de la livrette
'Six Jours de Mobilisation'
Scènes Vécues
par Ch. Léon Melotte
Sous-Lieutenant au bataillon des Chasseurs à pieds de la Garde Civique de Liège.

Liège, 1914

soldats allemands à Liège

 

Préface

Mon cher Mélotte,

Grand merci pour ton envoi des Six jours de mobilisation.

J'ai intensément revécu en lisant ces quelques pages, les heures émouvantes qui se sont écoulées durant les journées inoubliables où ta vaillante compagnie et la mienne ont presque constamment rempli un rôle commun; où l'une et l'autre ont partagé les mêmes sentiments d'ardeur patriotique, les mêmes fatigues, les mêmes dangers, les mêmes émotions, et, pour finir, d'identiques douleurs morales devant l'inutilité, au moins apparente, d'un effort qu'elles eussent voulu plus prolongé et plus fécond.

En écrivant ces quelques lignes tu as fait œuvre utile et méritoire. Leur portée dépasse celle d'une simple évocation, vivante et émue, d'événements formant une partie de l'horrible drame que fut cette défense de Liège dont on a reconnu déjà la grande influence sur le sort ultérieur de la campagne qui se poursuit encore aujourd'hui.

Ton ouvrage met en vraie lumière le rôle, jusqu'ici entièrement ignoré par la population, tenu par le corps des Chasseurs à pied de la Garde-Civique de Liège. Il fait connaître les difficultés, les fatigues et les périls qui furent notre lot.

En les portant à la connaissance du public, quand le moment sera venu, tu le mettras à même d'apprécier les mérites de notre beau corps de volontaires et tu l'inciteras peut-être à se montrer indulgent, vu les circonstances, à l'égard de quelques très rares et fort regrettables défaillances personnelles.

Quant à tous ceux qui, parmi les nôtres, ont fait comme nous leur devoir sans faiblir, dans toute la mesure où il leur a été permis de le remplir, ils y prendront, s'ils ne l'ont déjà, la notion que, malgré tout, leur action ne fut pas vaine, puisqu'elle permit au Gouverneur militaire, de disposer aux endroits les plus périlleux des troupes mieux aguerries de l'armée.

Celles-ci, sans notre collaboration, auraient dû être employées pour les missions, du reste non dépourvues de danger, mais exigeant moins d'entraînement, qui nous ont été dévolues. La question prend une importance spéciale en raison de l'insuffisance numérique générale des forces disponibles.

Je te félicite donc vivement de ton initiative, me permettant toutefois de formuler une réserve, ce que tu pardonneras, j'en suis sûr à ma franchise d'ami et de frère d'armes. Cette réserve, vise l'appréciation, à mon sens un peu sévère, des événements, en ce qui touche le manque de contact avec le commandement supérieur, dont nous avons souffert à la fin de notre trop courte campagne. Elle vise aussi ce que tu as écrit au sujet de l'ordre de rentrer à Liège qui, en nous parvenant le soir du 6 août, nous a tous si profondément surpris et peines.

Pour porter sur ces choses un jugement équitable, il nous faudra un peu de recul historique et connaître l'ensemble des contingences, ce qui nous est impossible aujourd'hui.

Bien cordialement à toi.

A. Wiertz

Sous-Lieutenant à la 2e Compagnie.

Liège, le 5 novembre 1915.

 

soldats allemands à Liège

 

Six jours de Mobilisation

(Scènes vécues)

Samedi 1er Août 1914

Après des journées d'incertitude et d'attente une mesure décisive a été prise cette nuit par le Gouvernement: la mobilisation de l'armée a été décrétée.

Les feuilles qu'on lit dès le matin dépeignent la situation internationale avec les plus grandes appréhensions. Ça chauffe! Attendons stoïquement les événements.

Neuf heures. — Une convocation du Général de Fonnanoir m'arrive. Le bataillon des Chasseurs doit se réunir en tenue de route, à 10 heures, cour du Palais.

Les corps spéciaux de la Garde-civique vont donc être appelés à remplir le rôle de défense patriotique auquel les ont préparés leur instruction militaire, les efforts de leurs chefs et quelques manœuvres en terrain varié.

Déjà la satisfaction de se dévouer à son pays, de collaborer à une grande œuvre commune vous anime et vous console de quitter les vôtres pour un temps indéterminé, mais que l'on pressent de longue durée. Vite, je me mets en tenue.

Neuf heures 45 minutes. — Nouvel ordre. Une feuille m'arrive, plus explicite, portant le mot « Mobilisation » en grands caractères. Elle avise les Chasseurs de ce que, sur l'ordre du Lieutenant-Général Léman, Gouverneur militaire de Liège, ils se réuniront, sacs paquetés, à 1 heure, cour du Palais. Nous voilà fixés, on part! mais où? Qu'importe si nous pouvons nous rendre utiles.

Midi. — Je traverse la ville pour me rendre au lieu de rassemblement du bataillon.

Quelle animation! Quelle effervescence! Devant l'affluence du public, les banques ont fermé leurs portes et ne laissent plus entrer que par groupes d'une dizaine de personnes. C'est déjà la panique du billet que l'on veut monnayer, des fonds dont on désire opérer le retrait.

A tous les coins des rues, des rassemblements se forment. On discute de la situation. Deci-delà des soldats rejoignant leurs corps mettent sur la foule bariolée la note sévère de leurs uniformes. Leur présence fait sentir toute la gravité de l'heure.

On croise aussi des artilleurs de la Garde, qui vont partir pour Engis.

Tout ce va-et-vient militaire, toutes ces forces qui se préparent vous pénètrent de confiance et de patriotique fièreté.

Une heure. — Place St-Lambert. Une sonnerie de clairon éclate. Les Chasseurs pénètrent dans la cour du Palais et les compagnies prennent rapidement leur formation. La suggestion de l'ambiance a opéré. Les hommes témoignent d'une discipline militaire du meilleur aloi. Les galeries de la cour s'emplissent de parents, d'amis, de curieux qui suivent, intéressés, les préparatifs du départ.

Les caisses de munitions sont ouvertes, 35.000 cartouches sont à notre disposition; chaque homme en emportera 120.

Les fourriers remplissent leur rôle sous l'oeil inquiet des mères qui voient dans ces messagères de la mort, distribuées à profusion, la preuve que, cette fois, « c'est sérieux » et qu'un noble devoir attend leurs enfants. A leur tour, les officiers reçoivent leurs cartouches de Browning. Les compagnies reprennent leur alignement: quelques commandements brefs, et l’on part entre deux lignes de curieux d'où viennent des adieux et où les mouchoirs s'agitent. Nous traversons la ville pour nous rendre à la gare de Longdoz. Sur notre passage quelques acclamations retentissent: Vive l'Armée!! A la gare, un train spécial nous attend. A nouveau le clairon sonne. En quelques instants et selon le rite réglementaire, l'embarquement se fait et le convoi s'ébranle. Les Chasseurs ont quitté Liège. Ils vont garder les ponts de Huy, Ombret, Hermalle-s/Huy et contribuer ainsi à couvrir la mobilisation qui s'achève.

Dans les wagons, on parle peu. L'âme du soldat-citoyen se révèle et le cœur bat plus vite. Chacun songe à ceux qu'il laisse derrière lui, à la famille sans chef et qu'on reverra quand? La reverra-t-on même? Ces visions déclanchent le besoin de s'étourdir, les langues se délient, on blague, on s'entretient de la tâche qui nous est confiée et dont on est fier, et les volontés de bien faire s'exaltent encore.

Hermalle-sous-Huy! — Nous débarquons, car la 1re compagnie est arrivée à destination. La 2me compagnie continue jusqu'à Ombret, les 3me et 4me jusqu'à Huy, où elles séjourneront avec l'Etat-major.

Clairons en tête, nous traversons le village jusqu'au passage à niveau de « La Mallieue », où la compagnie fait halte et forme les faisceaux. Nous attendons le Bourgmestre qui, assisté de notre Commandant, va pourvoir au cantonnement des hommes. Sous le soleil qui poudroie les routes, les visites domiciliaires s'effectuent. Bientôt tout est terminé.

Les hommes prendront leur ordinaire chez les particuliers; ils coucheront par peloton dans des locaux réquisitionnés.

Seuls les officiers logeront séparément chez l'habitant. Les troupes de réserves cantonneront place de la Gare. La fraction de service (1er peloton) s'abritera à son poste. Une fourragère arrive au pas lent de ses chevaux campagnards. La paille réquisitionnée est jetée en tas dans les dortoirs improvisés. Les hommes se ruent sur les bottes bruissantes d'où s'exhale un parfum champêtre (après demain il en sera tout autrement, et chacun fait son lit parmi les lazzis et les rires. La bonne humeur, loin de se perdre, augmente.

Les consignes sont données. Chaque service est de 24 heures, sans interruption:

1er peloton de garde au pont; 2me peloton de piquet à la gare; 3me peloton en repos.

Je commande ce dernier et n'ai donc aucune mission pour l'instant. Défense est faite aux hommes de réserve de s'éloigner du cantonnement.

Le remue-ménage a attiré la marmaille du village, qui contemple d'un oeil étonné, tous ces militaires qui s'abattent chez eux. Sur le seuil des portes, les gens causent et toujours dans leurs conversations revient ce « leit-motiv »: — C’est la guerre!!

Pour me distraire, je visite les différents postes.

La chambre du Commandant, située au ier étage d'une auberge fait l'angle avec la place de la Gare et la grand'route. De ses fenêtres il a « l'œil » sur ses hommes, répartis sur un kilomètre tout au plus. Au rez-de-chaussée, dans la salle du cabaret, entre la cabine téléphonique et le billard, une table de bois blanc, débarrassée en hâte, supporte à présent les papiers et les rapports, et déjà le sergent-major et le fourrier travaillent la pipe à la bouche comme de vieux troupiers rompus au service.

Je traverse la place et j'entre à la gare. Le piquet s'y trouve avec son officier. La chambrée à été bientôt faite. Les bottes de paille dénouées ont inondé la salle d'attente. Elles montent du sol jusqu'aux banquettes qu'elles submergent et, par la porte, débordent sur le quai de la gare.

Cela forme un vaste nid, où les hommes sont couchés pêle-mêle. Ils sont 26 dans cette chambre de quelques mètres carrés, couchés en uniforme, capote au corps par cette chaleur du mois d'août. Les fenêtres, larges ouvertes sur la place, donnent un peu d'air à cette étuve et permettent aux gosses de venir voir l'énorme lit des « binamés sodârts », car déjà c'est ainsi que nous nomment les bonnes femmes de l'endroit.

Sur le quai, l'officier de service s'entretient avec le chef de gare, homme fort aimable et empressé, tandis qu à l'extérieur, sur la place, la sentinelle, larme au pied, baïonnette au canon, a pris sa faction de deux heures.

Je vais en face, visiter mon peloton. Ici, décor tout à fait rural, atmosphère paisible et douce, contrastant avec le bruit des trains et le mouvement des voyageurs animant le tableau que je quitte.

Derrière l'auberge, on accède par quelques marches creusées dans la terre battue à un local construit en arrière-bâtiment. C'est la salle des fêtes de tout village qui se respecte, avec son estrade, sa petite scène et son buffet.

Tout cela d'une rusticité propre et reposante.

Là aussi une épaisse couche de paille recouvre le plancher. Les couchettes sont faites, quelques-unes même sont occupées déjà.

Un sergent a découvert une brouette. Il l'a hissée sur la scène, bourrée de foin et, de ce lit improvisé, il domine la chambrée.

Mais voici la cabaretière, bonne paysanne d'une cinquantaine d'années. Elle apporte de l'eau, du café, même des cigarettes. Je la remercie de ses attentions pour mes hommes.

— « Ah! Monsieur! moi aussi, voyez-vous, j'ai mon fils parti! Il est soldat à Termonde. Je souhaite de tout mon cœur qu'on fasse pour lui ce que je fais pour ceux-ci ». Et du coin de son tablier, elle essuie une larme perlant à sa paupière.

Un mot d'encouragement à cette brave femme, et j'abandonne mon peloton à ses soins dévoués.

Quelques minutes de marche sur la grand'route et j'arrive au corps-de garde, installé face au pont qu'il a mission de surveiller.

Quelle masure! Quel délabrement! Il fallait aller vite; on a occupé le premier bâtiment sous la main. Parmi les marches branlantes, les murs lézardés, les plafonds croulants, où d'énormes araignées courent, les hommes ont jeté leur paille. On entrera la-dedans que s’il pleut; l'odeur est trop infecte. Cela sent la moisissure, le fumier et les rats dérangés fuient de tous côtés.

Pour l'instant, une planche et deux pavés ont constitué un banc sur la route, et, derrière la ligne des faisceaux on fume sa pipe au soleil couchant.

Quelques pas séparent la troupe de la voie ferrée, traversée d'un passage à niveau, au-delà duquel le pont, long de deux cents mètres environ, franchit la Meuse enserrée entre ses rives gazonnées.

Sur chaque berge et de cent mètres en cent mètres jusqu'au corps de garde, les sentinelles sont à leur poste. Derrière le fleuve s'étendent des prairies et de vastes champs de blé où cependant quelques sapinières jettent leur tache sombre. Plus loin encore, un château encadré dans la verdure. Dans ce décor, la garde passera la nuit à la belle étoile; c'est une chambrée superbe et très hygiénique, à moins qu'il pleuve.. Je regagne mon logement et ma chambre, dont les fenêtres s'ouvrent au 1er étage sur la route poudreuse et d'où j'aperçois tout le paysage que je viens de quitter.

Décidément le destin m'a conduit chez de braves gens. Un coup d'œil jeté autour de moi atteste bien des changements depuis l'instant où j'ai pénétré dans cette pièce en compagnie du Bourgmestre qui tantôt m'installait.

Dans chaque pièce de la maison on a prélevé le meilleur meuble ou le plus bel objet, et tout cela orne à présent la « chambre de l'officier »! ! On frappe à ma porte: c'est mon hôtesse.

— « Si Monsieur l'Officier veut bien descendre, son souper est servi ». Je suis Madame G.., qui me conduit à la salle à manger. La table est dressée. Une nappe d'une blancheur immaculée et sortie de l'armoire pour cette circonstance la couvre de ses plis empesés.

On apporte mon repas, on s'enquiert de mes désirs, puis la porte se referme et je reste seul dans cette chambre familiale où je médite sur l'hospitalité campagnarde et wallonne dont j'éprouve la franche cordialité.

Il est près de 10 heures lorsque je me décide à faire une dernière apparition place de la Gare.

Lorsque j'y arrive les clairons sonnent la retraite parmi les habitants et les Chasseurs assemblés.

Les groupes aussitôt se dispersent et les hommes regagnent leur dortoir.

— « J'ai l'intention de faire une ronde, voulez-vous m'accompagner? me demande le commandant. J'accepte et quelques instants après nous traversons le village endormi.

Le ciel constellé nous enveloppe d'une nuit bleue, piquée ça et là des lumières d'une chaumière encore éclairée. La lune projette autour de nous des ombres gigantesques. Le pont que nous traversons dessine dans l'obscurité sa courbe légère au-dessus de l'eau. Celle-ci, sous les rayons lunaires, semble une immense coulée d'argent. Dans cette solitude, les sentinelles sont alertes à leur poste et nous les saluons d'un mot bienveillant.

Après une demi-heure de marche à travers champs nous arrivons à une agglomération de quelques maisons. La porte d'un cabaret est ouverte. Dans l'acre fumée des pipes, les hommes discutent.

Nous entrons. A la vue des uniformes toute conversation cesse. On tâche de comprendre ce que nous disons entre nous.

Une chope de bière pour rafraîchir nos gosiers desséchés, et nous repartons. Après maints détours encore à travers la campagne, nous revenons au corps de garde.

Rien d'anormal, nous pouvons nous coucher.

Il est minuit lorsque je m'étends sur mon lit.

Impossible de dormir, mille pensées m'assiègent.

Que de changements depuis hier! Quelle vie différente! Le civil s'est mué en militaire; me voilà en campagne. Par ma fenêtre ouverte, différents bruits me parviennent et contribuent à me tenir éveillé. Le passage des trains sur la ligne du Nord, le fracas des aiguilles et des disques qui se ferment au passage de l'express de Paris, l'appel des sentinelles qu'on relève; la voix du sous officier dont la sonorité se décuple dans la nuit sereine; la chanson d'un « cri-cri » dans un buisson voisin, tout cela me berce sans m'endormir et je demeure dans une torpeur consciente.

 

Dimanche 2 Août

Cinq heures du matin. — Le soleil incendie ma chambre.

Je m'habille et descends sur la route.

Une visite s'impose aux frères d'armes qui ont veillé; me voila au corps de garde.

La fraîcheur de l'aube a forcé les hommes à gagner la masure. Surmontant leur dégoût, ils se sont étendus sur la paille de l'infecte taudis, dans un désordre ou bras et jambes s'entremêlent. Au milieu d'eux, leur officier sommeille, la tête serrée dans un mouchoir pour se garer des insectes de toutes espèces qui jonchent le sol. A ma vue, c'est un concert de récriminations.

— « C'est honteux, lieutenant! Nous allons réclamer! Le garde-champêtre nous a appris que cette cambuse a été évacuée par mesure d'hygiène. »

Certains sont furieux, d'autres rient. On me raconte les incidents de la nuit. Entre autres, les chasses aux rats, lesquels maintenant perchent au faîte du toit, d'où ils narguent leurs nemrods. Il paraît que le chasseur M..., ayant aperçu au plafond une araignée grosse deux fois comme un hanneton, a jugé ce gibier digne d'une cartouche.

Dans sa rage, il a failli tirer, mais ses ses camarades sont intervenus et l'en ont empoché.

— Heureusement, lieutenant, que la nuit prochaine nous cédons la place à d'autres.

Et sur ces mots, quelques chasseurs, que la vermine harcèle, vont se baigner au fleuve tout proche. Je fais ma visite au commandant.

Les clairons ont sonné le réveil. Les ordres de l'Etat-Major sont arrivés de Liège.

Par téléphone et à l'aide d'estafettes militaires, nous restons en communication constante avec le général Léman.

Les heures passent. On attend les événements.

L'auto du bataillon continue à faire la navette entre Liège et Huy.

Cette limousine, obligeamment prêtée par le sergent M.., qui la pilote, est assaillie à chaque apparition.

— Que se passe-t-il à Liège?

— Avez-vous des journaux?

On s'arrache les feuilles; on lit dans tous les coins.

L'Allemagne a déclaré la guerre à la Russie!

Elle a envahi le Luxembourg!

Ça se gâte de plus en plus. Le feu couve, la déflagration est proche.

Et pendant que les événements se bousculent, faisant de ce dimanche une date historique, un bateau de plaisance remonte la Meuse vers Huy, emportant des excursionnistes aux flonflons d'un orchestre installé à bord…

Insoucience humaine, éternel contraste!

Quelques chasseurs ont reçu une visite. C'est une épouse, une mère, un parent, qui ont voulu apporter la douceur de leur présence en cette journée dominicale et remettre quelque objet oublié dans la hâte du départ.

Et dire que l'on n'est séparé que depuis la veille!

Deux heures. — Un train s'arrête. Sur l'ordre de la Compagnie du Nord, il va remettre nos couleurs nationales à chaque station de la ligne.

Quelques instants après, le drapeau, acclamé par les Chasseurs, flotte allègrement au faîte de la gare.

Quatres heures..— Fâcheuse nouvelle! Les communications avec Liège sont interrompues. Le trafic des trains est suspendu.

Parmi les familles venues en visite, c'est une désolation, une débandade, un désarroi: les dames s'inquiètent... Comment rentrer à Liège? On se concerte et bientôt après, un camion, transformé en char-à-bancs, emporte vers Flémalle, où ils réjoindront le tramway de Liège, les parents que l'incident a rendus plus moroses encore.

Six heures. — Je monte de piquet à la gare. Le 2e peleton, que nous remplaçons, prend son service au pont.

A la suite de démarches effectuées dans la journée, le poste d'alarme est reporté aux Laminoirs d'Engis, usine de Flône.

On a abandonné la masure inhabitable.

La garde descendante est au repos.

Une chaleur étouffante règne dans la gare.

La couchette de fortune aménagée la veille dégage déjà d'acres relents.

Quelques hommes préfèrent les bancs du quai à ce lit plus moelleux mais trop odoriférant.

Les trains passent et les voyageurs, aux portières, se désignent du doigt les « soldats » dans la paille. Ils s'étonnent de voir la gare militairement gardée!

A certains moments, le personnel étant occupé ailleurs, ce sont les Chasseurs qui obligeamment ouvrent et ferment les portières du convoi.

La nuit tombe. J'arpente le quai de la gare en compagnie d'un sergent. Le récepteur télégraphique fonctionne à tout instant. Ordres militaires chiffrés, télégrammes d'Etat; le martèlement du manipulateur enregistre sans arrêt.

Minuit. — Le chef de gare s'approche du banc où je grille des cigarettes.

— « On m'annonce un train spécial. Il est probable que l'ambassadeur d'Allemagne quitte Paris. » Quelques instants après, coup de téléphone; le « spécial » né passera pas... mais la voie doit rester libre!

Une demi-heure s'écoule; soudain un rapide déchire la nuit. Ce train n'est pas à l'horaire.

II passe devant nous comme un bolide, mais nous avons eu le temps d'apercevoir un « sleeping » brillamment éclairé.

— « C'est l'ambassadeur! — me souffle le chef — le contre-ordre était une mesure diplomatique. C'est donc la guerre franco-allemande! Nous en constatons les premiers indices. »

Une heure. — La gare s'éteint, le personnel va prendre un repos bien mérité; seuls les Chasseurs veillent.

— « Halte-là! Qui vive!! »

La sentinelle arrête un homme qui, après s'être fait reconnaître, vient à moi.

— « Lieutenant, on vous demande au téléphone des fours à chaux ». Je pars avec un caporal et le messager qui nous conduit.

Sur les routes d'un noir d'encre, notre lanterne jette devant nous un pâle rayon qui nous guide.

Des cheminées se profilent daus la nuit, des ravins, quelques bâtiments, nous sommes aux « Fours à chaux ».

A l'appareil, le commandant de la 2e compagnie, cantonnée à Ombret, m'annonce que mon poste n'est plus relié par fil direct avec Liège.

Il y a un accident sur la ligne.

Je dois user de la communication des « Fours à chaux » qui me donnera Huy comme intermédiaire.

J'établis aussitôt une sentinelle double à l'appareil; on m'avisera en cas de besoin.

Je reviens à la gare. Sur la porte, un bruit régulier, aux modulations rauques, m'arrête.

Cela vient de l'autre côté de la place à 30 mètres de moi.

Je prête l'oreille. Dans le dortoir de la salle de danse, la garde descendante ronfle en chœur. C'est le grondement de la machine humaine dans la détente de tous ses nerfs.

Vingt-quatre heures de service!! Les soldats-citoyens n'ont pas encore l'habitude.

L'aube se lève; sa fraîcheur fouette nos paupières lourdes.

Le village s'éveille, soyons coquets! On fait sa toilette à la pompe du garde- barrière!!....

 

Lundi 3 Août

On commence à s'acclimater, nous frayons de plus en plus avec les naturels de l'endroit.

De temps à autre, l'auto des Chasseurs continue à nous apparaître, roulant sans cesse pour les besoins du service et reliant les quatre compagnies.

Le caporal Maréchal, qui la pilote depuis quarante-huit heures, a les mains couvertes d'ampoules; son frère doit le remplacer au volant.

Sur la route, aux seuils des cabarets, les hommes de réserve causent en fumant.

L'inactivité pèse à ces laborieux, l'attente les énerve, et toujours les journaux qui nous arrivent maintiennent l'anxiété au sujet du conflit européen.

La veille, à sept heures du soir, l'Allemagne a envoyé un ultimatum à la Belgique!

Nous voilà donc mêlés à la guerre qui se déchaîne sur l'Europe!

L'Union fait la force! Petits Belges, serrez les rangs!!

Les Chasseurs discutent sur les événements. Ils sentent que l'heure est proche où nous entrerons en ligne aux côtés de notre grande sœur, l'Armée!!

Le moral reste excellent, l'esprit frondeur et sceptique de quelques-uns se heurte au caractère primesautier de la compagnie.

Cinq heures. — Une alerte! Une estafette motocyliste nous arrive d'Ombret à toute vitesse.

— « Observez strictement les consignes. Tenez-vous prêts; il paraît qu'il se prépare du grabuge pour cette nuit! »

Et le chasseur D..., qui nous paraît de tempérament fort impressionnable et vite alarmé, remonte sur sa machine pour retourner vers sa compagnie.

Bientôt, il a disparu dans un nuage de poussière et nous demeurons calmes et dans l’ expectative.

Six heures. — Je quitte mon poste de piquet et monte de garde avec mes hommes, dont le pas cadencé résonne allègrement sur la route. Le changement de service leur plaît, il offre l'attrait du nouveau.

Nous arrivons au pont! Le détachement s'arrête; je fais charger les armes et mon caporal de poste va placer ses sentinelles. Le mot d'ordre s'échange, puis le peloton du lieutenant Jamar, que je remplace, rentre au cantonnement.

Avec la troupe disponible, je pénètre à l'usine de Flône, le nouveau corps de garde.

Une grille s'ouvre sur la cour entourée de bâtiments. Ceux de gauche constituent une suite de bureaux; de la paille jonche le sol de plusieurs petites salles.

Répartis par groupes selon l'heure de service, les homme sommeilleront là attendant leur tour de faction.

De l'autre côté, après avoir suivi une sorte de couloir, on accède à trois pièces où sont aménagés des lits de camp dont les sous-officiers et moi-même, nous pourrons disposer.

A l'extérieur, devant la grille, j'installe une sentinelle.

L'obscurité tombe, des autos, des carrioles passent, qu'il nous faut visiter.

On casse une croûte agrémentée de bière que nous offre le concierge.

Dans la nuit close, quelques lampes électriques éclairent faiblement la cour où nous passons comme des ombres.

La lanterne sourde de l'homme de garde sur la route met à ses pieds un cercle lumineux.

De deux heures en deux heures, on procède à la relève des sentinelles du pont.

Huit hommes s'échelonnent depuis l'autre rive jusqu'à nous.

La lune, qui miroite sur leurs shakos cirés, repère distinctement leur ligne.

Une pluie chaude se met à tomber, son bruissement mélancolique sur les feuilles, dans ce calme nocturne, vous incite à la rêverie, et l'on suit ses pensées loin, bien loin, les yeux fixés au sol, d'où monte une vapeur d'étuve.

Le sergent m'appelle; la sentinelle devant l'usine vient d'arrêter un homme.

Celui-ci a lente de passer inaperçu en se jetant dans le fossé qui borde le chemin.

Arrêté, il n'a fait aucune résistance.

J'interroge l'individu supect; c'est un Allemand!

Il me répond dans sa langue et j'apprends que, mobilisé, il arrive à pied de Namur et va rejoindre son corps à Aix-la-Chapelle en passant par Liège.

Pendant que j'examine ses papiers, ses yeux scrutent attentivement les environs. Il regarde tout et la crainte dont son attitude témoigne, ne dénote pas une conscience tranquille. Tout cela me paraît très louche.

Je fouille cet homme et le confie à un caporal, qui va le conduire au poste d'examen où le commandant statuera sur son cas. Lorsqu'ils partent côte à côte, l'Allemand a un regard sournois pour la baïonnette luisant au « Mauser » de son gardien.

Ce coup d'œil en dit long sur ses pensées mauvaises. Heureusement, le caporal n'est pas homme à se laisser surprendre.

Minuit. — Accompagné de deux hommes, je vais faire une ronde.

Nous traversons le pont et nous engageons dans la campagne. C'est le calme plat. La pluie a cessé, nous marchons sous les étoiles.

Parfois, nos pas provoquent, dans une ferme, l'aboiement d'un chien auquel d'autres répondent.

Des petits bois où nous pénétrons, avec des alternatives d'ombre et de pâles clartés, nous enveloppent d'une paix profonde.

Nous revenons au poste, après une heure de marche, sans avoir rencontré âme qui vive, sinon les sentinelles.

Les heures s'écoulent. Devant nous, sur la voie ferrée, des trains passent. Aucune lumière dans les wagons, où des ombres se meuvent.

Par les portières, des mains s'agitent en silence et nous saluent au passage. ... Ce sont des soldats!

Quatre ou cinq convois se suivent ainsi, emportant secrètement des troupes vers les points menacés du pays.

L'aurore monte à l'horizon; je rédige mon rapport de nuit au commandant.

Quatre heures. — Un clair soleil nous inonde! Pourquoi cette lumière, tombée sur la terre, nous emplit-elle si fort du bonheur de vivre? Est-ce parce que nous pressentons un danger prochain?

Le ciel est tout bleu, la campagne toute verte, les maisons toutes blanches. Notre fatigue s'est dissipée. Qu'on nous donne n'importe quelle tâche, nous sommes prêts à l'accomplir!!

 

Mardi 4 Août

Cinq heures du matin. — Un officier d'artillerie se présente au corps de garde.

Il vient m'annoncer que nous allons être relevés par l'armée.

Pendant quelques instants, nous nous entretenons très cordialement et soudain, précédé d'un peloton cycliste, le « 1er Chasseur » débouche sur la route. Il passe le pont et sa colonne s'enfonce dans les bois, sur l'autre rive, longtemps suivie par nos regards amis.

A six heures, on m'avise de porter mon peloton sur la place de la Gare, où la compagnie va se former. Le clairon sonne le rassemblement et nous partons. En chemin, le facteur me confie une volumineuse correspondance arrivée à l'adresse des Chasseurs. Tout à l'heure, je remettrai ces nouvelles si chères des foyers abandonnés.

Vis-à-vis de la station, la compagnie, en ligne déployée, forme les faisceaux.

L'ordre est venu de regagner Liège et de nous rendre à la Citadelle.

A huit heures, nous montons en wagon. Adieu, coins inoubliables, où nous laissons un peu de nous-mêmes.

Dans notre train se trouve également la 2e compagnie, embarquée à Ombret et qui rentre avec les mêmes ordres que nous.

A mesure que nous approchons, nous voyons par les portières des équipes d'ouvriers occupés à creuser des tranchées à proximité des usines.

Deci delà, dans la prairie, on a parqué le bétail réquisitionné.

Liège-Guillemins. — Dans la gare, c'est un brouhaha assourdissant. Des trains arrivent, partent, traversent. Le sifflet des locomotives déchire l'air. Les quais s'encombrent de voyageurs, profitant des rares trains qui demeurent à leur disposition. Nous traversons cette foule et débouchons sur la place.

La même intensité de mouvement y règne.

La pénurie des véhicules se fait déjà sentir.

Des locomobiles sont utilisées comme moyen de transport.

Nos deux compagnies se reforment en colonne et, clairons en tête, nous nous mettons en marche.

Nous éprouvons un plaisir intense à revoir la ville, soucieux de connaître ce qui se passe chez nous.

Par les boulevards, nous gagnons le centre.

Au Pont d'Avroy, rue Cathédrale, rue de l'Université, c'est la pleine effervescence, l'activité fiévreuse, le bouleversement de la mobilisation.

Nous gravissons la Haute-Sauvenière. Rue de Bruxelles, notre colonne est arrêtée par un convoi de bétail et de fourrages réquisitionnés.

Les bestiaux passent par centaines, les chariots se succèdent en une immense file ininterrompue. Le défilé dure un gros quart d'heure; quinze, vingt cortèges passeront ainsi dans la journée.

Au pied de la Montagne Ste-Walburge, nous faisons halte.

Sous le soleil qui darde ses rayons, les hommes, sac au dos, sueut dans leur lourde capote.

A peine notre troupe s'est-elle arrêtée que des portes s'ouvrent.

Les habitants sortent, viennent vers nous, apportent des fruits, de la bière, des cigares.

On nous offre d'entrer, de nous reposer un brin. C'est la démonstration spontanée de la reconnaissante sollicitude du peuple pour les défenseurs du pays.

Gestes touchants qui nous émeuvent, qui nous grandissent à nos propres yeux.

Nous arrivons à la Citadelle. Parmi le va-et-vient des troupes de toutes armes, nous franchissons le pont-levis et pénétrons dans la cour, où se trouvent déjà les Chasseurs à pied de Verviers, sous les ordres du commandant Flechet.

Pendant quelques instants, nous demeurons en ligne au milieu du vaste quadrilatère où grouillent les soldats.

Bientôt, contre toute attente, on nous licencie jusqu'au lendemain matin.

Il parait que la cuisine, non prévenue de notre arrivée ne peut fournir notre ordinaire.

La nouvelle est plutôt déconcertante, elle fait l'objet des commentaires des Chasseurs, dont les rangs disloqués s'éparpillent dans les rues.

C'était bien la peine de nous faire grimper là par cette chaleur!!

Il est près de midi quand on rentre chez soi.

Je viens à peine de m'étendre sur mon lit lorsqu'à deux heures, je reçois l'ordre de me rendre tout de suite à la Citadelle.

Nous avons été licenciés par erreur et nos compagnies doivent immédiatement se reformer.

Lorsque je pénètre dans la caserne, peu de chasseurs s'y trouvent. Petit à petit pourtant ils arrivent et se groupent aussitôt.

Ceux qui habitent aux extrémités de la ville ou dans les communes environnantes ne sont peut-être pas encore avisés.

Pour hâter la reconstitution de notre compagnie, le chasseur Vandenschilde se dévoue et se rend en motocyclette au domicile de ses camarades.

Cetle mesure amène un prompt effet. Une heure après nous sommes tous au complet.

Bientôt on prend ses quartiers. Nous allons occuper, concurremment avec l'infanterie de la Garde de Verviers, qui vient de nous rejoindre, les dortoirs des troupes parties en campagne.

C'est tout là-haut, au 4e étage d'un bâtiment donnant sur la cour.

On grimpe et les dortoirs s'organisent. Une chambrée par peloton. Deci-delà on va chercher quelques lits manquants.

Un quart d'heure de remue-ménage, et nous voilà installés.

Dans la chambre, assez vaste, trente couchettes s'alignent le long des murs; au centre de la pièce un râtelier supporte les armes placées dans l'ordre des lits.

Aucun service pour l'instant, mais il faut nous tenir prêts à tout appel de clairon.

Nous redescendons dans la cour. Nous voilà côte à côte avec l'armée, nous allons connaître la vie de caserne.

Nos yeux inaccoutumés, s'emplissent de visions nouvelles.

Quelle intensité de mouvement! Quelle chose inoubliable que cette organisation de la défense!!

A la porte, près du pont-levis, le génie élève l'antenne d'un poste de télégraphie sans fil, pendant qu'à côté passent les canons et les lourds mortiers qui vont interdire l'approche des glacis.

Dans l'enceinte même, le spectacle est plus curieux encore.

De tous les bâtiments surgissent des soldats. Des artilleurs portent sur leur épaules de pesantes caisses de munitions qu'ils vont placer auprès des pièces braquées sur l'horizon.

Au magasin d'habillement, les réservistes revêtent en hâte les uniformes jetés en tas sur le sol.

De la cuisine sortent des hommes emportant des marmites fumantes qu'ils vont déposer parmi les troupes.

Ici, des volontaires s'organisent en groupe, prêts à partir pour Malines où ils seront équipés. On acclame vigoureusement ces vaillants patriotes.

Là, des compagnies formées sur pied de guerre passent au magasin des cartouches. Dans quelques instants, ces braves vont entrer en campagne.

Des trains d'artillerie s'ébranlent au pas de leurs vigoureux chevaux ardennais, pendant que de fréquentes sonneries de clairons ou de trompettes, éclatent sur ce martial tableau.

A la cantine, officiers et soldats se confondent. C'est un tohu-bohu assourdissant. Ceux qui vont partir dans quelques instants harcèlent la cantinière. On veut manger un morceau, n'importe quoi, sur le coin d'une table parmi les piles de vaisselle utilisée qui branlent sous les chocs de la bousculade.

ll est six heures quand, tout à coup, des cris s'élèvent dans la cour.

— Un aéroplane allemand!!

Animés d'une rage impuissante nous suivons des yeux le premier « Taube » qui survole Liège. Il passe à cinq cents mètres au-dessus de nos têtes. Sous ses ailes, ses trèfles distinctifs semblent nous narguer.

Deux heures après, le bruit court que l'appareil, pris sous le feu du fort de Barchon, a été détruit.

Dans tous les coins, la troupe colporte des nouvelles. L'Angletterre a envoyé à l'Allemagne un ultimatum demandant l'assurance que la neutralité belge sera respectée.

Une reconnaissance allemande a été repoussée à Visé par le 12e de ligne !

C'est le premier engagement sur notre sol violé!

A la suite de cet envahissement de territoire, l'état de siège est proclamé dans l'enceinte de la position fortifiée.

Allons! Le sort en est jeté! C'est la guerre!!

Relevons fièrement la tête; montrons-nous dignes de nos aïeux; nous avons â défendre une juste cause!

Les corps des volontaires vont assister l'armée. Leur courage, leur inlassable bonne volonté suppléeront à l'entraînement professionnel qu'on ne leur a point suffisamment donné.

Mêlés aux soldats, nous avons pleine confiance dans l'effort commun auquel nous allons avoir l'honneur de participer!.........

Le heurt accidentel d'une baïonnette m'oblige à changer de tunique. Celle que je porte est déchirée. L'auto qui me ramène chez moi croise, rue de Bruxelles, un convoi d'artillerie. II passe au trot dans le vacarme assourdissant de ses roues, sur le pavé sonore.

Des mouchoirs s'agitent, des cris retentissent:

— Vive l'Armée!!

L'enthousiasme est délirant devant ces canons, emblèmes de la défense. De toutes parts, on acclame la troupe dans les rues encombrées.

Sur les murs, une affiche, encore humide, est apposée:

 

PROCLAMATION
Aux habitants du Pays de Liège.
La grande Allemagne envahit notre territoire après un ultimatum qui constitue un outrage.
La petite Belgique a relevé fièrement le gant. L'Armée va faire son devoir.
La population de Liège accomplira le sien. Aussi ne cessera-t-elle de donner l'exemple du calme et du respect aux lois. Son ardent patriotisme en répond. Vive le Roi, Commandant en chef de l'Armée! Vive la Belgique!!
Le Lieutenant-Général
Gouverneur Militaire de Liège,
LEMAN

 

Toutes ces visions guerrières, vous exaltent, vous enivrent.

Infime parcelle de la défense de la Patrie, on est fier d'exister, de pouvoir se dévouer à son culte.

Lorsque je rentre à la Citadelle, les Chasseurs ont envahi la cuisine où, devant les fourneaux qui ronflent, près des chaudières bouillantes, les fourriers leur distribuent de la soupe, du café, de la « plata », aliment nouveau pour eux et avec lequel ils vont faire connaissance.

Il règne là une chaleur étouffante à laquelle on a hâte de se soustraire.

La nuit tombe, pendant qu'au Conseil de défense les officiers délibèrent.

Dix heures. — Je visite les remparts.

Sur l'herbe des talus des soldats sont étendus. Ils causent à voix basse et leurs regards exercés scrutent au loin l'emplacement des forts, cherchant un indice de l'approche des Allemands!

A nos côtés, dans les bastions, les canonniers sont à leurs pièces, prêts à faire feu.

L'armée veille sur Liège endormie, qui s'étale à nos yeux. Dans la nuit, les réverbères allumés soulignent les rues et les ponts de leurs cordons de lumières. Et mes yeux considèrent dans la nuit les milliers de maisons à nos pieds, où s'abrite le repos de la laborieuse cité pendant que l'ennemi à nos portes prépare la plus injuste des attaques....

A onze heures, je gagne la chambrée de mon peloton. Quelques Chasseurs, assis sur leur lit, échangent des impressions railleuses, dont notre nouvelle existence fait l'objet.

Les loustics s'en donnent à cœur joie, au grand dam des grincheux dont ils troublent le sommeil. Collée au râtelier des armes, une maigre chandelle jette ses dernières lueurs, projetant des ombres grotesques sur les murs blanchis.

Le silence se fait.

Par les fenêtres, larges ouvertes, la lune jette ses pâles rayons sur les couchettes où nous sommeillons tout bottés.

 

Mercredi 5 Août

Cinq heures du matin. — Des sonneries de clairon, résonnant dans la cour ensoleillée, nous réveillent.

Chacun se redresse, étire sa tunique fripée, enlève la poussière de ses chaussures, et l'on descend. Les pompes sont prises d'assaut, on se livre à des ablutions prolongées qui dissiperont sur nos visages les traces d'un sommeil court et agité. Je retourne aux remparts.

Comme hier, ils sont peuplés de soldats, les yeux fixés sur l'horizon.

Auprès de leurs canons, les artilleurs sont toujours en faction, pendant que, dans la cour, des sous-officiers font faire l'exercice à des peletons nouvellement formés. On dérouille les réservistes. De-ci de-là, quelques lecteurs de journaux sont entourés.

La veille, à onze heures du soir, l'Angleterre a déclaré la guerre à l'Allemagne.

Cette nouvelle est colportée avec enthousiasme; on acclame la nation qui se dresse à nos côtés. Des troupes partent sans cesse vers le front menacé.

Sous le soleil qui darde ses rayons, la cour de la caserne présente l'activité d'une fourmilière. Un fourgon vient d'arriver; c'est le ravitaillement des Chasseurs!

Les fourriers grimpent dans la voiture, et la distribution commence.

Chaque homme reçoit un pain — le « petit gris » — et sept morceaux de sucre. A part la soupe, cela doit constituer désormais notre ration quotidienne.

Le sergent-major procède à l'appel.

La compagnie est aussitôt formée et notre commandant nous conduit vers nos positions éventuelles de combat.

Nous-traversons les casemates, où s'ouvrent les portes de la poudrière, encombrées de tonneaux d'essence et de matières inflammables.

Sur de lourdes tables, des artilleurs chargent des obus dont ils vérifient soigneusement les fusées.

Ce travail s'exécute sans un mot, dans le profond silence de ce souterrain, dont les voûtes répercutent le bruit sourd de nos pas.

Nous débouchons sur un coin des remparts qu'entourent de larges fossés.

Nous enjambons des arbres abattus, pour dégager le champ de tir. Nous voilà sur l'emplacement à occuper.

Une courte théorie, suivie d'un coup de sifflet du commandant, et les hommes se déploient en tirailleurs.

A genou dans l'herbe, derrière le parapet, ils forment la ligne de feu.

Deux ou trois fois, ce mouvement s'exécute avec une grande rapidité; après quoi, certains d'être prêts en cas d'alerte, nous rompons les rangs.

On regagne les dortoirs.

Assis sur leurs lits, les Chasseurs déjeunent de pain sec. Ce frugal repas est vite expédié et l'on se met aux fenêtres, d'où les regards plongent sur la cour dont le spectacle vous attire. Soudain, dans le ciel bleu surgissent simultanément deux biplans.

Ils évoluent dans l'espace, puis disparaissent vers la frontière.

Les aviateurs belges vont barrer les routes de l'air!

La nouvelle arme est entrée en ligne, nous apportant son héroïque appui!!

Dix heures. — Nos clairons sonnent le rassemblement et aussitôt, dans les chambrées, c'est le branle-bas général.

Ordre vient d'arriver aux Chasseurs de se rendre immédiatement au fort d'Embourg. Nous allons au feu !.

Dans la hâte fébrile de ce départ inopiné, des commandements retentissent:

— « Sac au dos! »

— « A vos rangs! »

Bientôt notre colonne se met en marche et nous descendons vers la ville.

Les hommes, pleins d'ardeur, chantent la « Brabançonne », le « Valeureux Liégeois » ou le « Chant des Wallons ».

Place Saint-Lambert, nous faisons halte, entre une double haie de curieux qui nous interrogent.

— « Où allez-vous? »

— « Que se passe-t-il? »

Des parents, avertis déjà, se sont postés sur notre route. On échange des poignées de main, de furtives embrassades.

Quelques instants d'attente, puis nos compagnies s'entassent dans les voitures de la Compagnie de tramways Est-Ouest, mises à notre disposition et aux trolleys desquelles flottent nos couleurs nationales. Sur les banquettes et les plate-formes, les Chasseurs, véritables grappes humaines, attirent sur le seuil des portes les habitants qu'intéressent les mouvements.

Chênée! Rue des Grands-Prés, nous descendons.

Au pied du « thier des Krikions », les pelotons de reforment.

A nos côtés, une patrouille de lanciers stationne, tandis qu'à quelques pas, des chevaux de Uhlans capturés sont attachés par la bride à des volets.

Les soldats nous avertissent: les Allemands ont poussé des reconnaissances jusque dans les bois qui nous environnent. En ce moment, on leur donne la chasse.

Il s'agit de nous méfier.

Des acclamations retentissent dans nos rangs, saluant l'arrivée d'anciens Chasseurs qui, volontairement, viennent reprendre du service parmi nous.

On les. entoure, chacun veut serrer la main de ces bons camarades.

— « Garde à vous! »

Les compagnies s'ébranlent, prenant leur dispositif de sûreté, et nous nous mettons en marche vers le fort.

Les hommes, au pas de route, fument leurs pipes, supputent les éventualités, essuyant de temps à autre leur front en sueur.

Pas le moindre souffle dans l'atmosphère, on grimpe sous un soleil brûlant.

A mi-chemin, nous faisons halte devant une auberge et l'on forme les faisceaux.

Un auto arrive, c'est la soupe. Les hommes tendent leur marmite à ce réconfortant breuvage, qu'ils vont prendre assis sur leur sac, à l'ombre de grands arbres.

Avec quelques Chasseurs, je pénètre dans le petit restaurant où l'on nous sert du pain et du jambon.

Après ce substantiel repas, je visite les lieux. A côté du café s'érige une petite salle de spectacle que l'on a transformée en ambulance. De la paille recouvre le plancher le long des murs, des caisses de pansements et de médicaments sont posées sur des tables auprès de flacons étiquetés.

Par terre, quelques soldats sont couchés, ce sont les premiers blessés aux avant- postes ou en reconnaissance.

Un médecin militaire leur prodigue ses soins. Il va désormais être assisté du sous- lieutenant Renson, notre médecin de compagnie, que nous laissons à cette ambulance improvisée.

Sur la route passe de lourds chariots que de forts chevaux tirent péniblement; sur les bâches d'énormes lettres, tracées hâtivement au goudron, indiquent: POUDRE!!

Des soldats, baïonnette au canon, escortent ce dangereux convoi.

Nous nous remettons en marche. Arrivés au pied du fort, on désigne les postes.

Nous allons relayer l'autre moitié de notre bataillon qui rentre à Liège.

La première compagnie, la nôtre, s'établira à la gauche du fort en aval de l'auberge « Aux deux entêtés », dans l'intervalle Chaudfontaine-Embourg.

La 2e compagnie occupera le lieu dit « Bout du monde » dans le secteur Embourg- Boncelles.

Nous prenons aussitôt nos positions.

Le premier peloton occupe le sommet de la montagne du « Rond Chêne » d'où il domine la Vesdre et la propriété Nagelmackers, située à ses pieds.

Le deuxième peloton, soutien d'avant-poste, se tient à deux cents mètres en arrière, dans un baraquement servant habituellement de cantine aux troupes casernées là et que les Chasseurs vont baptiser du nom de « Mohinette ».

Quand au troisième peloton, le mien, il demeurera en réserve à l'intersection des deux routes conduisant au fort.

Je fais aussitôt former les faisceaux, mettre sac à terre et les hommes s'étendent sur les talus qui bordent le chemin.

Couché dans l'herbe, chacun rédige sa correspondance; quelques mots griffonnés à la hâte sur une carte illustrée achetée tout à l'heure à l'auberge et que l'on confiera au facteur qui passera tantôt.

Un peloton d'artilleurs au repos stationne en face de nous.

Des champs nous entourent, les uns couverts de hauts blés mûrs, d'autres où le foin fauché se dresse en meules.

A notre droite, un vieux four à chaux, deux maisons abandonnées et la route d'Aywaille dessinant son lacet au flanc de la montagne.

A cent mètres de nous, le fort, flanqué de petits piquets où s'entrecroisent les fils de fer barbelés, et de tranchées avancées.

Le calme règne. Il n'y a eu encore que des engagements d'avant-poste. Un sergent qui survient me montre fièrement deux lances avec leur flamme, prises aux mains de Uhlans tués.

D'autres soldats examinent curieusement des cartouches enlevées à des Allemands blessés et prisonniers.

Soudain une formidable détonation déchire l'air et nous fait sursauter.

Le fort a tiré son premier coup de canon sur l'ennemi qui s'approche.

— « Les premières mesures du tango national pour Messieurs les Allemands! » clame un Chasseur à ses amis dressés sur leur séant.

Au même instant, deux chevaux attelés à une voiture maraîchère arrêtée à proximité, s'emportent et foncent sur nous à toute allure, menaçant la ligne des faisceaux.

A peine les hommes se sont-ils emparés de leurs armes que l'attelage passe heurtant les arbres de ses roues.

Un cheval est tombé sur le flanc, traîné par l'autre bête furieuse, il glisse ainsi sur le sol, se déchirant les chairs aux cailloux. Un Chasseur se précipite et maîtrise l'animal affolé.

Ce petit incident a mit tout le monde sur pied et les conversations s'engagent avec les soldats auxquels nous sommes mêlés.

Pourquoi l'occasion ne nous fut-elle jamais donnée de fraterniser ainsi??

Fallait-il donc que la guerre éclatât pour amener la fusion de tous les Belges appelés à défendre leur Pays??

A de courts intervalles, le canon gronde; son tir à longue distance n'obtient pas encore de riposte.

Utilisant tous les abris et les couverts, l'ennemi se faufile dans la vallée, tâchant d'investir la place.

De notre côté, on assure la défense des positions courtines.

Des convois d'artillerie arrivent au grand trot dans un nuage de poussière.

Les chevaux, conduits d'une main sûre, franchissent les fossés et les talus qui bordent le chemin et s'engagent dans les blés où ils disparaissent jusqu'au poitrail.

Les caissons sont dételés et les pièces détachées.

Symbole de la paix féconde, la moisson se fait complice de la guerre et dissimule les canons en batterie!

Des lanciers passent au galop, le mousquet en bandouillère et la lance en arrêt. Estafettes ou patrouilles, ils coupent à travers les prés et s'enfonçent dans les bois, allant accomplir leur mission spéciale. Sans cesse, au fond des ravins, on aperçoit leurs chapskas toujours aux premières lignes.

Des autos roulent, supportant des civières ou des blessés; parfois des morts sont étendus.

La vision de ces malheureux, qu'on évacue vers l'ambulance, nous impressionne douloureusement. Une pitié émue nous etreint le cœur et, devant ces martyrs du devoir, notre haine s'accroît contre l'envahisseur.

Hélas! Ils sont nombreux, ceux qui vont tomber encore.

Un officier, le commandant Gilain s'approche de moi:

— « Vous êtes en réserve, lieutenant?

Sur ma réponse affirmative, nous gagnons un sentier voisin et le commandant m'explique la mission qu'il me confie.

Au-delà de la vallée qui s'étend à nos pieds, une route longe la colline. C'est par là qu'éventuellement une compagnie se repliera si elle se voit en face de troupes trop supérieures en nombre.

Du chemin parallèle où nous nous trouvons, mon peloton assurera cette retraite en ouvrant un feu qui prendra l'ennemi en flanc.

— « Nous prévoyons une attaque pour ce soir — me dit en me quittant mon interlocuteur — je compte donc sur vous! »

Quelques instants après, je donne à mes hommes, amenés sur te terrain à occuper, les indications nécessaires.

Un poteau blanc du « Touring-Club », visible pendant la nuit, repérera le point de mire de notre tir qui s'effectuera couché.

Un léger remblai, supportant la voie de quelques wagonnets desservant le four à chaux, nous servira d'abri.

Nos dispositions prises, nous revenons à notre poste sur la route.

A six heures, le fourrier réapparaît dans la voiture du ravitaillement. Cette fois, il nous gratifie de « plata » et d'eau fraîche.

Altérés par la chaleur étouffante, nous nous précipitons sur les cruches, et le bivouac s'organise.

Le crépuscule est arrivé; avec lui, le vent s'est levé, faisant tourbillonner la poussière du chemin. Soudain, des éclairs déchirent les nues, l'orage éclate.

La pluie se met à tomber et nous la recevons d'abord avec délice. Mais bientôt elle dégénère en cataracte.

Des flots d'eau nous fouettent le visage, dégoulinent de nos capotes transpercées. C'est une inondation que nous subissons stoïques au milieu des champs.

Sur nos têtes, le fracas du tonnerre se mêle aux grondements du canon. Spectacle plein de grandeur, où les hommes luttent sous les éléments déchaînés. Un peu d'accalmie, puis l'averse redouble. Le ciel crève sur nos têtes. La position n'est plus tenable et nous cherchons un refuge à quelques pas, dans une maison évacuée.

Des soldats nous y ont précédés; la porte large ouverte laisse voir des chambres en désordre. Les meubles bousculés, les tiroirs ouverts, les objets sans dessus dessous, tout dénote le départ précipité des habitants apeurés, qui n'ont emporté que leurs objets les plus précieux.

Dans l'obscurité, nous nous heurtons à des ballots abandonnés sur les planchers; on croirait voir l'œuvre de cambrioleurs là où quelques heures plus tôt la panique a régné au sein d'un paisible ménage.

Pendant quelques minutes, nous nous abritons là; une chandelle nous éclaire, posée derrière un meuble, afin de masquer la lumière à l'ennemi.

Lorsque, l'orage s'étant apaisé, nous regagnons la route, mon commandant m'enjoint de me rapprocher des avant-postes et de prendre position derrière l'auberge « Aux deux entêtés ».

Il se charge de me dégager de la mission spéciale me confiée par le Commandant Gilain.

Obtempérant à l'orde reçu, j'amène mon peloton au point indiqué.

Nous contournons l'auberge qui longe le chemin et pénétrons dans les champs situés en retrait.

Quelques maisons sont groupées là. Je frappe aux volets clos : nulle réponse.

Les logis sont vides, évacués par ordre de l'autorité militaire. Bien qu'il faille nous dissimuler dans l'intérêt de la défense, j'hésite à forcer l'entrée de ces humbles demeures. A ce moment un de mes caporaux m'apporte un renseignement qui me tire d'affaire. Parti en reconnaissance, il a découvert, tout à proximité, un hangar dont lés portes sont ouvertes.

Nous nous y rendons aussitôt. Une perquisition faite sous un appentis nous livre une lanterne et une échelle à l'aide de laquelle un homme gagne la soupente, où s'amoncelle du foin qu'il nous jette.

Quelques instants plus tard, les Chasseurs sont étendus sur les gerbes odoriférantes, parmi les brouettes et les instruments aratoires.

A notre droite, auprès d'une mare qu'il faut contourner, un sentier, partant de l'auberge « Aux deux entêtés », conduit à la « Mohinette » et aux postes avancés.

Sur la route, des factionnaires s'échelonnent.

Pour ma part j'installe une sentinelle à l'angle de la mare.

Notre nouvelle position n'est séparée du fort que d'une centaine de mètres.

L'artillerie gronde par intermittence et des coups de fusils retentissent dans les environs.

Un soldat me dit. qu'à la faveur de la nuit et de l'orage, les Allemands ont avancé à travers les bois et menacent tout le front.

Progressivement, le fort active son tir. Il est près de minuit.

Les canons tonnent sans arrêt; les grosses pièces des coupoles jettent leurs éclairs fulgurants, les obus « vrillent » l'air et l'on perçoit dans le lointain le bruit sourd de leur explosion.

Soudain des détonations plus distantes éclatent. C'est le fort de Chaudfontaine qui ouvre le feu, bientôt suivi de celui de Boncelles puis du fort de Flémalle.

La mitraille fait rage, les obus et les shrapnels pleuvent dans les intervalles, suppléant à l'insuffisance des effectifs.

L'ennemi nous entoure, l'attaque est générale.

Les projecteurs sondent les environs, se concentrent sur les points envahis.

Les décharges d'artillerie se succèdent sans interruption. On ne distingue plus les coups, c'est un roulement formidable et continu résultant de la mise à feu électrique des pièces. Les coupoles automatiques tournent, crachant la mort de tous côtés. Le vacarme est assourdissant, la terre tremble sous nos pieds et nous demeurons muets devant ce spectacle grandiose et inoubliable.

L'acre odeur de la poudre se répand dans l'atmosphère, elle nous grise, nous exalte, excite notie courage. Le besoin nous prend de nous mêler à la lutte.

Tout à coup, une fusillade nourrie éclate dans la direction des avant-portes. Les Chasseurs se précipitent sur leurs armes, et nous partons.

Au moment où nous nous engageons dans les champs, des coups de feu partent derrière nous et des balles sifflent à nos oreilles.

Ce sont les soldats de la route qui tirent!

Que se passe-t-il?

A pas de loup dans les blés, nous avançons toujours vers nos camarades dont les ombres s'aperçoivent là-bas.

Nous arrivons à la « Mohinette ».

Les hommes du sous-lieutenant Jamar sont à genoux dans l'herbe, prêts à tirer. Nous avançons toujours et rejoignons le premier peloton.

Nous sommes en première ligne, auprès d'une tranchée flanquée de trois canons et occupée par des artilleurs que commande un lieutenant.

Une salve déchire l'air.

— « Jetez-vous tous dans la tranchée!! » crie l'officier d'artillerie.

A peine y sommes-nous que la rafale redouble; les balles passent au-dessus de nos têtes; elles viennent de l'intérieur des lignes!.

Nous subissons le feu d'une troupe amie, trompée par la nuit.

Les projecteurs dardent sur nous leurs rayons.

— « Nous sommes tous morts! » dit à mes côtés un artilleur démoralisé . — Le fort va tirer sur nous!

Heureusement cette prophétie ne se réalise pas.

Après une demi-heure environ, l'intensité de la fusillade diminue suffisamment pour permettre à l'officier d'artillerie de signaler au fort, à l'aide du téléphone de campagne, qui le relie, l'erreur dont nous sommes victimes. Bientôt le feu change complètement de direction.

Dans la crainte d'une attaque à la baïonnette nous demeurons dans la tranchée où seul un artilleur est blessé.

Le fort de Chaudfontaine espace son tir, Embourg aussi ralentit le sien, seuls Boncelles et Flémalle continuent à » faire leur plein ».

Couchés sur la terre mouillée, dans nos vêtements encore humides de l'orage, nous demeurons aux aguets, frissonnant sous la fraîcheur de l'aurore qui se lève et bleuit l'horizon.

Peu à peu, le combat cesse dans notre zone. Profitant de cette accalmie, chacun se redresse et sort de la tranchée.

Nous sommes couverts de boue, nos uniformes, nos mains, nos visages sont tachés d'un limon jaunâtre.

Les artilleurs saisissent leurs bêches et se remettent à creuser des tranchées.

Le premier peloton regagne son poste d'observation à l'orée du bois, tandis qu'avec mes hommes je reprends le chemin des « Deux entêtés », qui nous conduit à notre hangar.

L'alerte est passée et nous nous retrouvons assis sur le foin et commentant les événements.

La faim est venue et l'on s'escrime sur le « petit gris » que nos canifs ont peine à entamer.

Autour de nous, erre un pauvre chien furetant de tous côtés à la recherche de ses maîtres qui l'ont abandonné. La pauvre bête, affolée par le vacarme de la nuit, vient à nos pieds mendier une croûte de pain.

Au loin, dans le secteur Boncelles-Flémalle, le canon gronde toujours, tandis qu'à proximité on entend le crépitement des mitrailleuses.

Les Allemands, contournant Chaudfontaine et Embourg, ont concentré leurs attaques sur Boncelles, d'où nous vient l'écho d'une vive fusillade; un furieux combat doit se dérouler là-bas.

Autour de nous, c'est le calme relatif; le canon ne tire plus que par intermittence et à longue portée. Il soutient le secteur attaqué.

Le jour est venu. Dans un ciel lavé, le soleil se lève.

Hier, nous l'envoyions au diable; aujourd'hui, nous le bénissons. Il va nous sécher!!

 

Jeudi, 6 Août

Neuf heures. — Mon commandant m'a autorisé à aller prendre un cordial pour me réchauffer et je descends les chemins qui conduisent à l'auberge contiguë à l'ambulance.

Lorsque j'y arrive, l'animation est extrême. C'est un va-et-vient continuel de voitures et de troupes.

On a établi là un poste de carabiniers cyclistes, sous les ordres d'un officier.

Plusieurs fois déjà, ces braves ont été au feu; beaucoup des leurs y sont tombés. Maintenant, ils fouillent les bois à la recherche de l'ennemi qui, paraît-il, s'est infiltré dans nos lignes.

— « Ils sont à « Fond-Piquette »!! Avec une vingtaine d'hommes on les canardera comme on veut!! » —, crie un éclaireur arrivant à toutes pédales.

Les carabiniers enfourchent leurs machines, et les voilà partis! Selon leurs propres termes, ils vont inscrire " du gibier au tableau!! „

Des automobiles passent à tout instant, transportant des officiers ou amenant des soldats ensanglantés. Des véhicules débarquent du personnel de la Croix Rouge, envoyé de Liège.

Je pénètre dans l'ambulance; une trentaine de blessés et de malades s'y trouvent. Parmi ces derniers, figurent une dizaine de Chasseurs.

Exténués par cinq jours d'une vie militaire intensive, presque sans sommeil, cinq jours de marche ou de station debout, le sac toujours au dos leur sciant les épaules de ses courroies, ces quelques soldats citoyens, non entraînés à ces fatigues, sont couchés là atteints d'épuisement nerveux.

Les médecins circulent parmi les blessés, établissant des pansements provisoires et les patients, malgré la meurtrissure des chairs, n'expriment pas la moindre plainte.

Ils restent silencieusement étendus sur la paille, les yeux clos. De temps en temps, une main se lève, demandant à boire; c'est la fièvre qui vient!!

Dans l'atmosphère flotte une odeur confuse émanant de flacons débouchés: Phénol, Ether, Teinture d'iode ou Arnica.

Dans le petit café, les conversations vont bon train. La confiance subsiste et même grandit, après l'assaut repoussé cette nuit; mais devant le nombre d'ennemis toujours croissant qui nous assiège, le besoin de renfort se fait sentir et l'on se forge des espérances.

— « II paraît que les Anglais vont arriver!! » — Alors nous ne lutterons plus un contre dix!!

Je regagne mon poste. Dans un chemin, sous bois, je croise des ambulanciers transportant des civières où gisent des morts. Parmi ceux-ci un officier allemand est horrible à voir. Il a reçu en plein visage une boîte à balles tirée à courte distance. Toute la mâchoire et une partie de la gorge sont arrachées, la tête ne tient plus au corps que par la colonne vertébrale déchiquetée.

Je réintègre mon hangar où, étendu sur une brouette parmi mes hommes, je prends un court repos.

Midi. — Notre fourrier nous apparaît avec ses marmites et ses cruches. Auprès des estomacs creux, il recueille toujours le même succès.

C'est d'ailleurs grâce à la soupe qu'on peut manger son pain: une petite macération là dedans et.... ça passe tout seul.

C'est à six heures que je dois relever le peloton de garde à la « Mohinette », j'ai donc du temps devant moi.

J'en profite pour me rendre à nouveau à l'ambulance où j'apprendrai peut-être quelque chose sur les événements.

Un auto passe, pendant que j'y veux monter il démarre trop tôt. Je me retiens à temps pour éviter une chute; j'ai failli tomber assis dans une flaque de sang!! Sans doute du sang d'un Belge.

Pauvre victime morte maintenant peut-être!!

C'est de la vie qui se coagule là sous mes yeux!!....

J'arrive à destination précisément au moment où des médecins reviennent de Liège. Ils apportent des nouvelles toutes fraîches.

Plusieurs obus sont tombés sur la ville, notamment sur l'Université, la place St-Paul, la place de la Cathédrale, la place du Théâtre et principalement dans le quartier d'Outre-Meuse. Il y a peu de victimes, heureusement.

Le génie vient de faire sauter le Pont-des-Arches. Cette mesure est significative, on y voit la crainte d'un envahissement de la rive droite de la Meuse.

Tout cela suscite de tristes pensées, on songe aux êtres chers qui vont être exposés là-bas, dans la cité menacée, sans qu'on puisse les assister. Entre Boncelles et Flémalle, le canon gronde toujours, mais les engagements d'infanterie diminuent sans doute, l'ennemi se réserve pour la nuit prochaine.

A deux heures, ordre est donné à la population civile qui est restée encore d'évacuer Embourg!

Nous assistons alors au lamentable cortège des habitants fuyant devant l'ennemi et emportant, jetés pêle-mêle sur des charrettes ou des brouettes, leurs quelques biens les plus précieux.

Le tenancier de la cantine installée à la « Mohinette » quitte également les lieux, l'armée allant procéder à la destruction du petit baraquement que pourrait offrir un abri à l'envahisseur.........

 

Depuis quelques heures, les Chasseurs ne reçoivent plus ni ordres, ni renseignements d'aucune sorte. Ils restent livrés à leur propre initiative sans qu'on les tienne au courant des événements qui se passent et qui sans cesse modifient le front d'attaque.

Des soldats viennent creuser des tranchées que nous devinons être pour nous, mais sans qu'une indication précise nous dise de les occuper!

Ces abris sont construits pour la nuit prochaine, au moment où nous devrons les occuper, seront-ils encore défendables??

Ce manque d'instructions, de cohésion entre l'armée et nous, peut nous envoyer à une mort inutile peut-être.

L'abandon injustifié où l'on nous laisse décourage les hommes et refrène leur bonne volonté.

L'explication de cette situation anormale nous arrive à cinq heures avec l'ordre de rentrer à Liège.

Nous apprenons alors que la garde-civique du Royaume n'ayant pas été mobilisée par une loi, le général Léman, ne voulant pas engager sa responsabilité, nous replace sous l'autorité communale (1).

Une heure après, ma compagnie, reformée en colonne, rentre dans la ville déserte, où elle est licenciée (2).

(1) En vertu de leur statut spécial, les corps spéciaux de la garde civique (chasseurs à pied, artilleurs, chasseurs à cheval) étaient destinés à collaborer étroitement avec l'armée, en temps de guerre, sans qu'une intervention législative; particulière fût pour cela nécessaire. A cet effet, ils ont toujours été soumis à un régime d'exercices et à des règles disciplinaires propres à favoriser leur éducation militaire et combative. Le programme des examens imposés à leurs aspirants officiers exigeait de ceux-ci la connaissance de matières plus étendues que pour les officiers de la ligne. Pourquoi, dans ces conditions, ces corps de volontaires, animés d'un excellent esprit, furent-ils englobés dans la mesure prise par le gouvernement militaire? Nous l'ignorons jusqu'ici.

(2) La 2me compagnie, établie au « bout du monde », sous le commandement du sous-lieutenant Wiertz, ne reçut que plus tard l'ordre la rappelant en ville. Elle entra à Liège le 6 août, vers 10 heures du soir.

C'en est fait!! Notre dévouement méconnu échoue lamentablement!! Pendant six jours, nous avons connu la vie intense du soldat. Nous nous sommes pliés à toutes les exigences de l'heure, acceptant de grand cœur un service que le manque de routine nous rendait particulièrement dur.

« Volontaires », nous étions fiers de témoigner du patriotisme qui nous avait fait engager dans un corps spécial, dont la discipline particulière nous donnait la certitude de pouvoir apporter un jour une aide efficace au pays menacé. Ce jour est venu et l'on nous renvoie à nos foyers.

L'échiné courbée sous la cartouchière désormais inutile, les Chasseurs sentent monter en leur cœur le sentiment d'une injustice! Serviteurs dévoués de la Patrie, il méritaient mieux qu'un si prompt renvoi!!

 

La nuit met son trait noir sous notre dernier jour de campagne.

Au loin, le canon tonne sans arrêt.

L'ennemi dirige contre Liège une furieuse attaque.

Quelques heures plus tard, les avant-gardes allemandes martelleront la ville de leurs bottes orgueilleuses et rudes.

Les « Petits Belges » trop peu nombreux, ne peuvent plus, malgré d'héroïques combats, arrêter la marée humaine qui déferle sur eux et s'infiltre dans les intervalles des forts insuffisamment garnis!!

 

Vendredi 7 Août

Huit heures du matin. — Je me rends à l'hôtel de ville pour me mettre à la disposition des autorités.

Une affiche du Bourgmestre, apposée sur les murs demande des « Volontaires de la garde civique » pour assurer le service de police.

Dans les rues désertes, ils avancent lentement les étrangers maudits; on entend leur aigre fifre et leur tambour, dont le son est triste à faire pleurer!

Nous ne sommes plus chez nous! L'ennemi est notre maître!!

A l'Hôtel de Ville, de longs conciliabules se tiennent entre les officiers supérieurs de la garde civique et l'Administration communale.

Dans la salle des Pas perdus, de nombreux Chasseurs et Gardes attendent des instructions. Les visages sont mornes; on parle bas comme dans un cimetière où seraient enterrés nos espoirs et nos ardentes illusions.

Sans cesse arrivent des ordres de la « Kommandantur », installée au Palais du Gouverneur.

Dans une antichambre, nous sommes six officiers, nous concertant sur la situation. Notre chef de corps préside cette réunion.

Depuis quelques heures les obus n'éclatent plus sur la ville.

Le bruit court que si les forts qui résistent ne se sont pas rendus à six heures du soir, le bombardement recommencera!

Dans cette éventualité, on discute le moyen de mettre les femmes et les enfants en sécurité.

La pluie tombe sans discontinuer, ajoutant encore à la tristesse de nos âmes meurtries.

A six heures, nous apprenons que, en suite d'un accord, la ville ne subira plus le feu de l'ennemi.

A sept heures la « Kommandantur » fait placarder des affiches ordonnant la reddition de toutes les armes détenues par la population.

En conséquence, les citoyens et la police se rendront au Gouvernement provincial.

La garde civique sera désarmée à son Etat-major le lendemain.

Seuls les officiers sont autorisés à conserver leur sabre.

Le patriotisme des gardes se révolte devant cette mesure, à laquelle beaucoup n'obéiront point.

C'est fini!!....

Le lendemain, un avis annoncera au Bataillon des Chasseurs ainsi qu'à la Division d'artillerie qu'ils sont consignés comme l'infanterie et doivent rester à la disposition de l'Etat-major.

Jusque là nous avons été presque des soldats; quatre mois plus tard nous ferons œuvre d'auxilliaire de police, sous la férule de l'Allemand.

Sous-lieutenant Ch. Léon Mélotte

Mai 1915

 
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