je l'avais promis, je ne m'enquis pas de leur direction.

Pendant que nous dormions, une patrouille de quatorze uhlans s'était aventurée jusqu'à l'entrée du village. Ils furent tous faits prisonniers. Je pus les voir passer au moment où on les emmenait à la,gare: on les enferma dans un fourgon; le train les emmena rapidement sur l'arrière de nos lignes.

Un avion blindé français vint atterrir dans un champ près de la gare. Il se fit quelques avaries. Très vite il fut démonté et emmené sur un chariot spécial traîné par une auto où prit place l'officier aviateur.

Les femmes du village avaient garni l'auto de fleurs; elle partit dans une ovation.

J'entrai dans l'église; des femmes priaient et pleuraient. Un service funèbre venait d'y être célébré en l'honneur des héros belges morts à Liège pour la patrie. Un homme de belle stature entra. Il avait des éperons, mais un grand caoutchouc noir le couvrait entièrement. Il alla s'agenouiller près d'un pilier et plongea son visage dans ses mains gantées de noir.

Je passai près de lui et vis briller sur le petit calot qu'il tenait à la main les cinq galons d'un officier supérieur.

Ce Français venait prier avant d'aller se battre...

Dehors, des autos, hier encore élégantes, passaient emmenant des officiers; de grandes autos de livraison, où l'on pouvait lire les firmes des premières maisons de commerce de Paris, emportaient des soldats. Des autobus, en file indienne, roulaient, convoyant, derrière les toiles métalliques qui ont remplacé- leurs vitres, d'énormes quartiers de viande, en guise de voyageurs.

Madeleine-Bastille entre Gharleroi et Namur, qui aurait rêvé cela il y a seulement deux mois!

Que de choses réconfortantes j'ai apprises pendant cette douce captivité! D'abord l'admirable dévouement de tous les hommes pour leurs chefs, l'attachement et la douceur de ceux-ci pour leurs subordonnés, l'empressement et la bonne volonté de tous à obéir, la cordialité des rapports et la fraternité qui unit officiers et soldats, la parfaite organisation de tous les services: administration, intendance ou ravitaillement. J'ai déjà dit l'entrain, la gaieté des soldats, qu'ils soient de l'active, de la réserve ou de la territoriale.

Tous, en partant, ont fait le sacrifice de leur vie, ils l'offrent à la France, et cela les a tous grandis. Maintenant, les tâches les plus rudes leur semblent faciles, ils ne sentent pas la fatigue, ils bravent le danger, ils vont au feu comme à une fête! Un officier me conte que c'est toujours pour les missions les plus périlleuses que l'on trouve le plus de volontaires. Souvent il faut tirer au sort parmi eux, sous peine de les froisser.

Oui, l'armée française est bien toujours et plus que jamais une grande famille que rien n'a pu détruire, et cet esprit-là, rien ne pourra le faire disparaître, car il a survécu aux pires désastres et en est sorti vainqueur.

A midi juste, nous nous dirigeons tous vers la gendarmerie belge, qui a repris son rôle depuis le départ des Français. Nous tenons à faire constater que, fidèles à notre promesse, nous ne quittons Mettet qu'après l'heure sonnée.

Le maréchal des logis qui nous reçoit, un Bruxellois, nous regarde d'un air narquois et nous dit en riant:

— Alors, comme ça, vous partez?

— Oui, et nous vous prions de constater que nous ne sommes pas partis avant l'heure fixée par le général français.

— L'eussiez-vous voulu, que vous n'auriez pas su le faire! reprend-il, malicieusement.

— Et pourquoi, s'il vous plaît; personne ne nous surveille depuis que les troupes françaises sont parties?

— Pas besoin, savez-vous. En partant, ce matin, le commandant, mon collègue français, m'a dit d'ouvrir l'œil, parce que vous faites, paraît-il, dans le journalisme. Or mes trois aides ont beaucoup à faire ailleurs et c'était difficile de vous surveiller tous. Mais j'ai trouvé un bon moyen pour vous empêcher de partir. J'ai vidé, moi-même, pendant que vos chauffeurs se promenaient, les réservoirs d'essence de vos deux autos. Vous n'auriez pas su aller loin. Voici deux bidons pleins en échange de celle que je vous ai enlevée et, potferdeck, c'est de la bonne, sais-tu! Au revoir donc, et gare aux Pruscos: Ça est pas des Français, ceux-là, savez-vous!

Brave gendarme, il ne perd pas le nord et il n'a plus grande confiance en la parole donnée, lui!...

 

combats entre belges et allemands

 

De Charleroi à Namur et Vice Versa

Charleroi, 20 août 1914

Me voici pour ainsi dire bloqué dans Charleroi. Que d'aventures, grand Dieu! en deux jours, et comme les événements se précipitent!

Donc, avant-hier mardi 18 août, j'avais passé à Bruxelles une énervante journée, attendant des nouvelles impossibles à se procurer, passant des heures interminables à faire antichambre dans les ministères où, à la Guerre, j'apprenais bientôt que les Allemands tentaient d'investir Namur.

N'ayant pas réussi dans leur tentative de passer la Meuse à Dinant, les troupes allemandes avaient été plus heureuses près de Huy, à l'est de Namur, et déjà de fortes colonnes ennemies tentaient de s'ouvrir un passage entre Bruxelles et Namur pour essayer l'enveloppement par le nord.

Immédiatement l'idée me vint de me faire enfermer dans Namur pour y suivre les péripéties du siège.

Le moyen le plus sûr de parvenir jusqu'à Namur était de gagner cette ville en passant par Charleroi, la ligne directe Bruxelles—Namur étant coupée par les Allemands près de Gembloux.

Un train partait le soir à 7h5 pour Charleroi.

Un grand écriteau affiché dans la gare disait bien: « II y a danger à aller à Namur et à Gharleroi, le trajet n'est pas garanti. » Mais puisqu'il y avait un train, rien ne m'empêchait de le prendre; une fois en route, je verrais à modifier mon itinéraire s'il le fallait.

Le train se trouva bondé. Des familles entières fuyaient de Bruxelles où le bruit de l'approche des Allemands commençait à devenir de plus en plus persistant. Déjà, on signalait leur présence à Wavre, c'est-à-dire à peine à 25 kilomètres de Bruxelles.

Dans un coin de mon wagon, des fumeurs de pipes échangeaient sur les Allemands de ces bonnes grosses plaisanteries qui font beaucoup rire ici. Après des arrêts interminables en rase campagne ou dans de toutes petites stations, nous arrivions enfin, à 11 heures du soir, à Charleroi.

Nous avions mis quatre heures pour faire un trajet qui se fait en une heure en temps normal.

Dans la gare, tout est calme et désert. Nous défilons tous à tour de rôle devant un officier de la garde civique qui vise nos sauf-conduits. On ne voyage plus maintenant, même en chemin de fer, sans une permission spéciale.

Longtemps je cherche un endroit où passer la nuit. Tout est fermé et les hôtels sont pleins. Partout les hôteliers ont placardé des écriteaux sur les devantures ou près de leurs sonnettes de nuit, afin de ne pas être obligés de se déranger inutilement. Ici on lit: « Plus de place »; là: « Complet partout »; plus loin: « Rien de libre jusqu'à demain ». Où il n'y a rien, je sonne; on ne répond pas. Que faire? J'échoue finalement, face à la gare, à l'hôtel du Casino, dont je connais le propriétaire. Serai-je plus heureux cette fois? Je sonne; on ouvre, c'est le propriétaire lui-même. Chez lui aussi tout est occupé, mais, pour ne pas me laisser coucher dehors, il me donnera une couverture et je coucherai au salon, sur le canapé.

— Demain je vous donnerai une chambre, me dit-il, car le bruit de l'approche de l'ennemi circule avec persistance en ville, et tout le monde fuit vers la France.

Demain, pensai-je en moi-même, je serai à Namur, si, comme il a été convenu à mon départ de Bruxelles, l'auto du Times vient me rejoindre ici le matin de bonne heure pour m'y conduire.

La nuit se passe tant bien que mal et plutôt mal que bien pour moi, sur mon canapé dont les vieux ressorts m'entrent dans les côtes.

Enfin, j'ai été mieux que dehors!

Le lendemain matin, mercredi 18 août, en allant à la gare, j'apprends que la ligne Charleroi—Namur est coupée près de Moustier à la suite de travaux exécutés par les Français pour parer à l'investissement de Namur.

En faisant à pied une douzaine de kilomètres on peut encore arriver à Namur. J'attends toujours mon auto; les heures passent et, finalement, ne la voyant pas arriver, je me décide à aller en chemin de fer jusqu'à Moustier et de là à gagner Namur comme je pourrai, à pied ou en voiture.

Tout alla bien jusqu'à Moustier.

Là, un poste de soldats français m'arrête, puis me laisse continuer ma route après avoir examiné mes papiers et mon sauf-conduit.

Je cherche en vain un véhicule. Il me faut faire la route à pied.

Kilomètres longs et pénibles sous le soleil ardent et dans un nuage de poussière. A chaque instant des patrouilles de cavaliers galopent sur la route. Il faut se garer à tout moment, sous peine d'être écrasé. Je n'ai jamais mieux compris que ce jour-là la haine du piéton pour tout ce qui court sur la route.

Je traverse différents villages qui semblent vides d'habitants; tout le monde a dû se réfugier dans Namur. Me voici enfin aux portes de la ville. Il est 3 heures du soir. Il me faut montrer une dernière fois mes papiers et me voilà dans Namur.

Tout est dans le même état que lors de mon départ, trois jours auparavant. Namur est tranquille et me paraît de plu.s en plus imprenable.

Pensant que j'avais toujours le temps de venir m'y enfermer, je crus bon de revenir un jour ou deux à Charle-roi, où j'avais l'intime conviction que quelque chose de grave allait se passer.

Un officier payeur belge qui se rend à Mons m'offre une place dans son auto jusqu'à Charleroi. Vous pensez si je m'empresse d'accepter. Nous arrivons à 8 heures à Charleroi. Toujours aucune nouvelle de l'auto. Je veux télégraphier pour savoir si elle a pu partir: le télégraphe ne marche plus avec Bruxelles. Je reviens à l'hôtel du Casino qui s'est subitement dépeuplé. Plus personne. Le patron, troublé au plus haut degré par la nouvelle de l'arrivée possible des Allemands, m'annonce qu'il va fermer son hôtel et quitter Charleroi. Déjà sa femme et sa fille sont parties dans l'après-midi pour Lille, et beaucoup d'habitants, commerçants ou rentiers, ont fait de même. Trois ou quatre mille personnes ont quitté ainsi Charleroi depuis deux jours. Ce soir encore les deux trains partis pour la France étaient archi-combles. Plus de deux cents personnes n'ont pu y trouver place.

Tout son personnel l'a quitté et il ne lui reste plus qu'une vieille servante, qui n'a pas voulu partir.

Je le persuade égoïstement de rester, lui expliquant que sa maison courra encore plus de risques s'il n'est pas là. Il paraît se laisser convaincre et me dit qu'il attendra jusqu'au lendemain pour prendre une détermination.

Je passe mélancoliquement ma soirée assis à la terrasse de l'hôtel.

Le canon semble gronder au loin plus sourdement.

A 10 heures du soir quelques rares journaux arrivent de Bruxelles.

La situation s'aggrave, paraît-il. Le Gouvernement belge quitte Bruxelles pour se transporter à Anvers. Les troupes belges évacuent la capitale que l'on renonce à défendre. Les gardes civiques sont dirigés sur Termonde. Waterloo est occupé par les Allemands, qui demain sans doute seront à Bruxelles. Toute l'armée belge bat en retraite sur Anvers, désormais considéré comme le centre de résistance du pays.

L'armée allemande s'avance en trois colonnes. La première marche sur Anvers par Diest, la deuxième sur Bruxelles par Tirlemont, la troisième, celle qui me préoccupe en ce moment, enveloppe Namur par Gem-bloux, qu'elle a réussi à dépasser malgré la vaillante résistance de la cavalerie française et des carabiniers belges.

La nuit du 19 au 20 est tout à fait calme.

Ce matin je suis réveillé en sursaut par le passage de canons et de caissons d'artillerie belge se dirigeant vers Namur.

Je sors et trouve les habitants beaucoup plus rassurés que la veille. Peu après, je vois arriver des troupes françaises. Les premiers arrivants sont des chasseurs d'Afrique, puis des turcos suivis par un régiment d'infanterie, le 133e je crois.

Les habitants les entourent et les acclament.

Rapidement l'infanterie prend possession des ponts et s'installe dans la gare et les rues environnantes. La garde civique, rendue inutile par l'arrivée des troupes régulières, est licenciée.

Des mitrailleuses sont mises en batterie sur le toit de la gare et dans le square qui la sépare du canal. Le pont tournant du canal est fermé, et seule une passerelle gardée par un poste de soldats français fait encore communiquer la gare avec la ville.

On sent gronder l'orage et tout dit que les Allemands ne sont plus loin.

Dans la rue, devant mon hôtel, plusieurs officiers supérieurs français discutent avec animation, le doigt sur une carte, pendant que tout autour d'eux des sentinelles, baïonnette au canon, maintiennent à distance respectueuse la foule qui est là, anxieuse.

Je me risque à interroger l'un de ces officiers, auquel je me fais connaître. Très aimablement il me dit que rien ne fait prévoir une attaque allemande pour aujourd'hui et que les mesures prises sont les précautions habituelles en campagne, où il faut éviter de se laisser surprendre par l'ennemi.

Jusqu'alors la journée a été assez calme. Toutefois, les habitants deviennent inquiets et nerveux. Chaque fois qu'un nouveau mouvement de troupes se produit, les maisons et les boutiques se ferment pour s'ouvrir à nouveau une demi-heure après. A chaque instant c'est un véritable cliquetis de volets et de vitrines que l'on ouvre ou que l'on ferme.

Comme il me faut aller chercher des nouvelles à la gare, je reprendrai ces notes ce soir, si les Boches m'en laissent le loisir.

 

 

La Bataille de Charleroi
Charleroi—Hal—Mons— Tournai—Lille—Namur—Hirson—Paris

Paris, 27 août 1914

ME voici enfin à Paris, après avoir circulé pendant six jours au milieu de la plus épouvantable lutte que j'aie jamais vue, pris dans l'un des plus sanglants combats que l'Histoire ait jamais enregistrés.

Sur un front de plus de 120 kilomètres, de la Meuse à Tournai, la bataille s'est déroulée sans interruption, faisant rage partout.

J'ai bien cru ne jamais pouvoir écrire ces lignes et je reste encore tout étonné d'avoir réussi à sortir sain et sauf de tout cet ouragan de fer et de feu.

Mais il faut procéder par ordre.

Le 20 août, à 5 heures du soir, j'allai chercher quelques renseignements à la gare de Charleroi. Comme je crois l'avoir dit dans mes notes précédentes, la journée avait été relativement calme. Les officiers français semblaient très optimistes et ne pas croire à une attaque allemande très prochaine.

A la gare, au contraire, je trouve tout le monde très pessimiste et j'y apprends, venant de source très sûre, que les 1e et 2e corps de l'armée française sont déjà engagés contre l'ennemi et que celui de Charleroi, le 3e me dit-on, doit prendre à son tour l'offensive le lendemain 21 août, dans la journée.

Je désirais vivement aller à Bruxelles pendant qu'il en était encore temps, d'abord pour expédier quelques télégrammes au Times et surtout pour y prendre de l'argent. J'étais parti de Bruxelles presque sans numéraire. Le chauffeur du Times devait, en venant me rejoindre à Charleroi, m'apporter le montant d'un chèque que je n'avais pas pu toucher moi-même, vu l'heure tardive de mon départ de Bruxelles.

Je vais trouver le chef de gare.

Un train partira encore ce soir vers 6 heures pour Bruxelles par Braine-le-Comte. Ce sera probablement le dernier, me dit-il, les communications avec la capitale pouvant être coupées d'un moment à l'autre. Il m'engage vivement à partir si je veux réellement gagner Bruxelles. De plus, je puis être de retour à Charleroi le lendemain matin en passant par Mons.

Pendant notre conversation, des trains entiers de locomotives quittent la gare de Gharleroi pour gagner la France par Jeumont.

Me voilà donc parti pour Bruxelles; je me demande en moi-même si je ne ferais pas mieux de me rendre tout de suite à Namur, mais que ferais-je là-bas, presque sans argent, si le siège dure longtemps? Il me faut à toute force regagner Bruxelles et je reviendrai à Namur dès que la chose sera possible.

Le train est à peu près vide. Beaucoup de gens voudraient partir, mais la plupart hésitent à se risquer de nuit sur la ligne, qui passe par endroits tout près des avant- postes allemands.

Nous arrivons à 6h30 à Marchienne; là on m'assure qu'aucun Allemand n'est encore entré à Bruxelles.

Toutes les gares qui suivent sont occupées par les soldats français el des mitrailleuses sont braquées sur les voies.

Entre Fontaine-l'Évêque et Manage, nous tombons en plein combat. Des deux côtés de la voie, les balles sifflent. Dans mon wagon il y a en tout cinq voyageurs, deux femmes et trois hommes. Aux premiers coups de feu, sur l'ordre du chef de train, nous nous précipitions sous les banquettes avec un ensemble vraiment remarquable. Quelques balles traversent en sifflant les parois de notre wagon. Je commence à me sentir vaguement inquiet.

Pourvu que nous puissions continuer, pourvu que le mécanicien ne soit pas blessé, tué même. Si nous nous arrêtons, les combattants vont certainement se servir de notre train comme d'un rempart, et alors je ne donne pas cher de notre peau.

Sous leurs banquettes, les femmes se lamentent. Je leur crie de se taire et risque un coup d'œil par la portière. J'aperçois des chasseurs d'Afrique tiraillant sur des uhlans, qui, descendus de cheval, se sont réfugiés derrière les gerbes et les meules de paille, d'un champ de blé. Une balle perdue venant frapper notre wagon à quelques centimètres de ma tête me fait plonger à nouveau sous ma banquette.

Au bout de quelques instants, la fusillade s'éloigne et tout rentre dans le calme. Je n'entends bientôt plus que le halètement rauque de la locomotive qui poursuit maintenant sa route, brûlant les stations.

La pensée que notre mécanicien est blessé, tué peut-être, me revient brusquement à l'esprit. Dans ce cas, qu'allons-nous devenir?

Si la voie n'est pas libre, nous allons certainement aller nous écraser contre un heurtoir quelconque. C'est sortir d'un danger pour tomber dans un autre plus grand encore.

Au même moment, toutes les histoires de trains roulant vers un abîme, lues dans les romans ou vues dans les cinémas, me reviennent à la mémoire et je vois déjà la catastrophe qui va infailliblement survenir.

Je suis tiré de ces tristes réflexions par une nouvelle fusillade, mais cette fois nous sommes hors de portée. Ce sont des turcos cernant dans un cimetière quelques éclaireurs allemands embusqués derrière les tombes.

Le train poursuit toujours sa course folle. Je crois bien que jamais rapide n'a atteint cette allure-là. Les compartiments craquent de tous côtés. Les tournants, pris en vitesse, me rejettent à chaque instant sur la banquette d'en face. Mes compagnons de route ne disent plus rien, ils sont blêmes d'effroi 5 pour mon compte personnel, je me sens assez mal à l'aise.

Soudain, un long sifflement de la locomotive vient nous tirer de notre angoisse. Je respire: tout va bien; si la sirène peut siffler, cela prouve que le mécanicien ou le chauffeur sont toujours à leur poste.

Nous sommes sauvés!

Nous arrivons en trombe à Braine-le-Comte, où, finalement, le train s'arrête après avoir dépassé la station de plus de 100 mètres.

Nos wagons, le fourgon de queue en particulier, sont criblés de balles. Malgré le peu de voyageurs, c'est miracle que personne ne soit blessé. Le chef de train a eu une heureuse idée en faisant coucher les voyageurs sous les banquettes. Seul le chauffeur du train est légèrement contusionné par un éclat de vitre provenant du brise-vent de la locomotive, cassé par une balle.

Le chef de gare nous annonce que nous allons pouvoir continuer jusqu'à Bruxelles, la voie étant toujours libre. Nous remontons en voiture, mais pas tous; quelques voyageurs refusent d'aller plus loin.

Enfin le train s'ébranle, nous voilà partis! II fait nuit maintenant et, par prudence, les lumières de la locomotive et des wagons ont été éteintes.

On entend toujours, au loin, le canon tonner par intervalles. On sent les Prussiens tout près. Le train roule toujours... Si tout va bien, nous serons à Bruxelles vers 10 heures du soir.

Nous approchons de Hal lorsque le train stoppe subitement à environ 5oo mètres de la station.

Qu'y a-t-il encore?

Ce qu'il y a?... Les Allemands occupent la station de Hal depuis notre départ de Braine- le-Comte. Un homme, l'aiguilleur, a fait avec sa lanterne le signal de stopper.

Voici le chef de gare de Hal qui accourt avec deux ou trois employés. Six cents uhlans sont campés dans la gare et occupent les voies. Si ce brave homme d'aiguilleur n'avait pas eu l'heureuse idée de faire signe au mécanicien, nous allions donner en plein dans l'ennemi, les signaux indiquant tous la voie libre.

Quelques voyageurs veulent descendre pour fuir plus vite. On les en dissuade et, doucement, le train fait machine en arrière. Nous voilà roulant à reculons jusqu'à Lembeke, où la machine est reportée en queue, et nous filons bientôt en vitesse sur Braine-le-Comte.

A Braine-le-Comte, nous apprenons que les communications sont coupées avec Charleroi. L'ennemi occupe Seneffe et Marche.

Un train va partir pour Mons. Je saute dedans et arrive à Mons, sans autre incident, à 8h30 du soir.

A Mons, tout le monde est couché. Impossible de trouver une chambre; tous les hôtels sont pleins ou refusent d'ouvrir.

A voir la tranquillité qui règne dans cette ville, jamais on ne voudrait croire que l'ennemi est presque à ses portes et que bientôt, demain peut- être, les soldats avinés du Kaiser brûleront et saccageront ces jolies maisons comme ils l'ont fait de Visé, de Liège, de Louvain et ailleurs.

Quel calme! Pas un soldat, pas un gardien, personne dans les rues, rien que le silence.

Je déambule mélancoliquement à travers la ville endormie, suivant de loin un allumeur de réverbères qui fait sa tournée d'extinction.

Je l'aborde, nous causons et, tout en cheminant côte à côte, il me raconte tristement que la garde civique a été licenciée dans la soirée.

Quelques officiers anglais sont bien arrivés dans la journée et de nombreuses troupes anglaises sont, paraît-il, en route pour Mons, où elles doivent arriver le lendemain dans la matinée.

Mais les Prussiens n'arriveront-ils pas avant eux? Laissera-t-on prendre Mons sans essayer de le défendre? Je m'efforce de rassurer de mon mieux le pauvre homme, bien que je n'en sache guère plus que lui, et, après avoir pris congé de ce nocturne compagnon, je me dirige vers la gare, décidé en désespoir de cause à coucher dans la salle d'attente.

Une pluie fine et froide s'est mise à tomber. A la gare ma malchance continue. Toutes les salles d'attente ont été transformées en ambulances.

Il est 1 heure du matin et ce n'est qu'à 5 heures que partira le train pour Charleroi. Je demande à un employé la permission de me coucher dans un wagon.

— Impossible... Le règlement l'interdit, me dit-il. En revanche, il me propose d'entrer dans la lampis-terie, où dorment déjà quelques voyageurs et des employés du chemin de fer. J'accepte; il m'y conduit.

Je m'étends sur une espèce de lit de camp où une petite place reste encore libre. Un falot allumé se trouve juste suspendu au-dessus de ma tête, mais sa clarté n'est pas assez vive pour m'empêcher de dormir. D'ailleurs je suis fatigué, mais je n'ai pas sommeil. Je suis dans un état d'agitation extraordinaire, et il y a de quoi, vraiment! Partout où je vais, je me butte aux Allemands! Pourvu qu'il me soit possible maintenant de gagner Namur par Charleroi?

Je revis par la pensée les minutes angoissantes que j'ai traversées depuis 6 heures du soir, et je me demande parfois si tout cela est bien vrai, si ce n'est pas plutôt un rêve, un mauvais rêve.

J'essaie de dormir, mais dès que je ferme les yeux, je suis assailli par des cauchemars. Ah! je me souviendrai de cette nuit-là!... A mes côtés, mes compagnons, exténués sans doute, ou moins nerveux, dorment à poings fermés.

Enfin, le jour paraît et m'arrache à ces rêves pénibles. Fuyant l'odeur empestée de cette cambuse, je vais fumer une cigarette sur le quai de la gare en attendant le départ du train.

La pluie s'est arrêtée et un épais brouillard lui a succédé.

Petit à petit, la gare s'éveille. Quelques hommes d'équipe paraissent et bientôt des voyageurs arrivent, une vingtaine en tout.

Une locomotive et trois wagons viennent se ranger sur la première voie. C'est le train pour Charleroi! Un coup de sifflet et nous voilà en route.

Sans trop de retard et sans autre incident, nous arrivons à Charleroi.

Il est 6 heures du matin; tout est encore fermé. En ville, rien de nouveau. Les troupes françaises occupent les mêmes positions que la veille, et les mitrailleuses, leurs servants couchés auprès d'elles, sont toujours braquées sur un ennemi invisible.

Je vais prendreun peu de repos dont j'ai grand besoin. Qii sait ce que me réserve cette journée du 21 août.

A l'hôtel, je m'étends tout habillé sur mon lit. Je m'endors.

Tout à coup, je suis réveillé en sursaut par une pétarade épouvantable.

Les mitrailleuses, elles aussi, se mettent de la partie. Je me précipite à la fenêtre. Les balles des mitrailleuses viennent s'écraser sur la façade de l'hôtel. Je vois passer comme une trombe une dizaine de cavaliers gris sur lesquels on tire de tous côtés. L'un d'eux tombe de sa selle, mais sa bête affolée continue à galoper à la suite des autres, traînant son cavalier avec elle sur une dizaine de mètres. Ils prennent la direction de la Grand'Place.

Je descends et arrive dans la rue au moment où on relève le blessé.

C'est un hussard de la Mort! Gomment, les Allemands sont donc déjà dans la ville? Par où et comment sont-ils entrés?

Le prisonnier, que sa blessure et sa chute semblent faire beaucoup souffrir, roule des yeux effarés et murmure: « Pas kapout, pas kapout! »

La fusillade cesse bientôt et un officier français m'apprend que ce n'est qu'une alerte.

Favorisé par le brouillard intense, un peloton de cavaliers vêtus de gris s'est présenté à l'entrée de la ville. Leur chef a crié en excellent français au factionnaire posté là: « Nous sommes des Anglais! »

Stupéfaits par leur arrivée subite, les soldats du poste les laissent passer. Mais le subterfuge ne dure pas longtemps. Vite reconnus par les nôtres, les cavaliers, des uhlans et des hussards de la Mort, sont canardés à bout portant. Ils sont tous faits prisonniers. Plusieurs sont blessés, quelques-uns grièvement.

Je les vois conduire à la prison escortés par quelques soldats français, tout fiers de leur capture. La plupart baissent la tête comme s'ils marchaient déjà au poteau d'exécution.

Seul l'officier, un lieutenant, au regard faux, à la figure cynique, affecte une crânerie de mauvais goût et adresse de petits saluts narquois aux habitants venus pour les voir passer.

Des poings se tendent dans sa direction et de virulentes apostrophes lui sont adressées par la foule contenue à grand'peine par d'autres soldats.

A côté de moi, un grand vieillard, dont la tenue soignée indique un bourgeois de la ville, se met tout à coup à hurler:

— A mort la canaille! A mort l'espion! A mort!

Je me tourne vers lui et lui dis doucement que c'est mal d'insulter des ennemis devenus inoffensifs et qu'il vaut mieux rester dignes et ne rien dire.

Il me lance un regard foudroyant, me prenant sans doute pour un Allemand moi aussi. Après m'avoir toisé des pieds à la tête et sans doute rassuré par cet examen, il me dit en haussant les épaules:

— On voit bien que vous êtes étranger à Charleroi. Vous ne pouvez pas savoir! Eh bien! vous avez vu ce grand escogriffe qui est à la tête de la meute. Regardez-le, il nous nargue encore... Ah! malheur!... Ici tout le monde le reconnaît bien. Il est resté sept ans directeur de l'usine Dulait. Ça se disait Alsacien et ça s'est marié avec une des nôtres, la fille d'une des meilleures familles de la ville. Sa femme et son enfant sont même encore ici. Lui est parti en Allemagne fin juillet, avant la guerre, soi-disant pour acheter des machines, en réalité pour nous vendre et nous trahir! Il y en a des tas comme celui- là chez nous. Ils ne respectent rien, pas même leurs femmes et leurs enfants, ce sont des monstres!

Et le bonhomme, me quittant subitement, se mit à courir après le groupe déjà loin, en hurlant plus fort que jamais: « A mort l'espion! A mort le traître! »

II faut croire que d'autres habitants reconnurent aussi « l'Allemand », car dans le lointain je distinguai comme une bousculade et je vis les petits fantassins français faire des efforts désespérés pour soustraire leurs prisonniers à la fureur de la foule.

Nous sommes toujours le vendredi 21 août.

Dans la journée tout fut calme en ville. Le grondement du canon semblait pourtant se rapprocher. Quelqu'un venant du côté de Namur assura que les Allemands commençaient le bombardement des forts avancés de la ville avec de gros canons de siège. Cette nouvelle trouve peu de crédit à Charleroi. Un officier m'apprend que nous avons en face de nous la plus grande et la meilleure partie de l'armée allemande, dont les avant-postes s'avancent rapidement sur Charleroi. A chaque instant, des éclaireurs allemands sont faits prisonniers par nos postes avancés.

A 4h 30, de nouvelles troupes françaises arrivent, mais aucune trace d'artillerie. Le régiment qui gardait Charleroi depuis deux jours s'avance dans la direction de Marchienne. Des aéroplanes amis ou ennemis survolent constamment la ville. Volant à une très grande hauteur, il est impossible de distinguer leur nationalité.

Inutile d'essayer de gagner Namur; les trains ne fonctionnent plus dans cette direction et la circulation est interdite même aux piétons sur la route. Le seul moyen est d'y arriver par le sud et pour cela il me faut passer par la France pour remonter par la rive gauche de la Meuse, où les troupes françaises tiennent toujours solidement. Aucun Allemand n'a encore réussi à franchir la Meuse entre Namur et la frontière française.

La lutte est déjà engagée depuis quelques heures du côté de Mons.

Il me semble que l'ennemi s'approche rapidement et qu'il est temps de prendre mes mesures pour pouvoir quitter Charleroi, si je veux encore gagner Namur; sinon je risque de me faire enfermer dans Charleroi.

Je vais trouver le chef de gare, qui me connaît bien maintenant, et je lui fais part de mes craintes. Un train est là sous pression, à destination de Mons. C'est tout ce qui reste de matériel en gare. Tout ce qu'il y avait a été évacué dans la journée sur Mons ou sur Jeumont.

Ici je dois rendre justice au personnel des chemins de fer belges pour la manière dont les trains circulèrent partout jusqu'au dernier moment et pour la façon dont le matériel roulant fut évacué à l'approche de l'ennemi. Les Allemands n'ont pas dû trouver beaucoup de locomotives en Belgique. Toutes ou presque toutes ont été évacuées sur la France avec une précision et une méthode qui forçaient l'admiration malgré les heures tragiques que nous traversions.

Bien que leur besogne fût plus obscure que celle des soldats, c'est souvent grâce aux chefs de gare et au personnel des chemins de fer belges que l'avance allemande a été ralentie. Chacun a fait largement son devoir et, autant que l'armée, autant que la garde civique, le personnel des chemins de fer belges a bien mérité de la patrie.

Mais revenons à mon chef de gare.

— Nous partirons sur Mons à la première alerte sérieuse, me dit-il. Je dois sauver la caisse et les livres de comptabilité. Nous ne devons le faire qu'en cas de danger absolu. Par conséquent, dès que vous entendrez commencer la pétarade, quittez votre hôtel et accourez en toute hâte ici!

Je le remercie et le quitte pour prendre un peu de repos. Je m'étends chez moi tout habillé, prêt à tout événement. Je ne puis réussir à m'endormir et, en fin de compte, je me lève et fais les cent pas dans ma chambre.

Je m'aperçois que l'on barricade la seule passerelle reliant encore par-dessus le canal Charleroi à la gare. Je me dirige vers le buffet pendant qu'il en est temps encore. Le poste me reconnaît et me laisse passer. J'interroge le sergent de garde; il ne sait rien de plus que moi.

Il est i heure du matin quand j'arrive à la gare. Dans les salles d'attente quatre ou cinq personnes sont couchées sur les banquettes. Au buffet, deux officiers français veillent, à moitié endormis.

Je m'assieds près de la porte, suivant du regard une sentinelle qui, mélancoliquement, marque le pas sur le quai de la gare.

Peu à peu je me sens envahi par une espèce de torpeur, un demi-sommeil, le regard fixe dans le noir.

Combien de temps suis-je resté ainsi? Je ne sais.

Tout à coup, quelque chose d'analogue à la chute d'un bolide décrit une trajectoire à quelques centaines de mètres sur les voies et l'instant d'après un craquement sinistre, poignant, fait trembler la gare sur ses bases; les murs du buffet me semblent vaciller autour de moi et, pendant une de ces interminables secondes où la stupeur vous coupe l'haleine, je crus voir tout le bâtiment s'effondrer sur moi!

Peu après une formidable explosion retentit, soulevant un nuage de poussière et de fumée.

On bombarde la gare!

Un aveugle instinct deconservation, sans doute, me précipite vers la porte et je m'élance sur le quai avec l'idée de gagner le train.

J'entends une voix crier: « Vite, en voiture! » Comme dans un cauchemar je grimpe dans le premier wagon à ma portée et le train s'ébranle.

Au même moment une seconde détonation, plus forte encore que la première, éclate, tout près cette fois, ébranlant le train, .qui, après plusieurs secousses, finit par s'immobiliser à la sortie de la gare.

Un obus crevant la toiture du hall de la gare vient d'exploser à l'endroit où stationnait le train quelques instants auparavant, à vingt mètres en arrière du fourgon de bagages, dont il ne reste que quelques débris informes qu'il nous faudra détacher du train si nous voulons continuer notre route.

Il fait noir. La plupart des lampes ont été brisées par le déplacement d'air causé par la détonation ou par les éclats d'obus. Des vitres tombent de tous côtés.

Longtemps je conserverai le souvenir du spectacle qui me souleva le cœur et me fit presque défaillir lorsque, enjambant les débris du fourgon, j'aidai quelques employés à défaire l'attelage.

Parmi les décombres un homme, le chef de train, avait été littéralement haché. Les restes encore visibles du malheureux auraient pu être recueillis sur une pelle.

Est-ce la seule victime?

Sur aucun champ de bataille je n'ai éprouvé une telle impression d'horreur que celle ressentie à la vue de ces misérables débris humains éclairés par la lueur tremblotante d'une lanterne.

Le train est enfin dégagé. Nous allons repartir.

Des gens affolés courent de tous côtés. Le vacarme est devenu insupportable. On entend venir les obus. Ils ébranlent l'air d'une rumeur pareille à celle d'un train express entrant en gare et qui, grossissant rapidement en volume, finit par l'emplir de hurlements comparables à ceux d'un cyclone. Des explosions viennent ensuite qui secouent la gare jusque dans ses fondations. Le sol tressaille comme remué par un tremblement de terre, pendant qu'une fumée épaisse et acre vous prend à la gorge.

Combien de temps fallut-il pour décrocher les restes du fourgon? Combien d'obus furent tirés pendant ce temps-là? Je ne pourrais le dire. Je ne me rendis un compte exact du danger auquel nous venions d'échapper que lorsque, n'entendant plus que de lointaines détonations, je m'aperçus que nous roulions à toute vitesse dans la direction de Mons. Que restera-t-il de la gare de Charleroi et de ceux que nous y avons laissés? Des cadavres et des ruines probablement.

Nous arrivons bientôt à Fontaine-l'Évêque. Dans la petite gare il y a une foule de gens affolés fuyant à l'approche des Allemands. C'est en grande partie les habitants de Jumet et de Gosselies. Il y a là aussi des habitants de Manage, où des uhlans ont fait leur apparition. Tout ce monde s'empile pêle-mêle dans notre train, trop petit, hélas! pour les contenir tous, et nous continuons notre route vers Mons, où nous arrivons à 7 heures du matin.

De Charleroi à Mons, aucun incident à noter, si ce n'est la vision rapide de deux uhlans à un passage à niveau, ce qui n'empêche pas le train de continuer sa route.

A mon arrivée à Mons je trouve la gare occupée par des Écossais.

Comme à Charleroi, des trains entiers de locomotives partent dans la direction de Jeumont ou celle de Tournai.

Dans la matinée, d'autres Anglais arrivent. Elles ont vraiment belle allure ces troupes anglaises, et comme l'on sent bien le soldat de métier dans ces hommes froids et résolus qui organisent la défense de la ville avec un flegme et un sang-froid admirables. Dès leur arrivée ils se mettent bravement au travail et sur tous les points de la ville on les voit procéder activement à l'établissement de tranchées, à la mise en position de batteries, à la construction de barrages et de barricades sur les ponts et les routes.

En quelques heures, Mons a changé d'aspect et, maintenant, c'est presque une forteresse que l'ennemi devra enlever. La population, déjà rassurée par la présence des « Tommies », encombre les rues, acclamant les compagnies qui arrivent sans cesse.

A midi il y a bien 6.000 à 7.000 Anglais dans Mons et aux environs.

J'apprends bientôt que le dernier train pour Tournai vient de partir et que la gare ne fonctionne plus.

Je m'adresse à un officier anglais pour avoir quelques renseignements.

Ce dernier, un major dont la poitrine est ornée de toutes les décorations des campagnes sud-africaines, me dit que tout fait prévoir une attaque allemande à bref délai. Nous devons tenir ici coûte que coûte, me dit-il, pour donner à ceux qui nous suivent le temps de s'organiser suffisamment.

Il me confirme la fermeture de la gare, où se trouvent seulement deux ou trois trains sanitaires. La seule solution possible pour moi est d'aller prendre le train à Jemmapes, et il faut me hâter si je veux encore trouver un train pour Tournai. L'officier me conseille de quitter Mons au plus vite sous peine d'être enfermé avec eux.

Je lui demande à quelle distance se trouve Jemmapes; il consulte sa carte un instant et me répond: « 7 kilomètres exactement. »

Sept kilomètres! Un amusement, quoi! Eh bien! je ferai la route à pied. Le major anglais se montre avec moi d'une grande amabilité; il me fait viser mon sauf-conduit et m'offre un soldat pour m'àccompagner et m'aider à franchir les postes échelonnés sur la route jusqu'à Jemmapes, en s'excusant de ne pouvoir faire mieux. Je lui demande la permission de visiter les postes avancés de Mons avant de quitter la ville; il y consent sans difficulté. Il appelle alors un de ses officiers, parle quelques instants avec lui en anglais, puis, se tournant vers moi, me dit qu'une automobile sanitaire partira pour Jemmapes à 4 heures précises; que, si je veux profiter de cette occasion, je n'ai qu'à me trouver ici un peu auparavant.

Je le remercie vivement de son obligeance et nous nous séparons après une vigoureuse poignée de mains.

J'ai parcouru les routes dans toutes les directions aux environs de Mons, allant de l'avant dans tous les sens, tant que les avant-postes anglais ne m'empêchaient pas d'aller plus loin.

Dans une de ces rapides promenades, je vis un « Taube » allemand, un avion blindé sans doute, car il brillait sous le soleil comme s'il avait été d'argent, jeter de très haut une bombe. Un biplan anglais parut à son tour; l'allemand sembla ne pas le voir, mais l'anglais, prenant rapidement de la hauteur, réussit à survoler le Taube. Celui-ci fila alors à toute vitesse vers l'horizon, serré de près par le biplan, pourtant moins rapide, et bientôt tous deux disparurent dans le lointain.

Comment s'est terminée cette chasse émouvante? Je ne sais.

Je vis par endroits des compagnies entières dont les hommes établissaient de solides tranchées tout en riant et en chantant. A côté d'eux, d'autres soldats, nus jusqu'à la ceinture, procédaient flegmatiquement à leur toilette.

Au bord d'un canal, un vieux sergent, une ficelle au bout de sa carabine, péchait tranquillement à la ligne en attendant les événements et tout en surveillant ses hommes du coin de l'œil.

Une compagnie écossaise défile avec ses cornemusiers en tête. Un groupe de cyclistes la précède. Ils sont vraiment drôles, ces braves Écossais avec leurs jupes courtes sur lesquelles se détachent leurs blancs « sporran ». Quelques-uns d'entre eux ont un ballon de foot-ball accroché à leur sac.

Ils sont suivis par une petite charrette à bras, semblable à la voiture d'un de nos marchands de coco; il y a là du thé toujours chaud, et de temps en temps un homme se détache des rangs pour venir y puiser une tasse de liquide bouillant.

La population les acclame. « Vive l'Angleterre t vivent les Écossais! » crie-t-on de toutes parts. Des femmes leur donnent des fleurs, du chocolat, des cigares. On les embrasse même. Ils se prêtent gentiment à toutes ces manifestations et distribuent comme souvenirs tout ce qu'ils ont sur eux, biscuits, couteaux, argent, voire leurs boutons.

Je me dirige à regret vers la gare, mais il le faut, il va être 4 heures. Mon major est déjà là qui m'attend. Il me tend une enveloppe: « Voudriez-vous vous charger de mettre cette lettre à la poste à Lille, me dit-il; c'est pour ma femme... Merci! » Je lui serre la main une dernière fois en lui souhaitant bonne chance et je grimpe dans l'auto qui n'attend plus que moi pour partir. Pauvre major, qu'est-il devenu depuis?

J'arrive rapidement à Jemmapes, où j'ai la chance de trouver encore un train pour Tournai.

Jemmapes présente un aspect bien singulier. Devant presque chaque maison stationnent des véhicules de tous genres où l'on empile en hâte des ustensiles, des meubles, des objets de toute sorte. La plupart des habitants déménagent, et déjà sur la route de Valenciennes s'achemine une longue file de voitures. On dirait des tribus de bohémiens changeant de campement.

Ne vaudrait-il pas mieux rester tranquillement chez soi, affronter calmement l'envahisseur, plutôt que de risquer de tomber dans les griffes de patrouilles ennemies qui, par plaisir ou amusement, démoliront tous ces pauvres chargements?

Bientôt le train file à toute vapeur. J'ai comme compagnon de voyage le caissier de la gare de Charleroi. Le brave homme se lamente en pensant à sa femme et à sa fille restées là-bas. Je le réconforte de mon mieux, tout en étant moi-même très inquiet sur le sort des malheureux habitants.

A Péruwelz, j'apprends que des uhlans se sont présentés à midi à l'Hôtel de Ville de Tournai. Aucun soldat belge ou allié dans la ville. Les Allemands sont repartis après avoir discuté quelques minutes avec le bourgmestre.

Depuis cette visite inopinée de l'ennemi, tous les magasins ont été fermés et un grand nombre d'habitants ont fui en hâte vers Lille ou Valenciennes.

Cette nouvelle me laisse rêveur. Pas de Français à Tournai! Qu'est-ce que cela signifie? Mais alors les Allemands vont passer; ils vont pouvoir tourner l'extrême gauche de nos armées! Lille est perdue!

Pourrons-nous arriver jusqu'à Tournai? La ville n'est-elle pas déjà entre les mains des Allemands?

Le train poursuit pourtant sa route. On avance prudemment, stoppant avant d'entrer dans chaque station. La campagne est absolument déserte et l'on sent confusément que non loin de là l'ennemi rôde.

Nous approchons d'Antoing, lorsque le train, ralentissant progressivement son allure, finit par s'arrêter en rase campagne à l'entrée d'un remblai et à quelque deux cents mètres d'un pont surplombant la voie. Au loin on entend le crépitement des mitrailleuses. Je saute sur la voie où d'autres voyageurs interrogent déjà le chef de train. La station est à un kilomètre de nous et le disque couvrant la voie est fermé.

Pour que l'on se batte, il faut que des Belges ou les nôtres soient aussi par là. La nuit commence à tomber. Je veux voir ce qui arrive et me dirige vers le pont, suivi par le chef de train et quelques voyageurs.

Je gravis péniblement le talus, dont la pente est très raide, et je réussis à prendre place sur le parapet du pont. Des balles sifflent autour de moi; je m'étends à plat ventre et, par un des trous qui servent à l'écoulement de l'eau, je risque un coup d'œil sur la voie. A environ 3oo mètres en avant, sur la voie, des cadavres d'hommes et de chevaux sont entassés pêle-mêle. D'autres cavaliers, démontés, courent dans notre direction. Un à un je les vois s'abattre en levant les bras. Des chevaux sans cavalier courent dans la cam- pagne; d'autres se traînent péniblement, puis retombent pour ne plus se relever. Là-bas, du côté d'Antoing, j'aperçois enfin des pantalons rouges qui s'avancent rapidement.

Ceux que j'ai vus tomber là sont donc des Allemands! Je pousse un soupir de soulagement. La fusillade cesse enfin. Sur la voie plus rien ne semble bouger.

Les Français sont maintenant tout près et je voudrais bien courir à leur rencontre; mais ne nous prendront-ils pas pour des ennemis?

Le chef de train, qui a réussi à se hisser à côté de moi, m'engage à le suivre, il vaut mieux avancer avec le train tout doucement. Nous regagnons le train et chacun reprend sa place. Après plusieurs coups de sifflet de notre locomotive, le disque s'ouvre et nous arrivons lentement jusqu'à hauteur des premiers soldats français. Ce sont des territoriaux. Arrivés il y a une demi-heure à peine, ils ont trouvé la gare d'Antoing occupée par des uhlans, probablement ceux de Tournai.

Ceux-ci, vu leur petit nombre, cherchèrent à s'échapper par les voies. Voyant notre train arriver, ils se crurent pris entre deux feux et s'immobilisèrent. Cet arrêt leur fut fatal, et ils sont presque tous tombés là, fauchés par les mitrailleuses françaises rapidement mises en batterie .

Il y a huit morts et six blessés. Un qui a réussi à s'échapper dans la campagne est bientôt cerné par les soldats et fait prisonnier. C'est à peu près le seul qui soit sans blessure.

Les cadavres des chevaux encombrent les rails. Il faut travailler au moins une heure pour rendre la route libre. On charge dans le train les blessés et le prisonnier sous la garde de quelques territoriaux heureux de leur capture. Nous arrivons à 9 heures du soir à Tournai, occupé depuis peu par un régiment de territoriaux. On nous annonce que demain la gare ne fonctionnera plus; notre train va continuer tout de suite sur Lille par Baisieux. Toutes les locomotives ont déjà été évacuées sur la France.

Je préfère passer la nuit à Tournai; demain je trouverai bien le moyen de gagner Baisieux. Je remets la lettre du major anglais au chef de train en le priant de la mettre à la poste à Lille. Est-elle jamais parvenue à destination?

Je trouve facilement à me loger à Tournai, où tous les hôtels sont vides. Je vais, avant de me coucher, faire un tour dans la ville. Comme partout ailleurs où j'ai passé la nuit durant ces quelques jours, personne dans les rues, sauf de rares patrouilles qui, de temps en temps, viennent troubler le silence du bruit de leur pas cadencé. Tous les ponts, toutes les issues de la ville sont gardés et partout s'élèvent des barricades faites de voitures, de meubles, de sacs de sable, en somme d'un peu de tout. Le viaduc, près de la gare, a été barricadé de façon ingénieuse. Deux grosses bobines de câble électrique ont servi à le rendre impraticable. Tout le pont est entouré de cordes d'un côté à l'autre, et ce câble, gros comme le pouce, forme des lacets peu commodes à franchir sous le feu des mitrailleuses.

C'est surtout par ce côté-là qu'on attend l'ennemi. Mais les précautions sont bien prises et aucune surprise n'est à redouter. Des mitrailleuses sont braquées sur le pont de manière à le balayer dans toute sa longueur de leurs feux croisés. De plus, une compagnie entière est là, veillant silencieusement dans l'ombre. Un sergent m'explique que ses hommes, tous gens de quarante ans et plus, ont fourni depuis deux jours des étapes de plus de 50 kilomètres. Ils viennent à pied de Lisieux, dans le Calvados, et on les a envoyés ici en attendant l'arrivée de l'active, attendue bientôt, demain peut-être.

Malgré ma fatigue, je passe une partie de la nuit à prendre des notes. Le moindre bruit me fait tressaillir et il me semble toujours entendre les mitrailleuses commencer leur infernal crépitement. Un coup de feu retentit parfois, puis tout rentre de nouveau dans le silence.

Lorsque je m'éveille, le soleil est déjà haut.

Vers 8 heures, je me mets à la recherche d'une voiture pour me conduire à Baisieux. Je trouve, en fin de compte, un vieux cocher conduisant un non moins vieux cheval blanc, véritable Rossinante, qui accepte de risquer la route. Je me dirige en voiture vers le bureau de police pour y faire viser mes papiers, quand une violente fusillade éclate tout à coup du côté de la gare. C'est l'attaque allemande qui commence.

Il est 9h30 du matin. Bientôt les mitrailleuses se mettent elles aussi de la partie. L'ennemi doit tenter le passage du pont.

 

à gauche - combats dans les rues de Charleroi
à droit - les hordes allemandes

 

Pendant une demi-heure le combat fait rage.

Je cherche à voir quelque chose; impossible d'avancer. Un cordon de sentinelles empêche d'approcher du square de la gare. Il n'y a rien à faire, la consigne est formelle; il faut attendre.

Il y a une heure, dans cette jolie ville assise au bord de l'Escaut, la foule du dimanche, rassurée par la présence des Français, emplissait les rues, envahissait les cafés. Les cloches sonnaient la messe. Les gens causaient gaiement avec les soldats assis au bord des trottoirs, devant leurs faisceaux. Maintenant, les cafés et les boutiques se ferment en hâte, les volets et les devantures claquent de tous côtés, et les habitants, effrayés par la fusillade, regagnent précipitamment leur domicile, où ils se calfeutrent.

Les soldats, vite équipés, se dirigent rapidement du côté du combat.

A tout moment passent des estafettes à bicyclette ou des cavaliers au galop.

Je me trouve bientôt seul dans la rue avec ma voiture. Peu à peu la fusillade diminue d'intensité, puis finit par cesser tout à fait.

Je questionne un officier revenant de la gare: — Nous ne pourrons jamais tenir, me dit- il, si nous ne recevons pas des renforts sérieux et surtout, chose capitale, de l'artillerie. Cette attaque a été assez vite repoussée; de nombreux morts allemands sont restés là- bas près du pont; nous avons même fait quelques prisonniers. Nos territoriaux se sont battus vaillamment. Mais les Prussiens ne vont certainement pas se tenir pour battus et nous n'avons eu affaire qu'à l'avant-garde.

« Ils vont revenir en force cette fois et ils sont aussi nombreux que des fourmis. Déjà on peut les voir d'ici mettre leurs canons de campagne en batterie, et si avant deux heures nous ne recevons pas de renfort et surtout des canons pour démolir les leurs, nous devrons nous replier sur Lille et abandonner Tournai à son malheureux sort. »

Je le remercie des renseignements et me dis qu'il est grand temps de gagner Lille moi- même.

Je grimpe dans ma voiture et nous voilà partis, cahin-caha...

Je m'aperçois bientôt que deux routes vont de Tournai dans la direction de Lille; le cocher me demande quelle est celle qu'il doit prendre.

Laquelle prendre?... Je n'en sais rien... la plus courte, bien sûr.

A la sortie de la ville je demande conseil à l'officier commandant le poste. — C'est la même chose, rne répond-il; des deux côtés il faut vous attendre à rencontrer quelques uhlans. Ils ont réussi à pénétrer, cette nuit, en petit nombre dans les grands bois situés entre les deux routes. On leur fait la chasse en ce moment, mais comme les routes ne sont gardées que de loin en loin, il se peut très bien que des Prussiens, traqués par les nôtres, débouchent tout à coup des bois sur la route. Cependant, en prenant la route où passaient les tramways, vous avez la chance de rencontrer les renforts qui arrivent sans doute de Lille. Cette route est aussi moins déserte et a sur l'autre l'avantage de ne pas passer constamment sous bois.

En entendant ces explications, mon cocher refuse net d'aller plus loin. Je lui offre de doubler le prix de la course, il refuse quand même et, sans attendre davantage, tourne bride rapidement.

Me voilà donc obligé de faire au moins 12 kilomètres à pied sur une route que je ne connais pas et actuellement à peu près déserte.

Heureusement pour moi, je n'ai pas de bagages; les miens ont été détruits à Charleroi avec le fourgon. Je me mets bravement en route et fais plusieurs kilomètres sans trouver âme qui vive. A mesure que j'approche de la frontière, je rencontre quelques personnes, et un peu plus loin des soldats. A l'entrée d'un petit village, Blandain je crois, je me trouve, au tournant d'une ruelle, face à face avec une patrouille de territoriaux au milieu desquels marche péniblement un prisonnier, un dragon allemand, blessé au bras.

C'est un tout jeune homme, presque un enfant, et la souffrance crispe ses traits. Il est pâle, d'apparence chétive, et à la vue de ce malheureux toute ma haine contre la sauvagerie des envahisseurs tombe pour faire place à la pitié.

Je plains ce petit, venu là par ordre, agissant par ordre, rouage maintenant sans valeur d'une formidable machine que la volonté d'un seul homme a mise en mouvement.

Un brave territorial suit le groupe, tenant le cheval du prisonnier par la bride. Je m'approche de lui et nous cheminons ensemble jusqu'à la douane de Baisieux.

Là, je cause quelques instants avec le commandant du poste et lui rends compte, brièvement, des incidents de Tournai. Il me paraît désolé de n'avoir pas plus de monde avec lui et de ne pas pouvoir marcher en avant, au secours des camarades. Pendant que nous causons, des chasseurs à cheval amènent encore cinq nouveaux prisonniers, dont un officier.

Un engagement sérieux vient d'avoir lieu près de Tournai entre des Allemands et un détachement de chasseurs de leur régiment.

Ils approchaient de la ville par l'ouest, du côté de Roubaix, lorsque des mitrailleuses ennemies dissimulées dans des champs de blé commencèrent un feu nourri. Une lutte terrible s'engagea; nos braves territoriaux furent décimés,.mais ils mirent les ennemis en déroute en s'emparant de trois mitrailleuses et faisant prisonnier le comte de Schwerin, neveu de l'empereur Guillaume. C'est l'officier qu'on amène à l'instant. Par mesure exceptionnelle il a été autorisé à faire le trajet à cheval, car il est légèrement blessé.

En gare de Baisieux, j'ai la chance de trouver un train; c'est l'unique de la journée.

Dans un coin de la salle d'attente j'aperçois mon ancien compagnon de route, le caissier de la gare de Charleroi.

Hier au soir il n'y avait plus de train pour Lille et, moins heureux que moi, il a dû passer la nuit dans cette salle d'attente. Il a quelques provisions qu'il partage fraternellement avec moi. Je suis très heureux de l'aubaine, car il y a presque trente-six heures que je n'ai rien mangé. Je fournis d'ailleurs le dessert, en l'espèce: des cigarettes! Je suis encore largement approvisionné en tabac; c'est la seule chose qui me reste.

Mon compagnon, une fois son argent versé à Lille, va tenter de regagner Gharleroi par Valenciennes et Jeu-mont. C'est aussi ma route pour aller à Namur. Pourquoi n'irais-je pas avec lui? Il connaît bien le pays, et puis, à deux, c'est moins triste que d'être seul au milieu de cette tourmente.

Je lui demande s'il veut que nous fassions le trajet ensemble; il accepte, paraissant tout heureux d'avoir trouvé un compagnon de route.

C'est curieux comme, en temps de guerre, les connaissances sont vite faites!

Nous arrivons en gare de Lille. Le désordre est immense. Des gens sont là qui nous interrogent avidement. On dit que les Allemands sont déjà aux portes de Lille. C'est à grand'peine que nous nous frayons un pas-' sage à travers cette foule qui gesticule et encombre les quais.

Nous nous donnons rendez-vous, mon compagnon et moi, pour 5 heures en gare. Il va se débarrasser de sa sacoche et de ses livres. Je vais, moi, tenter d'envoyer un télégramme à Londres.

Impossible de télégraphier! Je cherche quelques provisions et réussis à me procurer un peu de pain et deux boîtes de conserves.

Je retrouve mon compagnon en gare et, grâce à lui, j'arrive à me caser dans un train en partance pour Valenciennes.

Bien que notre train soit archi-complet, ce n'est rien en comparaison de ceux qui partent pour Paris. Tout le monde veut fuir de ce côté, et des soldats, baïonnette au canon, sont obligés de monter la garde devant les wagons pourempêcher les gens de s'y entasser jusqu'à écrasement.

On doit même faire descendre des fugitifs parvenus à se hisser sur la toiture des wagons. C'est une véritable folie qui s'empare des habitants. Une panique inconce- vable! Des femmes partent en cheveux sans savoir où elles vont. Des enfants pleurent, écrasés ou perdus dans la foule.

C'est un spectacle lamentable à contempler.

Nous partons enfin à 6 heures du soir et, après des arrêts interminables dans toutes les stations encombrées de troupes anglaises, nous arrivons tout de même jusqu'à Anor, près d'Hirson, à 1 heure du matin.

Il nous faut descendre, le train ne va pas plus loin.

Nous avons dû en route modifier notre itinéraire et prendre la ligne Valenciennes— Aulnoye, les trains ne circulant plus sur celle de Valenciennes—Bavay—Maubeuge— Jeumont.

Pour gagner Charleroi ou Namur, il nous faudra passer par Chimay et Mariembourg.

De Charleroi à Namur la distance est de 3o kilomètres. Par la route que j'ai choisie, et qui est la seule possible, j'ai déjà couvert plus de 200 kilomètres et je suis encore à 100 kilomètres à peu près de Namur!

Nous trouvons la gare d'Anor remplie de soldats et nous obtenons avec difficulté l'autorisation de partir.

Mon compagnon est à bout de forces; je ne suis guère plus brillant.

Dans la rue longeant la gare, une auberge est encore éclairée.

Nous frappons. Une voix nous demande de l'intérieur ce que nous voulons. « Si c'est pour manger, dit-elle, il n'y a plus rien; si c'est pour dormir, il n'y a plus de place. J'ai même dû donner mon lit à un officier blessé. C'est pourquoi je veille encore et pourquoi il y a encore de la lumière ici! » Depuis plusieurs heures la pluie s'est mise à tomber et nous commençons à être sérieusement mouillés. Mon compagnon, grelottant, me fait pitié. J'insiste encore à travers la porte et supplie de nous laisser entrer, ne fût-ce que pour nous mettre à l'abri, nous nous contenterons chacun d'une chaise.

Il faut croire que l'on a pitié de nous, car la porte s'ouvre enfin.

Nous pénétrons dans une salle qui doit être le café et je vois un vieux billard que personne n'a songé à utiliser. Je le montre à mon compagnon et lui propose de nous y installer. Ce sera bien un peu dur, mais nous sommes si fatigués que nous y dormirons quand même.

Une vieille femme, celle qui nous a ouvert, une lampe à la main, nous regarde, stupéfaite, procéder à notre installation. Je crois bien que dans son for intérieur elle regrette de ne pas avoir songé à ce billard pour elle-même. Elle n'avait pas quitté la salle, que nous dormions déjà.

Vers 5 heures du matin, un employé de la gare vient avertir des officiers qu'un train militaire va partir pour Mariembourg. Nous nous levons péniblement. Les quelques heures passées sur ce billard nous ont sérieusement courbaturés.

A la gare on nous autorise à monter dans le train. Nous voilà enfin repartis. Peu après nous distinguons la sourde voix du canon tonnant dans la direction de Maubeuge.

Un temps brumeux a succédé à la pluie.

A Ghimay, où nous arrivons vers 7 heures du matin, un spectacle lamentable s'offre à nos regards. La gare est transformée en un vaste hôpital. Des blessés partout, dans des wagons, dans les salles d'attente, sur les quais, sous les hangars. Il y en a plus d'un millier.

La plus grande partie appartiennent aux troupes noires, turcos ou Sénégalais. Rares sont les Européens. Des majors, troussés jusqu'au coude, le bistouri à la main, circulent au milieu d'eux. Des infirmières se produisent de tous côtés. On entend des plaintes, des appels ou des gémissements partir de tous les coins.

Pauvres gens, venus de si loin pour échouer meurtris là, sur le quai âè cette gare!

Quelques-uns, la plupart même d'entre eux, parlaient bien un peu français avant, mais la douleur et la fièvre les font se plaindre maintenant dans leur langue maternelle, si bien que médecins et infirmières, malgré leur admirable patience et toute leur bonne volonté, n'arrivent pas toujours à comprendre ce qu'ils veulent dire et il se perd un temps précieux avant qu'on devine leurs désirs.

Des trains partent, d'autres arrivent et cet horrible concert de lamentations ne cesse pas.

Parfois les cris deviennent de véritables hurlements; c'est lorsqu'il faut descendre de wagon quelque blessé trop grièvement atteint pour continuer sa route sur l'arrière et dont l'état exige une intervention chirurgicale immédiate.

J'admire la douceur et l'abnégation des femmes et des médecins qui sont là et je songe que la guerre paraît encore bien plus atroce dans cette gare, servant d'hôpital de seconde ligne.

Cette horrible vision de pauvres gens sanglants et mutilés vous serre le cœur bien plus que sur un champ de bataille où le bruit du canon et les rumeurs de la bataille étouffent les plaintes des blessés 'et des mourants, transformant presque la tuerie en apothéose!

Le train poursuivant sa route nous arrache enfin à ce cauchemar.

Nous arrivons à Mariembourg. Il nous faut descendre; notte train s'arrête ici. Mon compagnon va trouver le commandant militaire de la gare et, je ne sais comment, obtient pour lui et pour moi l'autorisation de continuer plus loin dans un train de la Croix-Rouge se dirigeant vers la ligne de feu.

Passant par Romerée, nous arrivons ainsi jusqu'à Florennes.

Impossible d'aller plus loin; on se bat maintenant à 3 kilomètres de là.

A Florennes, je trouve des officiers blessés revenant de Charleroi.

Mes observations personnelles, ajoutées à ce que j'apprends à Florennes, me permettent d'envisager la situation actuelle comme suit:

Nulle part, depuis Liège, les troupes franco-belges n'ont pu réussir à opposer une résistance vraiment efficace aux masses allemandes, sans cesse renforcées par l'arrivée de nombreux effectifs suivis d'une forte artillerie venant de Liège.

On a bien tenté quelques contre-attaques à Aerschot, localité située à une trentaine de kilomètres au nord-est de Bruxelles, mais après quelques succès partiels il a bientôt fallu céder devant le nombre.

Le 20 août, les troupes allemandes, après de sanglants combats autour de Louvain, réussissent à occuper Bruxelles, et, malgré une défense désespérée de l'armée belge, forcent la majeure partie de cette armée à se réfugier sous les canons d'Anvers.

C'est à ce moment que l'ennemi semble prendre ses dernières dispositions pour envahir la France, et bientôt ses armées, divisées en quatre groupes principaux, s'avancent vers la frontière du nord.

Un de ces groupes, commandé vraisemblablement par von Bûlow, après la tentative audacieuse mais avortée de von Hausen et du duc de Wurtemberg de traverser la Meuse à Dinant, le 16 août, cherche visiblement à tourner Namur, après avoir traversé la Meuse près de Huy, à environ 28 kilomètres à l'est de Namur.

En effectuant son mouvement tournant il entre en contact avec les premières lignes françaises (avant-postes de la Ve armée) installées entre Gembloux et Perwez, à environ 18 kilomètres au nord de Namur.

C'est là le point de jonction des armées franco-belges.

Après une vive résistance, les avant-postes français et quelques compagnies de carabiniers belges sont rejetés sur la Sambre.

La liaison des armées franco-belges est rompue et la trouée s'opère!

Ne pouvant tourner complètement Namur avant de combattre l'armée française, le 20 août, les Allemands se décident subitement à l'attaquer de front. Dans la même journée ils commencent, avec leurs énormes pièces d'artillerie lourde, le bombardement à longue distance des forts du nord et du nord-est, Cognelée et Marcho-velette.

L'information apportée, il y a trois jours, à Charleroi par un voyageur venant de la direction de Namur était donc bien exacte, malgré l'incrédulité avec laquelle elle était accueillie par les habitants et les autorités de Charleroi.

La disposition des armées allemandes me paraît avoir été la suivante:

A l'extrême droite, l'armée de von Kluck, venant de la direction du nord et composée des VIP, IXe et Xe corps, s'est dirigée sur le pays à l'ouest de la Sambre, ayant à sa gauche l'armée de Bûlow qui attaque Namur par la riye gauche. Cette armée est formée des XIe, IVe et VIe corps. Continuant la ligne allemande et à gauche de l'armée de Biilow, sur la rive droite de la Meuse, les troupes saxonnes, sous le commandement de von Hausen, marchent, par l'est et face à ces deux villes, contre Namur et Dinant.

Toujours à leur gauche, mais plus au sud, les armées du duc de Wurtemberg et du Kronprinz serriblent diriger leur effort sur Verdun.

Le 21 au matin, l'extrême gauche allemande, composée de la Ve armée, celle du Kronprinz, après avoir poussé jusque sur les bords de la Semois, recule sur Neufchâteau pendant que celles du duc de Wurtemberg et de von Hausen pivotent sur elles-mêmes et viennent, toujours faisant face respective à Dinant .et à Namur, couvrir Rochefort, situé à environ 25 kilomètres au S.-S.-E. de Dinant.

Il semble que ce mouvement se produise par suite du développement de l'extrême droite allemande (von Kluck) vers l'ouest et afin de pouvoir faire front au sud, tout en maintenant l'aile gauche dans le prolongement de l'aile droite.

Des troupes de l'armée saxonne (von Hausen) viennent aussi renforcer l'armée de von Bûlow, déjà très nombreuse.

Face aux armées allemandes, le 21 août au soir, l'armée franco-britannique s'étend de près de Nancy jusqu'au delà de Mons. Dans les journées des 22 et 23 août, devant la menace persistante d'un enveloppement par l'aile droite et pour assurer la protection de Lille, quelques bataillons dé territoriaux venus en hâte du Calvados viennent prolonger ce front depuis Antoing jusqu'à Tournai, c'est-à-dire d'une dizaine de kilomètres.

L'aile gauche alliée est formée des troupes britanniques, sous le commandement du maréchal French. Ces troupes sont évaluées à 40.000 ou 50.000 hommes (2 corps d'armée ou 4 divisions d'à peu près 10.000 hommes chacune).

A l'extrême gauche de ces troupes, et paraissant indépendants du commandement de French, se trouvent les quelques centaines de territoriaux venus pour barrer la route de Lille. '

Le centre de l'armée britannique se trouve en-dessous de Mons et elle tient un front d'environ 45 kilomètres partant de l'extrémité du canal de Gondé, passant par Mons et aboutissant à Binche, localité à peu près à égale distance de Mons et de Charleroi.

A la droite du corps expéditionnaire anglais se trouve la Ve armée française, sous les ordres du général Lanrezac. Cette armée tient la ligne de la Sambre, sur laquelle ses avant-postes viennent, de se voir rejetés.

Elle s'appuie à droite sur Namur et reste en liaison avec la garnison belge de cette place forte. Continuant à droite la ligne française, la IVe armée, commandée par le général de Langle de Cary, tient la rive gauche de la Meuse jusque près de Mézières, ayant à sa droite la IIIe armée, sous le commandement du général Ruffey, qui prolonge le front jusqu'en avant de Verdun et fait face à l'armée du Kronprinz.

Le choc se produisit au delà de Namur, à Charleroi, et c'est le nom que portera désormais celte gigantesque bataille.

Bientôt la lutte s'étend sur un front de plus de 175 kilomètres, entre Mons et le Luxembourg. Nous sommes au 22 août.

A l'extrême gauche, l'armée anglaise, partie de Mons, a ses mouvements constamment gênés par la menace que fait peser sur elle la droite allemande s'élendant de plus en plus à l'ouest et toujours prête à l'envelopper par sa gauche.

Forcée de s'étendre elle aussi vers l'ouest pour échapper à cet enveloppement, tout le front allié est obligé de suivre ce mouvement et d'obliquer à gauche pour maintenir la liaison.

Notre plan tactique se trouvait déjà profondément (pour ne pas dire complètement) modifié depuis l'invasion de la Belgique.

Là où nous devions, en principe, n'avoir que des troupes de couverture, il nous a fallu expédier au dernier moment nos'armées, sans savoir d'une façon certaine si l'attaque de la Belgique n'était pas qu'une feinte et n'était pas destinée à nous masquer une action de plus grande envergure dans l'Est. Nous devions donc conserver là-bas des forces suffisantes pour parer à tout événement.

Ces armées de l'Est sont au nombre de deux, la 1rt et la IIe, et se trouvent sous les commandements respectifs des généraux Dubail et de Castelnau.

Voulant cependant utiliser la magnifique ardeur de nos troupes et l'aptitude de notre race latine à l'offensive, le général Joffre, généralissime de nos armées, décide d'attaquer partout sur le front du nord.

La IIIe armée (général Ruffey) attaque les forces allemandes qui occupent le Luxembourg belge en suivant le cours de la Semois de l'est à l'ouest.

La IVe armée (de Langle de Cary) porte son offensive entre la Lesse et la Meuse, pendant que la Ve (Lanrezac) se porte contre ce qu'on croit la droite allemande, entre la Sambre et la Meuse. Elle se trouve appuyée à gauche par l'armée anglaise (maréchal French).

La Ve armée française a son centre près de Charleroi. Malheureusement, l'aile droite allemande, beaucoup plus forte et plus étendue qu'on ne le supposait, se trouve plus à l'ouest et c'est en plein centre que notre attaque se produit, sur des troupes allemandes composées en grande partie de régiments de la Garde prussienne. Le poids de l'aile droite allemande va reposer presque en entier sur le corps expéditionnaire de French.

Mais c'est là, à Charleroi et dans ses environs, que la lutte devient le plus terrible, car c'est là que se trouve la plus grande et la meilleure partie de l'armée allemande. Heureusement pour nous, nous avons là aussi de bonnes troupes, deux corps d'armée de troupes d'Afrique, qui forment l'aile gauche et une partie du centre de la Ve armée. Les premiers obus allemands tombant sur la gare de Charleroi, qu'ils détruisirent en grande partie, décidèrent les Français à prendre immédiatement l'offensive. Malgré les masses considérables d'ennemis qui se trouvaient devant elles, les admirables troupes d'Afrique, avec leur impétuosité légendaire, débouchèrent de la ville et chargèrent à la baïonnette les batteries ennemies.

La rencontre fut sanglante au-dessus de toute expression.

Les turcos et les tirailleurs se jetèrent avec une fougue incomparable sur les troupes solides de la Garde prussienne qui fut sérieusement éprouvée et recula tout d'abord sous ce choc irrésistible.

Un bataillon de turcos parvint ainsi jusqu'aux batteries allemandes et massacra les artilleurs allemands sur leurs pièces.

Ce recul fut de courte durée et l'arrivée incessante de nouveaux renforts allemands, fournis par von Hausen probablement, rendit bientôt à l'ennemi une supériorité numérique écrasante.

Par des contre-attaques en formations serrées, la Garde prussienne, reformée et renforcée, regagna bientôt le terrain perdu, nous faisant même quelques compagnies prisonnières.

En dépit d'une résistance farouche et malgré la bravoure impressionnante des troupes françaises, peu soutenues par leur artillerie arrivée en retard, l'ennemi peu à peu gagnait du terrain au prix d'énormes pertes en hommes.

Il parvint rapidement dans les faubourgs de Charleroi.

Ces diverses phases du combat prirent toute la journée du 22, et le 23 au matin la bataille recommença dans la ville elle-même.

Rejeté une première fois hors de la ville par les terribles baïonnettes de nos turcos et de nos tirailleurs, l'ennemi put une seconde fois y reprendre pied grâce à un bombardement d'une violence inouïe.

Plusieurs de ses unités furent même détruites par son propre feu.

Chaque rue devint alors le théâtre de combats acharnés et les Allemands y subirent des pertes incalculables.

Dans la même journée, Charleroi est pris et repris cinq fois de suite par les troupes françaises.

Durant ces attaques, le carnage devint indescriptible dans certaines des petites rues situées entre le canal et la Sambre. Parfois les morts et les blessés s'amoncelaient au point de barrer complètement le passage. Par endroits, les cadavres s'entassaient à hauteur d'homme et faisaient l'office de barricades derrière lesquelles s'embusquaient les tirailleurs.

Les obus allemands et français pleuvaient alternativement là-dessus, réduisant les corps en bouillie sanglante.

Les cadavres s'empilaient dans le canal face à la gare et leur nombre fut bientôt si considérable, que les Allemands, m'assura-t-on, purent le traverser en passant sur les morts.

Bientôt une partie des faubourgs fut en flammes. Le massacre atteignit alors le maximum de l'horrible.

Sous un feu violent de leur artillerie, les Français avaient réussi à reprendre Charleroi pour la cinquième fois, lorsqu'ils s'aperçurent que les Allemands les avaient débordés à l'est, perçant leurs lignes entre Fosse et Namur.

A leur gauche, l'armée de French, après avoir résisté d'une façon surhumaine pendant deux jours aux tentatives de von Kluck et gardé toutes ses positions entre Antoing et Binche, se voit contrainte de battre en retraite devant des forces près de dix fois supérieures aux siennes.

On ne saurait trop louer la façon splendide dont le corps expéditionnaire anglais sut résister pendant quarante-huit heures au gigantesque effort de von Kluck, et c'est assurément en grande partie à la valeur des troupes anglaises et de leur chef le maréchal French, que nos armées durent de n'être pas prises à revers et que la défaite de Charleroi ne fut pas transformée en déroute. Nous devons donc être profondément reconnaissants à nos alliés d'outre-Manche de l'esprit de sacrifice de ces héroïques soldats qui défendent notre sol tout comme ils le feraient de leur vieille Angleterre.

Force fut donc de battre en retraite, sous peine d'être complètement encerclés.

Reculant alors lentement, cédant le terrain mètre par mètre, tout en maintenant l'ennemi à distance par de furieuses charges à la baïonnette et protégée par les rafales de nos 75, la Ve armée dut d'abord se replier sur Marchienne et Montigny-le-Tilleul, puis enfin sur une ligne partant de Thuin et passant par Gerpinnes, Presles et Fosse.

L'ennemi, qui un instant avait réussi à dépasser Gerpinnes, se voit rejeté sur Montigny par les rafales de notre artillerie qui déjà à Dinant s'était révélée excellente.

On s'aperçoit de plus en plus que nos canons de 75 font des ravages effrayants partout où ils passent. Ce canon a des effets stupéfiants: il tue parfois sans blessures apparentes.

A l'une des reprises de Charleroi par nos troupes, on a trouvé, dit-on, dans une boutique, près de la Grand'Place, plusieurs soldats et officiers allemands figés, morts, dans des poses absolument naturelles. Ce n'est qu'en s'approchant tout à fait d'eux, en les touchant, que l'on s'aperçut qu'ils n'étaient plus que des cadavres. L'un d'eux tenait dans sa main crispée un verre à demi plein qu'il semblait encore vouloir porter à ses lèvres...

Autour de Charleroi, des combats héroïques ont eu lieu à Jumet, à Couillet, à Gosselies, à Loverval, à Ta-mines, au Châtelet, où il y eut plus de 6.000 morts dans ce seul combat.

On s'est battu aussi à Gilly, à Valinnes, à Laneffe et à Somezée.

Vers Gozée, près de Thuin, situé à environ 10 kilomètres au sud de Charleroi, au- dessus des ruines de l'ancienne abbaye d'Aulne, le combat fut d'une violence extrême. Ce fut une véritable tuerie.

Nos canons de 75 et de 155, qui tiraient avec une rapidité foudroyante (35 à 40 coups à la minute), firent un véritable massacre dans les rangs allemands.

Les plaines de Montigny, Marchais et Gozée étaient couvertes de cadavres. Près de la ferme de Florinchamps, un régiment allemand, pris sous le feu de notre artillerie, fut anéanti en quelques minutes. 3.000 Allemands y trouvèrent la mort.

Nos pertes furent aussi très lourdes.

Un exemple: près de Gosselies, le 49e de ligne (de Bordeaux) perdit 1.700 hommes en moins d'une demi-heure.

Partout dans ces combats notre infanterie, et surtout nos tirailleurs et nos turcos, firent des prodiges de valeur et d'endurance, continuant bravement la tradition de leurs aînés de 1870, semant la terreur dans les rangs allemands avec leurs terribles charges à la baïonnette.

Ce n'est que devant la menace d'un encerclement complet par les masses sans cesse grandissantes de nos ennemis et sous le feu terrible de ses canons lourds, contre lesquels nos jb restaient impuissants par suite de leur moindre portée, que l'évacuation définitive de Charleroi s'est imposée.

Faute de temps et par suite du manque de moyens de transport, nous avons même dû y abandonner un grand nombre de nos soldats grièvement blessés.

A l'est de la Meuse, nos efforts n'étaient pas' plus heureux: le pays, très difficile, contrariait notre offensive; lorsque nos troupes débouchèrent des bois qui dominent la vallée de la Semois, elles furent accueillies par. un feu extrêmement meurtrier des troupes du Kronprinz, invisibles dans des tranchées soigneusement établies.

Il leur fallut repasser la rivière et prendre position dans les bois plus au sud.

J'apprends que le général Joffre vient, d'ordonner la retraite générale sur nos emplacements de couverture à la frontière du nord, que nos troupes n'auraient pas quittés si l'accès de la Belgique ne nous avait pas été permis.

La bataille de Charleroi est perdue, nous y avons été écrasés par le nombre, et en disant que les Allemands V ont combattu dans la proportion de cinq contre un je suis certainement en dessous de la vérité.

L'offensive générale franco-anglaise sur un front partant de Tournai au Luxembourg fut une tentative gigantesque et audacieuse, bien conforme au tempérament français. Mais, à mon humble avis, elle se produisit trop tard, — huit jours trop tard!? Hier, c'était une entreprise, non pas au-dessus de la valeur de nos armées ni de celle de nos alliés anglais, mais au-dessus de notre force numérique.

Si elle avait été tentée à la suife de Dinant, s'appuyarit sur la Meuse et Namur, alors que nous n'avions en face de nous que cinq ou six corps d'armée, c'est-à-dire 200.000 à 250.000 Allemands tout au plus, peut-être eût-elle été victorieuse.

Dans les combats modernes, entre deux nations presque aussi puissamment organisées l'une que l'autre, la valeur des troupes est certes un facteur important, mais non pas décisif. La victoire finale reste fatalement" à celui qui possède le nombre, et le plus d'artillerie.

Dans les huit jours qui s'écoulèrent entre Dinant et Charleroi, l'ennemi eut le temps de masser sournoisement toutes ses forces, vingt corps d'armée, peut-être plus, en face de nous. L'avoir ignoré, c'est sans doute là la vraie faute. Nous devions vaincre à Charleroi, mais quelques jours plus tôt.

Dans cette bataille gigantesque, notre artillerie a finalement affaibli l'ennemi par des pertes très fortes infligées à ses meilleures troupes; la fameuse Garde prussienne y a été presque entièrement décimée par nos braves troupes coloniales; mais nous avons nous-mêmes à déplorer la mort d'une partie de nos meilleurs soldats.

Aussi je comprends bien l'ordre de notre généralissime, faisant prendre à nos armées leur ligne de couverture pour y adopter, si nous en avons le temps encore, une attitude purement défensive.

Agir autrement devant de pareilles masses serait folie!

Affaiblir les forces de l'ennemi par des combats meurtriers, le tenir en respect tout en opérant graduellement et méthodiquement une retraite qui n'est pas encore une déroute, voilà, bien la seule chance qui nous reste et ce que le commandement suprême, ordonne en ce moment.

A Charleroi nous avons été battus, mais nous ne sommes pas encore vaincus.

Ce n'est pas sans un serrement de cœur que je vois partir, en sens contraire, ces fiers escadrons et ces beaux régiments tant acclamés à leur arrivée il y a dix jours. Quelques-uns sont décimés, mais dans ce qui reste il n'y a que des hommes trempés qui, à la haine de l'ennemi, joignent en plus, maintenant, le besoin de venger leurs camarades, leurs frères d'armes tombés là-bas au champ d'honneur. Ils sont moins nombreux, mais ils valent bien le triple!

Mon compagnon veut à toute force s'approcher davantage de Charleroi. Je m'efforce de l'en dissuader en m'avouant tout bas qu'à sa place je ferais de même. Aller là-bas, moi, serait folie! Mon pauvre camarade est Belge; il est chez lui, il peut peut-être réussir à gagner Charleroi. Mais moi, Français, et de plus journaliste au service de l'Angleterre, je ne dois ni ne peux aller me jeter de propos délibéré dans les griffes de l'ennemi.

Nous nous séparons silencieusement sur une longue poignée de main.

Pauvre homme, que va-t-il devenir? Retrouvera-t-il celles qu'il va chercher là-bas dans la fournaise? Ne sont-elles pas déjà tombées toutes deux, victimes innocentes du redoutable fléau?

Je vais tâcher de gagner Namur. Est-ce possible encore? Je vais essayer, en tout cas. Tant que je suis avec les Français je ne risque rien, il me semble. Nous tenons toujours solidement sur la Meuse entre Namur et Givet. Des tentatives allemandes de passer le fleuve ont toutes été repoussées avec de fortes pertes pour l'ennemi.

Profitant d'un moment de désarroi, mon brassard de journaliste au bras, je me glisse dans un train sanitaire qui va dans la direction de Mettet et j'ai la chance de parvenir ainsi jusque près de Saint-Gérard. Là, plus rien à faire. Il me faut descendre et poursuivre ma route à pied vers Namur.

A la sortie de Saint-Gérard encombré par l'armée en retraite, je vois la route bifurquer brusquement. Des soldats arrivent par la route de gauche; à droite, personne. Faut-il aller à gauche? Dois-je prendre à droite? J'hésite un moment et finalement je me décide pour la route de droite, où il n'y a personne.

Je marche d'un pas lourd et traînant comme un che-mineau qui aurait 5o kilomètres dans les jambes. En réalité je suis exténué, et ma résistance, purement nerveuse, est presque à bout. Je fais encore un kilomètre sans trouver personne, lorsque j'entends tout à coup de grosses pièces qui se mettent à tirer sur ma gauche. Il me semble même percevoir parfois le bruit sourd que font les obus en explosant, pas très loin de là.

Soudain un bruit de voix très proche me fait tressaillir. Je me retourne et suis tout étonné de voir des artilleurs français à quelques pas derrière moi.

Je m'arrête, stupide d'étonnement!

— Restez pas là, ça va taper, me crie l'un d'eux; venez avec nous là-bas.

Là-bas, je trouve un commandant, qui n'est pas peu surpris, on le devine, de voir un civil arriver avec ses hommes.

Il me pose quelques questions et nn moment je sens qu'il me prend pour un espion. Je lui montre mes papiers et bientôt,il voit à qui il a affaire... Alors, me serrant la main comme à un vieil ami, il me dit:

— Allez, partez vite, continuez votre route, mais prenez garde... Depuis un moment l'ennemi s'est avancé et il ne doit plus être loin de la route de Namur. Peut-être serait-il plus sage pour vous de retourner en arrière... Non? Eh bien! alors, tâchez de ne pas tomber entre leurs griffes, hein!

C'est seulement lorsque je suis de nouveau en marche que je songe aux dernières paroles de l'officier.

Ma situation est grave, en effet.

Je n'ai aucune arme sur moi et suis à la merci du premier uhlan venu. De plus, je risque d'être pris pour un espion aussi bien par les Français que par les Allemands. En tant que journaliste, je suis parfaitement en règle avec les armées belges, mais je n'ai aucun document officiel m'autorisant à suivre les armées françaises, exception faite de la lettre remise par mon ambassadeur à mon départ de Bruxelles. Comment expliquer ma présence ici si je tombe sur un officier trop pointilleux? Jamais il ne voudra croire que, pour aller de Charleroi à Namur, je me sois vu obligé de passer par Lille.

La canonnade devient de plus en plus violente et l'air vibre des gémissements des shrapnells. Il me reste encore une dizaine de kilomètres à faire pour arriver à Namur et je me rappelle être passé parla il y a huit jours en allant à Mettet.

Une odeur infecte me prend brusquement aux narines.

On a dû se battre par là. Eh effet, je ne tarde pas à rencontrer des chevaux morts qui pourrissent déjà au soleil sur le bord de la route.

Ce sont des chevaux allemands. Ils sont encore tout harnachés et je vois l'aigle allemande sur le tapis des selles.

Celui qui n'a jamais senti le souffle empesté qui s'exhale, après quelques heures, d'un champ de bataille, ne peut se faire une idée du malaise que l'on éprouve en respirant ces émanations de mort... On a des nausées... Il vous semble que le cœur va vous manquer...

Rapidement je continue ma route et arrive à un tout petit village. Il ne reste presque rien; à l'entrée je vois quelques petits tertres de terre fraîchement remuée. Ce sont des tombes! Sur l'une d'elles, une croix faite de deux branches soutient un képi rouge orné de deux galons d'or, qui ste balance tristement sous la brise.

Je détourne la tête, je ne puis plus regarder.

Dans le village, tout sent la ruine; on voit que,Ia vie s'y est arrêtée subitement. La plupart des maisons ont été éventrées par la mitraille. Les canons allemands postés sur la rive droite de la Meuse ont dû bombarder furieusement ce malheureux village. La petite église, dont le clocher reste encore debout, n'est plus qu'une vieille chose fragile et ouverte à tous les vents.

Dans l'unique rue, couverte d'une fange noire où l'on enfonce jusqu'à la cheville, ce n'est que meubles brisés, linges et vêtements souillés, ustensiles de toute sorte jetés là pêle-mêle; des armes, des casquettes, des casques, tout cela gît dans la boue gluante qui recouvre le sol.

Quelques pauvres gens sont là; des vieillards et des femmes cherchant dans ces débris informes des choses leur ayant appartenu, de ces chères choses perdues où se trouvent attachés tant de souvenirs heureux, tant de soucis et d'espérances.

Ils me regardent craintivement, puis, me jugeant sans doute inoffensif, reprennent tristement leurs recherches parmi ces débris épars.

Je m'éloigne le cœur serré, les yeux humides, en songeant que ces pauvres gens, qui vivaient là heureux quelques jours auparavant, dans leurs petites maisons acquises au prix de tant de labeur et de peine, se trouvent maintenant sans foyer, sans asile parmi ces débris, au milieu de ces ruines.

Mon chemin serpente maintenant entre deux, talus verdoyants. Un dernier tournant et j'arrive sur la grande route, où je suis arrêté par un long convoi de blessés.

Derrière lui la retraite française continue, venant de la .direction de Namur. C'est d'abord une file interminable de fantassins, marchant un-peu à la débandade mais sans trop de désordre; de l'artillerie passe au trot, suivie par de la cavalerie. De longs convois viennent ensuite, puis' des autos, des autobus et enfin des véhicules de toute sorte sur lesquels sont assis des blessés, des traînards, des hommes fourbus.

C'est une partie de la Ve armée française qui se replie sur notre frontière. Pourtant ces hommes en retraite demeurent calmes, confiants, soumis à leurs chefs, malgré la fatigue qui les terrasse.

En les voyant défiler devant moi, j'ai la conviction profonde qu'il y a en eux un je ne sais quoi d'invincible avec qui les Allemands devront encore compter. C'est là une armée en retraite, ce n'est pas une armée en déroute. Au premier signe de leurs chefs, ces hommes se retourneront et feront de nouveau face courageusement à l'envahisseur.

Mais aux uniformes français succèdent maintenant des uniformes belges.

Il y a de tout: des gendarmes aux gigantesques bonnets à poil, des chasseurs aux uniformes vert et jaune, des carabiniers, des grenadiers, des guides, des lanciers, en somme toutes les armes! Voici des fourgons de munitions qui passent par centaines. Toujours des Belges; des officiers, maintenant, dans des autos grises.

Dans l'une d'elles je reconnais un colonel de Namur, de mes amis, en compagnie d'un lieutenant que je connais aussi de vue. Je crie son nom: il me reconnaît. Au risque de me faire écraser sous les pieds des chevaux, je m'élance vers l'auto où je parviens à me hisser, tiré à bout de bras par mon ami et son compagnon.

— Namur est pris, me dit-il sans que je le lui demande, et c'est ce qui reste de la garnison: 3.000 hommes environ, que nous avons là autour de nous!

Namur est tombé! Je n'en puis croire mes oreilles, et si je n'avais pas là, devant moi, la preuve évidente de ce désastre, je dirais que c'est un mensonge!

Je demande des détails. Mon ami reste muet, mais deux grosses larmes, plus éloquentes que des paroles, perlent à ses yeux, et son poing se tend là-bas dans la direction de la ville forte qui vient de succomber si vite! J'en conclus que de graves et tristes événements viennent de s'y dérouler et, n'osant insister davantage, dans la crainte d'aviver sa peine, je garde le silence.

Tous mes efforts pour pénétrer dans Namur sont maintenant devenus inutiles. II ne me reste plus qu'à regagner Paris au plus vite.

L'ennemi est à 2 kilomètres de nous, mais, pareille à un rideau de fer, la cavalerie française couvre notre retraite.

C'est le long de la rive gauche de la Meuse, où nous tenons toujours solidement, que celle-ci s'effectue. Nous nous dirigeons maintenant sur Philippeville. La marche de la colonne devient difficile, sinon impossible; des convois se heurtent et le passage au trot de quelques batteries allant à l'arrière vient encore compliquer la situation.

Il y a un long temps d'arrêt. Nous nous remettons en marche, assourdis par le canon. L'ènervement des hommes est à son comble. Le bruit de la canonnade nous suit et semble par moment se rapprocher. On voit distinctement les éclairs produits par les pièces. Peu à peu, le convoi d'automobiles au milieu duquel nous sommes comme incrustés se dégage des colonnes en retraite, et au bout d'un moment nous pouvons rouler à une vitesse moyenne.

Notre chauffeur, qui semble très bien connaître la région, nous dit que nous pouvons gagner du temps en quittant la grande route. Mon ami, qui le connaît depuis longtemps, le laisse agir à sa guise.

Nous partons par un petit chemin de traverse allant à l'ouest.

La route est enfin libre devant nous.

Sur le ciel livide, des colonnes de fumée et de flammes montent de villages qui brûlent au loin. Au grondement des canons de l'artillerie lourde et aux colériques abois des batteries de 75 répondent, par intervalles, les sonorités écrasantes des terribles bombes explosives allemandes.

Nous roulons maintenant à toute vitesse. Plus un soldat n'est visible.

Nous faisons ainsi quelques kilomètres lorsque, brusquement, au tournant d'un chemin creux, nous nous trouvons en face d'une batterie d'artillerie au repos. Le commandant, jugeant sans doute inutile de s'exposer davantage et sans profit au tir des Allemands, a défilé ses pièces le long du chemin.

Les artilleurs profitent de ce moment d'accalmie pour écouvillonner leurs minuscules 75, encore tout chauds de la bataille.

Ces hommes sont tellement affairés qu'ils ne s'aperçoivent même pas de notre arrivée. Ils nous barrent complètement le passage; allons-nous donc être obligés de retourner sur nos pas?

Debout sur un talus, l'officier, un commandant, sa jumelle aux yeux, observe attentivement l'horizon.

Des obus allemands commencent à pleuvoir. Les premiers éclatent à 4oo mètres à peine au-devant de nous, mais il faut croire qu'ils sont bien pointés dans la bonne direction, car le commandant s'écrie tout à coup:

— Ça y est! Nous sommes repérés! Et d'une voix stridente il commande:

— Amenez les avant-trains!

C'est aussitôt un cliquetis de harnais, le bruit sec des pièces que l'on raccroche, le grincement prolongé des essieux sous l'effort du démarrage, et, sur un geste de l'officier, les chevaux vigoureusement éperonnés descendent, avec une rapidité d'avalanche, la petite colline dont la crête offre à la batterie un épaulement naturel.

Nous suivons, nous aussi, mais plus lentement, et c'est seulement lorsque nous nous retrouvons près de la batterie, déjà en position dans un champ bordant la route, que le commandant aperçoit notre auto:

— Qu'est-ce que vous faites là, vous autres? s'é-crie-t-il.

Je descends pour lui donner quelques explications, chose impossible de la part de mes compagnons, qui semblent anéantis.

Je lui raconte brièvement la chute de Namur et lui montre mes compagnons. -

Pour mieux m'entendre il s'est penché sur sa selle; il se redresse soudain, salue militairement les deux officiers belges et je l'entends murmurer, douloureusement surpris, lui aussi: « Ainsi Namur est pris... »

Puis brusquement, s'adressant à nous:

— Messieurs, un bon conseil: le temps presse; fuyez vite! L'ennemi s'avance avec une rapidité inouïe. II n'y a plus qu'un rideau de troupes entre lui et nous. Dans une demi- heure, dans moins de temps encore, il peut être ici. Je dois retarder son avance coûte que coûte. Prenez à droite et, à peu de distance, vous trouverez une rivière. Traversez- la; à 2 kilomètres il y a un petit village où doit se trouver de la cavalerie: partez avec elle! Adieu, messieurs, ne perdez plus de temps. Nous, ici, nous ferons notre devoir jusqu'au bout!

Et, nous saluant de la main, il s'éloigne au pas, tranquillement, pour donner des ordres à ses hommes.

Quel calme chez cet homme dans la terrible situation où il se trouve!

Nous roulons sur ce mauvais chemin avec une rapidité effrayante et arrivons vite à la rivière. Un pont de fortune y a été jeté à la hâte par le génie. De l'ancien il ne reste que quelques poutres, brisées par les obus sans doute. L'eau verdâtre qui court, rapide, charrie de temps à autre des cadavres de Français et d'Allemands... Ils semblent, ces cadavres, se poursuivre dans une course folle, fantastique, heurtant les berges, roulant dans les tourbillons, s'arrêtant parfois contre les piles du pont où ils paraissent se dresser soudain, affreux à voir avec leurs figures blanches et leurs grands yeux ternes qui semblent regarder encore...

Quelques-uns tiennent encore leurs armes dans leurs mains crispées, d'autres s'étreignent toujours dans une lutte suprême qui, jusqu'au dernier moment, fut farouche et sauvage...

Des corps arrêtés dans les roseaux se balancent d'un mouvement régulier, puis, chassés par les remous, s'immobilisent sur les rives.

Nous éprouvons là, tous quatre, une sorte de malaise à la vue de ces pauvres trépassés continuant ainsi à courir, après leur mort, comme s'ils n'avaient pas encore droit au repos.

Nous entendons toujours le bruit infernal du canon. La nuit commence à tomber. Le temps est beau, le vent presque nul et, de très loin sans doute, l'écho nous envoie le roulement sourd des voitures de munitions françaises qui portent sans relâche aux canons des provisions d'obus et de mitraille.

La lune monte dans le ciel et là-bas à l'horizon défile un convoi. Les chariots sont comme autant d'ombres chinoises délicatement dessinées sur ce fond grandiose. Ici c'est le calme maintenant; mais plus loin, quel carnage!...

Au prix d'efforts inouïs, tirant, portant, poussant notre auto, nous parvenons à lui faire franchir le pont, et c'est avec un soupir de soulagement que nous nous éloignons de ces lieux de désolation.

Au bout du chemin notre chauffeur hésite, il ne sait plus où il est...

Nous ne savons pas où nous allons. Pourtant nous ne devons plus être loin des cavaliers que l'on nous a signalés. La nuit-est venue tout à fait. Il s'agit d'avancer avec précaution.

Nous arrivons à l'entrée d'un village où s'agitent quelques lumières.

Une voix crie brusquement:

— Halte-là! Qui vive?...

— Amis! répondons-nous tous en chœur.

C'est un dragon. A cheval et carabine au poing il monte la garde pendant que l'on évacue quelques blessés restés dans le, village. On nous laisse passer et nous rattrapons bientôt une colonne se dirigeant sur Chimay, où nous arrivons à 9 heures du soir De là nous continuons sans arrêt sur Hirson, où nous entrons au point du jour. Nous y arrivons des premiers.

Quel réveil pour les paisibles habitants! Leur petite ville, si calme il y a quelques jours encore, est brusquement envahie par une soldatesque ahurie. Des soldats partout, des convois dans toutes les rues, sur toutes les places. Devant chaque maison, sur chaque seuil sont assis des blessés ou des malades. Et toujours des autos qui remuent la poussière. Et toujours ce bruit des moteurs qui est comme le bruit des batailles: on croit entendre des mitrailleuses infatigables.

Je prends congé de mes compagnons. Ils vont regagner la Belgique, Anvers ou Ostende, en s'embarquant au Havre.

Je me dirige vers la gare pour tâcher de trouver un train partant pour Paris. Sur le quai il y a foule.

De tous côtés on rencontre de tristes cortèges de pauvres gens fuyant lentement, emportés par le flot des soldats. Quelques-uns sont partis sans rien, à demi vêtus, ayant sauvé un peu d'argent et traînant derrière eux les enfants qui pleurent ou encore s'amusent innocemment de tout ce bruit.

D'autres, au contraire, et surtout les paysans, emportent sur des charrettes presque tout leur mobilier et des ustensiles tellement inutiles qu'ils font sourire, malgré la peine que l'on ressent en face de cette infortune!

Sur le quai de la gare, j'aperçois une pauvre vieille femme, en cheveux et mal vêtue, serrant dans ses bras un énorme phonographe sous le poids duquel elle semble parfois plier! C'est tout ce qu'elle a songé à sauver dans cette débâcle!

Vous tous qui n'avez pas vu de près ces scènes lamentables, l'exode de ces pauvres gens affolés, le départ de « leur terre » de ces très vieux qui pleurent encore leur adieu, vous ne saurez jamais toute l'horreur de cette guerre abominable!

J'arrive enfin à Paris à 11 heures du soir, à demi mort de faim, de fatigue et de sommeil.

Personne ne veut croire à la chute de Namur, et le limes, qui l'annonce le lendemain, se voit gratifié d'un démenti officiel. Une seconde je me demande moi-même si je n'ai pas rêvé, si tout ce qui s'est déroulé pendant ces trois semaines est bien réel, si je n'ai pas été le jouet d'un épouvantable cauchemar.

Mais ce n'était, hélas! que trop vrai, et deux jours après, la chute de Namur était annoncée officiellement et bien à la date que j'avais indiquée.

Je reste malgré tout plein de confiance, et si la première manche de cette suprême partie nous a été funeste, il nous reste, Dieu merci! d'autres parties à jouer.

Le moral de nos soldats est sorti intact de cette terrible épreuve où d'autres se seraient découragés. La confiance n'est ni entamée ni ébranlée; nous voulons, il nous faut, nous aurons la victoire finale, car le droit est de notre côté.

Je sais bien que la guerre, pas plus que les duels judiciaires qui y prétendaient au Moyen Age, n'a été jusqu'ici un « Jugement de Dieu ». La force seule y prévaut; la vérité, la justice, le bien ne sont que des éléments moraux de cette force... Il y a bien longtemps, hélas! que David a marché contre Goliath armé seulement de son bon droit et d'une fronde!

Depuis, les temps ont changé et quelquefois le crime est vainqueur.

Mais le coup de massue de la formidable Germania a porté a faux, causant une blessure douloureuse, mais non inguérissable.

Ce doit être pour nous la meilleure leçon.

Les Allemands se disent, eux aussi, sûrs de la victoire.

Nous avons pour nous notre conscience, nous basant surtout sur la justice de notre cause, qui est aussi celle du droit et de là liberté.

La conscience universelle témoigne en notre faveur, à l'exception de quelques rares peuples fatalement influencés par une instinctive solidarité de race ou entraînés, malgré eux, par leurs dirigeants.

Ce serait à nous de dire: « Dieu est avec nous », si cette fière devise, née chez nous et dignement portée par nos ancêtres aux quatre coins du globe, ne servait à l'heure actuelle à des hommes conduits par un souverain en proie à un vertige d'hégémonie universelle qui a tourné en démence.

L'Allemagne compte sur ses précédentes victoires, sur la supériorité de sa force dès le début, sur sa méthode, sur son organisation minutieuse savamment et longuement préparée, et enfin sur sa discipline indiscutable.

L'avenir dira qui voit juste dans sa certitude du triomphe.

 

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