de la revue 'l'Illustration', no. 3816 - 22 avril, 1916
'Richard Harding Davis'

1864-1916

Un Témoin Véridique De Notre Guerre

Mr. Davis en tenue civile a gauche

Un câblogramme de New-York a annoncé sa mort la semaine dernière, d'une embolie au cœur, à cinquante-deux ans. C'était un parfait gentilhomme, une de ces natures généreuses, ouvertes, courageuses comme elles sont nombreuses en Amérique. Ce sont des compagnons de voyage incomparables par leur gaieté, leur entrain, leur perpétuelle bonne humeur, la conception saine de la vie. Comme Stanley, il serait parti à la recherche de Livingstone... et il l'aurait retrouvé. Dans la galerie des correspondants de guerre, des derniers correspondants de guerre, sa figure restera à côté de celle de ses aînés, les William Simpson, Charles Williams, Archibald Forbes, Russell, H.S. Pearce, Bennet Burleigh (le vieux B. B., « bibi » comme nous l'appelions à l'anglaise, pendant la guerre bulgaro-turque). Il était de la même école, celle des braves gens et des gens braves.

Richard Harding Davis était né en 1864 à Philadelphie. Son père, journaliste éminent, après lui avoir fait faire de solides études universitaires à Lehigh et à l'institut Johns Hopkins, avait favorisé ses débuts dans la presse. Il s'y fit très vite remarquer comme narrateur brillant, observateur sarcastique, sans cesser d'être bienveillant. Il avait le goût de l'aventure, un ardent besoin d'activité, d'initiative. Le reportage de guerre, métier riche d'imprévu et de risques, le tenta. Il avait trouvé sa voie. Il suivit ainsi, pour le New- York Herald, la guerre turco-grecque, la guerre hispano-américaine, la guerre sud-africaine, la guerre russo-japonaise, les deux guerres balkaniques, l'expédition de la Vera-Cruz. Le 4 août 1914, il s'embarquait à New-York sur le Lusitania à destination de l'Europe.

Les observations d'un homme dont le passé professionnel garantissait la compétence méritent d'être retenues. La préface de son livre « With the Allies », préface où il résume la leçon de ses expériences, est un réquisitoire sévère contre le militarisme allemand et un émouvant appel à l'Amérique :

« Je n'ai pas vu, écrit-il, la lettre adressée par le président Wilson au peuple américain lui demandant d'avoir une mentalité de neutre. Mais j'ai vu la guerre. Et je suis certain que si le président Wilson avait vu cette guerre il n'aurait pas écrit sa lettre.

» C'est une guerre contre l'aristocratie militaire de l'Allemagne, contre des gens qui sont de six siècles en arrière, qui, pour défendre leur caste contre la démocratie, ont perverti pour des fins guerrières, pour supprimer la vie, toutes les inventions des temps modernes. (Ailleurs, dans son livre, Davis revient à cette même idée : la prostitution de la science, bienfait de l'humanité, appliquée à sa destruction.) Ces hommes sont militairement fous... Si la guerre européenne était une lutte loyale (a fair fight), le devoir de tout Américain serait de demeurer hors de la lice et de garder un jugement impartial. Mais ce n'est pas une lutte loyale. Dévaster une contrée que l'on a juré de protéger, jeter des bombes sur des villes ouvertes, lancer des mines à la dérive, arracher de l'argent à des otages en les menaçant de mort, détruire des cathédrales, n'est pas une lutte loyale.

» C'est ainsi que combat l'Allemagne. Elle défie les lois de la guerre et les lois de l'humanité.

» Si nous sommes convaincus que l'un des adversaires lutte honnêtement et que l'autre porte des coups interdits, garder une attitude de neutralité est indigne de nous, c'est une lâcheté. Quand un chien enragé galope dans un village, c'est le devoir de tout fermier de décrocher son fusil et d'abattre la bête malfaisante, et non de fermer ses volets et d'être neutre à l'égard du chien et des hommes qui se sont courageusement portés à sa rencontre. »

On comprend l'indignation du vieux correspondant de guerre, impartial à force d'avoir vu des combats où les adversaires rivalisaient d'héroïsme, devant les méthodes de guerre de l'Allemagne, — et quand il écrivait ces lignes, en décembre 1914, le torpillage du Lusitania, les gaz asphyxiants, les obus suffocants, les jets de liquide enflammé étaient encore inconnus!

Davis était revenu en France, après avoir suivi les débuts de la campagne, et j'avais eu sa visite en Artois. Je l'avais conduit à Arras, à Carency, à Souchez. Je le vois encore dans cette « cagna » du chemin creux de la Sucrerie, où sa haute taille avait difficilement trouvé asile. Dehors la pluie faisait rage et cela lui rappelait la bataille de Velestinos, pendant la guerre gréco-turque, où son ami Bass et lui étaient restés toute la journée dans une tranchée que l'artillerie turque arrosait, abri qu'ils avaient brusquement quitté aux premières gouttes de pluie, préférant courir le risque de 500 mètres de terrain découvert parmi les balles et les shrapnels que celui d'un rhume possible.

« Les années ne m'ont pas changé, j'ai encore oublie mon waterproof... » Et son masque glabre, en lequel brillaient des yeux vifs et bons, se détendait dans un sourire.

Il racontait avec cette même bonhomie ses aventures du début de la guerre, son arrestation par les Allemands en Belgique, leur brutalité stupide et lâche, mais il était sans rancune pour cet incident personnel dont le peloton d'exécution avait pourtant failli être la conclusion. Ce qu'il ne pardonnait pas, c'était le bombardement de la cathédrale de Reims, la destruction du beffroi et de l'hôtel de ville d'Arras. Et il avait tenu à se faire photographier avec nous devant les ruines, comme pour confirmer son témoignage. La mutilation de Notre-Dame de Reims l'avait indigné, d'autant plus que le hasard l'avait conduit dans la ville martyre dès le début du crime allemand. H avait pu télégraphier en Amérique la vérité sur le prétexte invoqué par les Allemands : il n'y avait ni observatoire, ni installation militaire quelconque sur la tour de la cathédrale.

La parole de ce correspondant de guerre éminent, dont la situation littéraire et sociale était grande en Amérique, ne pouvait être mise en doute. Elle décida ceux dont l'honnêteté de cœur demandait des preuves.

Le temps que Davis ne consacrait point à courir le monde avec les armées était réservé à la littérature et au théâtre. Certains de ses romans, comme The Bar Sinister, Banson's Folly et Soldiers of Fortune, ont connu le grand succès, mais pour nous il restera surtout le témoin impartial, véridique et noble de la guerre.

Depuis quelques semaines il était rentré aux Etats-Unis et, dans le calme de sa villa de Mount Kisco, près de New-York, asile qu'il avait baptisé : « La ferme de la Croisée des Chemins », il mettait en ordre ses plus récentes notes pour continuer son œuvre de vérité. Tous ceux qui dans notre armée l'approchèrent gardent de lui un souvenir tel que sa mort leur est douloureuse comme celle d'un brave compagnon d'armes.

René Puax.

 

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