du livre - 'Petits Héros de la Grande Guerre', 1918
'Émilienne Moreau'
par J. Jacquin & A. Fabre
Dessins et Aquarelles par Henry Morin

Une Héroine Civile

aquarelle par Henry Morin
 

Le 12 octobre 1914, les Allemands s'emparèrent du village minier de Loos-en-Gohelle, près de Lens, dans le Pas-de-Calais.

Aussitôt, ce fut le pillage et l'incendie. Aux quatre coins du pays, des fermes et des maisons, d'abord mises méthodiquement à sac, puis inondées de pétrole, flambèrent.

Ces horribles feux de joie étaient une façon, pour les vainqueurs, autant de célébrer leur victoire que de terroriser ceux des habitants qui ne s'étaient pas enfuis.

Il en demeurait deux cents sur cinq mille, surtout des femmes, des enfants, des vieillards, pauvres êtres faciles à molester, pensaient-ils.

Une jeune fille de seize ans à peine, en qui s'incarna pendant les longs mois de l'occupation toute la force de résistance de la population opprimée, leur montra qu'ils se trompaient.

Elle s'appelait Emilienne Moreau.

Ses parents s'étaient fixés à Loos vers la fin du mois de juin 1914, après que le père, chef surveillant aux mines de Lens, eut pris sa retraite pour devenir le gérant d'un commerce d'épicerie-mercerie et bonneterie très achalandé.

Tandis que Moreau et sa femme tenaient le magasin, Henry, leur fils aîné, préparait l'examen de contrôleur des mines; les enfants les plus jeunes, Léonard et Marguerite, allaient encore à l'école, et Emilienne, la cadette, poursuivait ses études pour entrer dans l'enseignement.

A voir la future institutrice avec son visage clair encadré de fins cheveux blonds, où brillaient de grands yeux gris bleu, très beaux et très doux, personne n'eût soupçonné quelle âme énergique enfermait ce corps fluet.

Les Allemands ne tardèrent pas à s'en apercevoir.

C'était dans les premiers temps de leur séjour à Loos. Moreau, faussement accusé d'espionnage au profit des Français par un soldat qui voulait s'attirer la faveur de ses chefs, avait été arrêté en pleine rue et conduit immédiatement devant le commandant de place. Un bref interrogatoire, pour la forme, et le jugement fut rendu: l'ancien mineur était condamné à mort.

Emilienne entreprend aussitôt de sauver son père. Un officier allemand logeait chez une voisine. Bravant le danger qu'elle court elle-même, la jeune fille bouscule l'ordonnance qui veut l'empêcher d'entrer dans la chambre de l'officier et, là, elle proteste avec tant de véhémence de l'innocence de son père que l'Allemand, impressionné par son juvénile courage, consent à intervenir auprès du commandant.

Il était temps. Déjà un peloton de soldats rangés, l'arme au pied, dans la cour de la maison où l'on avait installé les bureaux de la Kommandantur, se préparait à exécuter la terrible sentence. A dix pas du peloton, Moreau, placé contre un mur, attendait la mort avec fermeté. Ce fut le salut qui vint, et combien doux puisqu'il lui était apporté par sa fille!

Mais les trente années de dur labeur passées au fond de la mine avaient prématurément délabré la santé de Moreau, et son état exigeait certains ménagements. On devine sans peine quels effets avaient pu produire sur lui ces terribles émotions. Les privations qu'il dut subir par la suite, car on manquait de tout, le mirent complètement à bas. Vers le commencement de décembre il tomba malade, et après avoir traîné pendant quelques jours, sans qu'il fût possible, d'ailleurs, de lui donner les soins qui, peut-être, eussent conjuré la crise, il mourut.

La disparition d'un être cher est toujours une chose atroce. Qu'on pense à ce que peut y ajouter de douleur, la présence de l'ennemi!

Cependant il fallait songer aux obsèques. Pour cela, il était nécessaire de s'adresser au commandant de place. Dominant son chagrin, Emilienne se chargea de cette démarche.

Aux premiers mots de la jeune fille qui lui demandait le moyen d'ensevelir son père, l'officier, un herr leutnant plein de morgue, l'interrompit d'un air rogue:

« Me prenez-vous pour un marchand de cercueils? grogna-t-il.

— Non, répondit-elle, mais vos soldats pourraient peut-être en fabriquer un....

— Ce n'est pas leur affaire. D'ailleurs, on se passe fort bien d'un cercueil. »

Il n'y avait pas à insister, Emilienne le comprit. Elle sortit sans ajouter un mot.

A côté de la demeure des Moreau se trouvait la boutique abandonnée d'un menuisier. Les Allemands ne l'avaient pas complètement dévastée: il y restait encore quelques planches. Ces planches, la vaillante enfant essayerait de les assembler tant bien que mal pour en former une bière, grossière sans doute, mais où son pauvre père dormirait décemment son dernier sommeil.

Aidé de son petit frère Léonard, elle employa toute la nuit à cette lugubre besogne, meurtrissant ses doigts malhabiles aux aspérités du bois.

Imaginez maintenant la cérémonie funèbre, tandis qu'au lointain le canon gronde et que, sous le ciel de décembre voilé de gris, le curé de Loos, surveillé par des soldats allemands, baïonnette au fusil, récite les prières des morts au bord d'une fosse que deux vieillards, pris parmi les otages, ont été contraints de creuser.

Oui, vraiment, il fallait qu'Emilienne Moreau eût l’âme forte pour résister à ces épreuves.

Au milieu de ces tristesses, elle eut une joie.

Les Allemands estimèrent, un beau jour, qu'il y avait trop d'enfants dans les rues du village. « Il est ridicule, disaient ces bons apôtres, avec des mines de circonstance, de laisser exposée aux dangers d'un bombardement qui ne cesse pas, cette marmaille insouciante. »

La vérité était que ces gamins irrespectueux n'interrompaient jamais leurs jeux pour saluer les officiers boches et surtout le commandant de place. Celui-ci, ayant appris qu Emilienne Moreau voulait être institutrice, la fit appeler et lui ordonna d'ouvrir une garderie d'enfants pour les plus petits, et un cours pour les plus avancés en âge. Emilienne accepta avec bonheur ce que le peu clairvoyant herr leutnant croyait lui imposer comme une corvée.

Ah! comme elle était attentive, cette jeunesse si turbulente au dehors, aux leçons de cette bonne maîtresse, qui, à tout propos, lui parlait de la France.

Le commandant de place se transformait parfois en inspecteur et venait se rendre compte de la façon dont étaient exécutés ses ordres.

Un après-midi, botté, éperonné, le monocle à l'œil et la cravache à la main, il se présente inopinément à l'école.

a Mademoiselle, dit-il du ton aimable qui lui est coutu-mier, que faites-vous aujourd'hui?

— Nous nous occupons d'analyse grammaticale.

— Allez. »

Emilienne Moreau s'approche du tableau noir et, de sa plus belle anglaise, elle trace ces quelques mots:

Nous devons être fidèles à notre patrie et la chérir davantage lorsqu'elle souffre.

Le herr leutnant devient vert de colère. « Mademoiselle, gronde-t-il, je vous défends d'écrire des phrases de cette sorte, qui sont des bravades.

— Défendez-moi alors de donner des leçons à des Français, répond la jeune fille.

— C'est bien; je vous imposerai la surveillance de sentinelles.»

Emilienne Moreau reste muette, mais son regard exprime si clairement le peu d'effet que produit sur elle cette menace, que i'ofncier, qui se sent ridicule et odieux, tourne les talons et sort en fouettant rageusement ses bottes de sa cravache.

Le temps passait ainsi.

Cependant le moment de la délivrance approchait. Une première fois, au commencement du mois de mai, les opprimés eurent une fausse joie. Les Français avaient tenté de reprendre Loos. Après quelques jours de combats furieux, ils avaient pénétré jusqu'au centre du village, mais, des renforts Allemands étant survenus, les nôtres avaient dû se replier.

Quatre mois s'écoulèrent encore, quatre mois de dures souffrances, avec la famine qui s'aggravait quoiqu on fût dans la bonne saison, et des vexations de toutes sortes, sans compter que, de nos lignes, le bombardement avait repris, chaque jour plus violent.

Au début de septembre, la canonnade redoubla d'intensité: ses effets étaient terribles. Les ruines s'accumulaient; l'église n'avait plus de clocher; de la mairie, il ne restait que quelques pans de murs.

Un matin, des avions qui venaient de chez nous apparurent dans le ciel, au-dessus du village. Sans doute cherchaient-ils à repérer les travaux de défense que les Allemands avaient entrepris?

Le 24, une véritable trombe de fer s'abattit sur le village. Elle dura toute la journée et toute la nuit, mais subitement, le 25 au matin, un grand calme se fit.

Qu'allait-il se produire? Emilienne Moreau voulut le savoir.

La maison de ses parents était une des plus hautes de Loos. Du grenier on pouvait apercevoir tout le pays alentour. C'est de là que, malgré le danger, elle avait suivi la bataille du début de mai.

Depuis, un obus, éclatant sur la maison, en avait enlevé la toiture, et du plancher il ne restait plus que quelques poutres branlantes. Emilienne eut vite fait de grimper à son observatoire, et, se glissant sur une des poutres qui avaient résisté, elle s'avança jusqu'à une lucarne.

Alors, elle assista, comme elle le raconte dans ses Mémoires auxquels nous empruntons ces détails, à un spectacle prodigieux.

Du côté du couchant, des êtres étranges, au visageindis-tinct de couleur grise, avec des yeux énormes se ruaient sur les tranchées allemandes. Ces sortes de monstres portaient, à la hauteur de la bouche, des tubes rigides. La vision était affolante.

Mais avec un peu de réflexion et se souvenant que, au moment où elle avait atteint le grenier, un nuage opaque couvrait le village quoique la matinée fût claire, et qu'elle s'était sentie envahie par un singulier malaise, Emilienne comprit: les Allemands avaient lancé sur les assaillants des gaz asphyxiants et les monstres étaient tout simplement des soldats pourvus de .masques.

Un autre détail l'avait frappée: ils portaient, au lieu de culottes, de petites jupes qui laissaient leurs genoux nus. Ces démons à « cotterons » — c est ainsi qu on appelle les jupons à Loos — faisaient une terrible besogne. La baïonnette en avant, ils bousculaient sous leur choc irrésistible les lignes allemandes, et avançaient peu à peu vers le village.

Maintenant la lutte avait pris un caractère horrible et grandiose.

Trois jours durant on se battit en avant du village, et pendant ces trois jours Emilienne Moreau demeura à son poste, oubliant la faim, oubliant la soif, les yeux agrandis d'épouvante, mais le cœur gonflé de joie, car les Allemands lâchaient pied.

Enfin ce fut la débandade, et derrière les fuyards les démons entrèrent dans le village. Ils avaient relevé leurs masques, mais leur aspect demeurait si terrible, avec leurs visages contractés où la sueur ruisselait, leurs baïonnettes rouges et leurs vêtements souillés de sang, que les habitants de Loos, qui s'étaient précipités au- devant eux, s'enfuirent remplis de terreur.

Emilienne, dégringolant de son grenier, se dirigea, elle, en courant, vers les vainqueurs.

Mais qui étaient-ils? Quelle langue leur parler? Et puis, que leur dire qui fût court et expressif, car l'heure n'était pas aux longs discours?

La jeune fille eut une inspiration subite. Ouvrant les bras, comme pour tous les accueillir par ce geste de bienvenue, elle entonna la Marseillaise.

Un immense cri lui répondit: « English! Scots! »

C'étaient des Anglais, des Ecossais. La connaissance était faite, l'amitié scellée.

Loos n'était pas encore délivré cependant. A l'est du village, les Allemands, fortement retranchés derrière les pylônes de la fosse no. 15 et le petit monticule formé par le crassier de la mine, tenaient toujours. Des fractions avancées, abritées dans des caves organisées comme de petites forteresses souterraines, défendaient les rues qui y aboutissaient. Il fallait les enlever une à une.

Se battre, ce n'était point l'affaire d'Emilienne Moreau; mais, hélas, il y avait de nombreux blessés à secourir.

Une ambulance, commandée par uh médecin-major qui s'exprimait assez facilement en français, venait d'arriver. Emilienne offrit, pour qu'on l'y installât, la maison de ses parents, dont le rez-de-chaussée était encore intact. Aussitôt fait que dit. Les infirmiers s'empressent, la jeune fille les aide de son mieux, bientôt experte à donner de petits soins aux moins atteints. Malheureusement le nombre des blessés augmente sans cesse. Combien y en a-t-il qui, incapables de se traîner et qu'on ne peut aller relever, faute de personnel, restent étendus dans les rues, exposés à de nouveaux coups! C'est à ceux-là que pense Emilienne. Malgré les objurgations du major qui craint pour sa vie, elle quitte l'abri de sa maison et la voici qui s'en va, sous la fusillade qui crépite, donnant à boire à celui-ci, dégageant celui-là d'entre les morts, aidant cet autre qui peut à peine marcher, à se traîner jusqu'à l'ambulance. Vingt fois déjà elle a accompli le dangereux voyage. Le major, qui la voit pâlir de fatigue, insiste pour l'empêcher de repartir. Peine perdue.

Soudain elle revient vers la maison, le visage bouleversé. Elle raconte d'une voix haletante qu'au moment où elle se portait au-devant d'un Ecossais gravement blessé qui essayait de se soulever, un coup de feu a retenti et une balle a sifflé à ses oreilles.

Elle s'est aussitôt arrêtée, et, se dissimulant derrière un tas de décombres, elle a vu trois Allemands qui s'engouffraient dans une cave. Le blessé est maintenant à leur merci. Sans doute ils vont tirer sur lui pour l'achever, ces lâches. Ils tireront aussi sur ceux qui essayeront de le secourir.

Il faut se débarrasser d'eux en les attaquant dans leur repaire.

« Malheureusement je n'ai personne pour ce genre de chasse, observe le major avec découragement.

— Eh bien, et nous? s'écrient trois soldats blessés qui peuvent à peine se tenir sur leurs jambes. Qu'on nous montre l'endroit, cela suffira.

— En avant! » s'écrie Emilienne Moreau.

Les soldats se sont munis de grenades. Ils partent, clopin-clopant, la jeune fille à leur tête. Bientôt la maison où se sont réfugiés les Allemands est en vue. Emilienne, qui connaît la disposition des lieux, conseille d'agir par ruse. En rasant les murs des immeubles voisins, on s'approchera sans bruit. L'escalier de la cave s'amorce sous la voûte d'entrée. Les soldats se placeront de chaque côté de la porte. Cela fait, on criera aux Allemands de se rendre. Ceux-ci se voyant découverts et ignorant le nombre de leurs agresseurs, surtout leur état, ne songeront sans doute pas à résister.

« Suivez-moi, murmure Emilienne Moreau, je passe devant. »

La petite troupe s'avance avec précautions. Mais l'a-t-on aperçue? Quelque bruit l'a- t-il trahie? Un coup de feu part, la balle frôle les cheveux d'Emilienne. La surprise est manquée! Faudra-t-il se défendre au lieu d'attaquer. Mauvaise affaire, en tout cas, pour trois éclopés et une jeune fille désarmée en face de gaillards déterminés et qui sont sur leurs gardes.

Emilienne estime cependant que la partie n'est pas perdue.

« Restez là, dit-elle, en montrant aux Anglais la porte de la cave, et donnez-moi deux grenades. »

Les soldats obéissent sans trop comprendre. Emilienne, ses grenades à la main, sort dans la rue et s'approche des soupiraux à pas de loup.... Un geste brusque; deux sourdes explosions ébranlent les fondements de la maison; des cris affreux, puis le silence. Les grenades qu Emilienne Moreau a lancées dans la cave ont fait leur œuvre; le blessé est sauvé.

A d'autres maintenant, car le temps passe et l'ouvrage ne manque pas. Les blessés qu'on a pu transporter dans la maison des Moreau ne sont plus en sûreté. Les Allemands savent-ils que là est installée l'ambulance? Toujours est-il que leur tir semble viser plus spécialement la partie du village où elle se trouve. Un obus vient d'en démolir la façade. Il faut descendre les blessés dans la cave. Mais celle-ci est bientôt pleine. Si l'on pouvait utiliser celle de la maison où Emilienne Moreau fit, par ordre des Allemands la classe aux petits enfants de Loos, tout s'arrangerait. Cette maison tourne le dos à celle des Moreau et n'en est séparée que par une cour. Par malheur, il n'y a dans le mur aucune ouverture. Eh bien, on en pratiquera une! Pics et pioches se mettent à l'œuvre. Bientôt la brèche est suffisante, et le transbordement peut commencer.

On part avec un premier blessé étendu sur une civière. C'est Emilienne, naturellement, qui guide les infirmiers. La traversée de la cour s'effectue sans incident, et le groupe pénètre dans l'ancienne classe où se trouve l'entrée de la cave. Malchance! l'ouverture est trop étroite pour laisser passer la civière. Il faut, de nouveau, recourir au pic et à la pioche. Les infirmiers déposent leur fardeau et s'en retournent vers la maison des Moreau pour se munir des outils nécessaires. Emilienne reste seule avec le blessé.

Tout à coup elle tressaille. Dans une petite pièce attenante à la classe, et que ferme une porte dont tous les carreaux sont brisés, il lui a semblé voir des formes humaines qui se meuvent. Est-ce une illusion? A peine a-t-elle eu le temps de se le demander, que deux Allemands surgissent devant elle, et l'ajustent de leur fusil. Les coups partent. Manquée! Mais les assassins — n'est-ce pas un assassinat pour des soldats, que de tirer sur une femme sans défense et sur un blessé — vont recommencer. Emilienne se voit perdue et, avec elle, le malheureux blessé. Que faire? Appeler à l'aide? On ne l'entendra pas. S'enfuir? Ce serait une lâcheté. Subitement, là, sur un banc, à la portée de sa main, elle aperçoit un revolver d'ordonnance. C'est celui d'un infirmier anglais qui s'en est débarrassé tout à l'heure, parce qu'il le gênait dans ses mouvements. Emilienne s'en saisit. Fébrilement, elle tire coup sur coup, au hasard d'ailleurs, car elle n'a jamais touché un revolver ni aucune arme, et le hasard la sert: les Allemands, foudroyés presque à bout portant, tombent l'un sur l'autre....

Voilà ce qu'a fait, et bien d'autres choses encore, cette frêle jeune fille blonde aux yeux si doux, et voilà pourquoi elle a été citée à l'ordre de l'armée, comme un soldat — et, comme un soldat, aussi, décorée de la croix de guerre.

 

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