- du livre Nos Héros Nos Martyrs de la Grande Guerre'
- 'l'Agonie du Fort de Loncin'
- par Hubert Depester
une Garnison d'Airain
De l'admirable défense du fort de Loncin, l'un des plus grands soldats de France, le général Mangin, a pu dire: « Douaumont et Vaux, c'est beau, mais Loncin, c'est sublime ». Et en effet, il n'y a, dans les annales de l'histoire militaire, rien de comparable à cette tenace et farouche résistance. Jamais chefs et soldats ne furent plus unis ni plus courageux dans l'accomplissèment intégral de leur noble mission; jamais garnison ne fut plus décidée au sacrifice total pour sauver la patrie en danger.
Le 4 août, le commandant Naessens réunissait ses hommes et les exhortait à la vigilance et au dévouement. Son allocution se terminait par ces mots: « Donc, nous jurons de lutter jusqu'au dernier obus, jusqu'à la dernière cartouche, jusqu'au dernier homme, et personne de nous ne se rendra. »
Un cri unanime et formidable s'éleva, dominant un instant le tumulte des explosions: « Nous le jurons. Vive la Belgique! »
Et ce serment fut tenu.
Dès le 5 août, toutes les mesures de défense étaient prises. Nuit et jour, dans cette immense ruche de fer et de béton, chacun accomplissait sa tâche avec un calme et un entrain magnifiques. Malgré le bombardement intermittent auquel le fort était soumis, ses canons crachaient leur mitraille sur tout ce qui s'aventurait à sa portée. Aidés par des éclaireurs qui, sous des déguisements divers, traversaient les lignes allemandes et rapportaient d'amples renseignements, les artilleurs de Loncin pointaient leurs pièces avec précision, ne tirant qu'à bon escient.
Mais, à partir du 14 août, le bombardement ennemi augmenta d'intensité. Des pièces de tous les calibres convergaient leur feu sur le fort et il devenait, cette fois, évident que l'agresseur voulait en finir rapidement.
Un officier belge, qui prit part à la défense de Loncin, a narré comme suit les péripéties finales de la chute du fort:
« Puis soudain, le 14 août, vers 4 h. de l'après-midi, ce fut le déchaînement du formidable orage tant attendu. Une artillerie de siège invisible bombarde le fort sans répit, durant 25 heures; toutes les minutes, deux, trois, parfois quatre projectiles éclatent sans discontinuer sur le massif central, avec un vacarme de tonnerre. Des jets de flammes, des nuages de fumée opaque pénètrent par toutes les fissures. Faute de pouvoir répondre aux batteries ennemies, dont on ignore l'emplacement, les coupoles restent silencieuses. Les artilleurs de service sont rassemblés aux étages inférieurs. A l'exception des sentinelles, blotties à l'extérieur de l'ouvrage et qui veillent pour signaler l'approche possible d'un assaillant, toute la garnison a été réunie dans la vaste galerie centrale dont la voûte épaisse de 2 m. 50 à 3 mètres, leur offre un abri sûr. Car les locaux du front de gorge sont rapidement devenus intenables. Les gros projectiles, lancés par l'artillerie qui a pris position dans la ville, atteignent le mur d'escarpe, épais seulement de 1 m. 50, et le démolissent petit à petit. La garnison, pourtant, est encore indemne; nullement déprimée, calme et vaillante, elle attend stoïquement que cesse cet infernal orage, prélude de l'assaut qu'elle s'est juré de repousser. Inlassablement d'ailleurs, le général Léman, le commandant Naessens et tous les officiers présents circulent parmi les hommes, trouvant, en ces heures tragiques, les paroles qu'il faut pour maintenir haut et ferme le moral de ces soldats admirables. Ils sont calmes, confiants, sûrs d'eux-mêmes, et tout bonnement sublimes. L'énergie surhumaine du général Léman s'est communiquée à toute la garnison; ce ne sont plus des hommes, mais des blocs d'airain!
Pourtant, par les brèches du mur de masque, des projectiles, à présent, pénètrent dans les locaux du front de gorge, y faisant explosion et lançant des débris de muraille dans toutes les directions. Mais le restant du fort résiste magnifiquement à l'ouragan de fer qui s'abat sur lui.
Profitant, durant la nuit, d'une accalmie dans le bombardement, le commandant fait examiner l'état des coupoles. Les plus grosses n'ont subi aue peu de dégâts; la plupart sont simplement calées par des éclats de fer et de béton qui se sont logés entre la cuirasse et l'avant-cuirasse. Dès que le feu se ralentira, il sera possible d'y remédier. Les petites coupoles à tir rapide sont intactes; aucun projectile ne les a même atteintes. C'est la certitude de repousser l'assaut.
A l'aube, le bombardement reprend avec une nouvelle violence: la garnison reste toujours intacte et stoïque et s'occupe d'éteindre quelques commencements d'incendie dus à des boiseries et literies qui ont pris feu. La confiance la plus admirable ne cesse de régner dans le fort; les hommes prennent leur repas, sans se départir de leur calme; d'autres, vaincus par la fatigue, dorment à poings fermés malgré le vacarme infernal qui les environne. On souffre un peu d'être entassé dans la galerie centrale que la fumée envahit; mais les courages ne faiblissent pas et tous attendent l'heure prochaine de s'élancer à leurs postes de combat, car on prévoit l'assaut pour la nuit.
Et voici que tout à coup se produit l'épouvantable catastrophe! Vers 17 heures, une explosion formidable ébranle le fort jusque dans ses fondements: c'est le magasin à poudres, où sont enfermées les charges de tir, qui a pris feu à la suite, suppose-t-on, d'un incendie brusque et inaperçu. Rien au monde ne pourrait rendre les effets terrifiants de cette explosion qui fit s'écrouler toute la partie centrale du fort, dans un nuage indescriptible de flammes, de fumée, de poussière; c'est une dévastation sans nom, un amoncellement inouï de blocs de béton, de fragments de coupoles, achevant d'écraser dans leur chute la presque totalité de la garnison, déchiquetée déjà par la violence de l'explosion. De cet enchevêtrement fantastique s'échappent, par quelques issues, des torrents de fumée suffocante.
Au tonnerre infernal de l'explosion, a succédé un silence de mort, que seuls interrompent quelques gémissements de blessés. L'artillerie allemande a cessé son tir; de toutes parts accourent des fantassins ennemis; sur leurs visages se lit l'épouvante qui succède aux grandes catastrophes. Ce ne sont plus des soldats acharnés à détruire, mais des hommes accourant au secours d'autres hommes ensevelis sous les ruines fumantes. Avec des précautions infinies, l'ennemi pénètre dans ce qui reste du fort, il ne songe même pas au succès imprévu que la catostrophe lui vaut, mais à dégager des décombres les survivants qui pourraient s'y trouver. Guidés par l'officier qui nous a fait ce récit, et qui, trouvé évanoui, a bientôt repris ses sens, des pionniers et des fantassins allemands dégagent des morts et des blessés. Ils découvrent aussi le général Léman qu'un de ses adjoints et ses ordonnances, miraculeusement échappés à la mort, s'occupent déjà de retirer des débris qui l'ensevelissent. Tous sont méconnaissables; leur visage est noir de fumée, leurs vêtements sont en lambeaux, leurs mains ensanglantées. Le général est placé sur une civière, qu'au-dessus des obstacles amoncelés, on parvient à porter hors du fort, où un médecin prodigue ses soins au glorieux héros qui a perdu connaissance. A peine a-t-il repris ses sens qu'il serre la main des deux officiers belges qui l'accompagnent et leur dit: « C'est fini, on s'est bien défendu! » Un officier allemand s'approche de lui, se découvre bien bas et la voix tremblante d'émotion, prononce ces mots: « Général, ce que vous avez fait est admirable! » Il semble que ces paroles réconfortent un peu l'illustre défenseur de Liège, que peu après une automobile transportait vers une ambulance de la ville.
Entretemps, la recherche des survivants se poursuit dans le fort. S'éclairant au moyen de falots et de lanternes, un groupe d'Allemands s'engage dans une galerie qui a résisté à l'explosion. Du fond du couloir, soudain, quelques coups de feu crépitent. Le petit groupe ennemi assiste alors au spectacle le plus poignant et le plus héroïquement sublime qui se puisse décrire. Une poignée de défenseurs du fort, vingt à trente hommes peut-être, miraculeusement échappés à la catastrophe, ont trouvé là un refuge.
On les distingue à peine à travers l'épais nuage de fumée dont la galerie est envahie. Ils n'ont plus de forme humaine. Noirs de poudre, le visage ensanglanté, couverts de brûlures, les vêtements en lambeaux, les mains crispées sur des tronçons d'armes, la plupart hors d'usage, ces formidables héros, à face de démons, attendent l'ennemi.... Ils ont juré de mourir plutôt que de se rendre; et là, sans chefs, à demi asphyxiés, blessés ou mutilés, ils rassemblent ce qui leur reste de forces pour tenir tête encore; une clameur rauque s'échappe de leurs poitrines haletantes: « Vive le Roi! Vive la Belgique! » La scène est d'une si tragique grandeur que l'adversaire s'arrête, ébloui par tant d'héroïsme et incapable de porter la main sur ces glorieuses loques humaines, qui, l'une après l'autre, s'effondrent sous les effets de l'asphyxie... On se précipite à leur secours et l'on porte hors du fort ces derniers héros d'une résistance sublime.
Cette fois, c'est la fin! Le fort de Loncin, réduit en ruines, s'est tu pour toujours! Des 500 hommes qui composaient sa garnison, 350 au moins sont morts, une centaine sont blessés grièvement, 40 à 50 à peine n'ont que des blessures légères.
Dans le lointain, le canon gronde inlassablement. Ce sont les autres forts qui tiennent toujours; leur grosse voix répète à tous les échos que l'armée belge périra tout entière plutôt que de faillir à son devoir!