du livre
'Tranchées de Verdun'
by Daniel Mornet, 1918

l'Artisant des Soldats

 

Quel que soit le secteur, quels que soient ses fatigues et ses dangers, il y a toujours du temps pour lire les lettres et causer des siens. Lorsqu'il y a, de surcroît, quelques loisirs et que toutes les heures libres ne sont pas données au pesant sommeil, maints poilus s'adonnent aux travaux d'art. On trouve toujours, dans chaque compagnie, de nombreux ciseleurs ou graveurs. Dans le secteur de Verdun, il y a du moins cet avantage que la matière première ne manque pas. Il suffit de se baisser pour trouver, à foison, des fusées d'obus, des ceintures, des douilles, etc. Malgré le poids du « barda », les artistes de la compagnie emportent pieusement leurs outils, scies, limes, burins, étaux. Au moindre répit chacun commence, continue ou achève une bague, un médaillon, un briquet, un coupe-papier, un encrier. Seuls les artilleurs, les automobilistes et tous ceux qui ne ses déplacent pas à pied peuvent entreprendre les grosses pièces: vases de cuivre, lourds encriers, etc. Les fantassins s'en tiennent à la bijouterie fine. Ils y réussissent communément. Des poilus qui étaient maçons ou cultivateurs ou comptables manient très vite la lime ou le burin avec une surprenante dextérité.

Assurément s'ils sont adroits, ils n'ont pas tous un goût très neuf ou trèsfsûr. Ils sont des artisans ingénieux; il serait surprenant qu'ils fussent des artistes. Ils suivent ordinairement des traditions naïves ou des modes banales. Les chatons des bagues portent des trèfles à quatre feuilles, des croix de Lorraine ou un morceau du vitrail brisé d'une église. On y encastre un bouton d'uniforme boche ou le buste de la déesse qui orne les sous anglais. Les pendentifs sont des cœurs qui portent gravés les noms aimés, une marguerite, une pensée. Tous les coupe-papier sont des yatagans dûment recourbés et hérissés de cornes redoutables. Le porte-plume est fait invariablement d'une cartouche boche. Il est certain que ce n'est pas de l'art des tranchées que sortira un art populaire puissant et neuf. Mais du moins tous ces travaux sont exécutés, presque toujours, avec une précision et même une ingéniosité de facture qui attestent l'adresse française. Et puis ils sont une merveilleuse et puissante distraction. L'outillage est rudimentaire. Que de labeur pour sortir d'une fusée d'obus cette fine bague ajourée de demoiselle! Il faut détacher l'aluminium de la fusée, allumer un grand feu, fondre l'aluminium, le couler en tube creux dans un moule de tôle ou de terre, scier le tube en rondelles (avec une mauvaise scie), amincir la rondelle (avec une mauvaise lime), puis percer, limer, ciseler avec adresse et patience.

Mais cette bague, c'est pour la femme, la fillette, la fiancée, la marraine. On y met toute son âme. Pendant des jours on poursuit sa tâche. On oublie les misères et les dangers de la guerre pour se donner tout entier à l'orgueil d'être un créateur. Quand l'œuvre est terminée, on l’emballe avec un soin pieux et on la confie au vaguemestre. Ensuite, généralement, on entreprend une nouvelle tâche. Après la femme ou la fiancée, il faut penser à la fille ou à la sœur ou à la cousine. Les plus habiles d'ailleurs et les moins riches travaillent, à prix d'argent, pour les paresseux ou les maladroits. Des industries prospères s'organisent. Les orfèvres et ciseleurs fabriquent « en série » les coupe- papier ou les bagues, et presque tous arrivent à les achever avec une surprenante rapidité. On gagne dans les tranchées, parfois, d'excellentes journées.

Ce sont là les distractions essentielles des heures de loisir. Il suffit d'y joindre les causeries. On cause beaucoup dans les abris, et souvent même sous les bombar- dements. Parler rend alors les minutes moins longues et l'attente moins énervante. On ne cause guère d'ailleurs de fariboles.

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