- de la revue Lectures Pour Tous de 15 mars 1916
- 'Le Salon des Poilus'
l'Artisant des Soldats
Obligés de vivre sous terre, nos poilus se sont mis résolument à l'école de l'homme des cavernes. Comme celui-ci, jadis, aval inventé les beaux arts, la guerre de tranchées aura eu ce résultat inattendu d'amener plus d'un vaillant troupier à se découvrir une vocation de sculpteur! Tel, qui n'avait jamais manié lébauchoir, a fait pour coup d'essai un coup de maître. Nous mettons sous les yeux du lecteur quelques spécimens curieux de cette statuaire des tranchées: ils attestent une fois de plus le sens artist' qui caractérise notre race.
Si nous en croyons les recherches des savants, l'art naquit un jour non point de l'uniformité, mais de l'immobilité. Retenue au fond de sa caverne par une longue période de mauvais temps, une famille de troglodytes se morfondait à attendre le retour du soleil et de l'action. Les flammes du bûcher projetaient sur la paroi de roches crayeuses la silhouette d'une jeune femme, et l'un de ses compagnons imagina, pour tromper son ennui, de promener le bout d'un tison sur le contour de l'ombre projetée. L'art du dessin venait de naître.
Puis, un autre de ces lointains ancêtres eut l'idée de substituer au charbon le couteau de silex, et le profil du modèle se dessina en creux sur le mur. L'art de la sculpture faisait son apparition dans le monde!
Vous me demanderez pourquoi je remonta au déluge.... C'est que l'histoire est un? perpétuelle recommenceuse. Et nous venons de voir sortir des mêmes origines un art à la fois primitif et moderne: l'art des poilus.
Confiné pendant des semaines entières dans une tranchée humide, un soldat s'amusa à creuser dans la craie champenoise le profil de « Papa Joffre », ou à pétrir la glaise de l'Argonne pour en façonner une figure fort primitivement humaine.
L'exemple gagna de proche en proche, et des comparaisons affinèrent progressivement ces productions de la tranchée. Le dessinateur sur craie, le pétrisseur de glaise s'éleva au rang de sculpteur.
Il va spns dire qu'il ne s'agit pas ici des uvres exécutées plus ou mo'ns près de la ligne de combat par des peintres ou par des sculpteurs déjà connus dans le monde des arts. Elles ne sauraient être envisagées clans cette rapide étude, car elles relèvent de l'atelier et non de la tranchée. Elles n'ont rien de commun avec tels bas- reliefs naïfs dont les auteurs étaient totalement étrangeis à l'enseignement de l'Ecole des Beaux-Arts: ce sont les seuls dont nous nous occuperons.
Papa Joffre sest Reconnu
Allons par exemple dans les carrières du Soissonnais. C'est probablement dans cette partie du front que les érudits qui étudieront plus tard ces petits côtés de la Grande Guerre trouveront les origines de l'Art des Poilus.
Dès que les batailles de la Marne et de l'Aisne eurent substitué à la guerre de manuvres la guerre de tranchées, et immobilisé pour de longs mois les forces belligérantes, un petit noyau de « sculpteurs sur roches » se constitua dans un secteur voisin de Vic-sur-Aisne.
Nous tenons l'anecdote suivante d'un capitaine d'infanterie qui passa les deux derniers mois de l'automne et tout l'hiver de 1914-1915 dans cette région où abondent les carrières. Ces vastes souterrains servaient, et servent encore d'abris ou de lieux de repos aux troupes de ligne.
Un Alsacien, engagé volontaire, et maître-maçon de son état, avait accepté les modestes fonctions de cuisinier. Tout en surveillant le rata des camarades sur ses fourneaux installés à l'entrée d'une carrière, l'idée lui vint de tailler dans la roche tendre une image allégorique: un général qui brandissait un drapeau en conduisant un assaut victorieux.
A cette époque, celle des débuts de la guerre, l'image n'avait pas encore popularisé les traits du généralissime, et, quand un poilu de bonne composition eut déclaré qu'il avait fait son temps sous le général Joffre, qu'il le connaissait parfaitement, et que le bas-relief de la carrière lui ressemblait comme deux gouttes d'eau, la réputation artistique de l'Alsacien grandit soudain dans des proportions colossales! Les hommes s'échappaient des tranchées et cantonnements pour venir admirer le portrait du Grand Chef! Je laisse à penser si la compagnie était fière de posséder comme cuisinier un sculpteur de génie! Ce cuistot était un nouveau Michel-Ange!
Par bonté d'âme, les officiers s'étaient bien gardés de porter atteinte au prestige de l'artiste cuisinier modèle, par ailleurs que la gloire ne détournait pas de ses marmites, finalement, le brave garçon se prit au sérieux, et, d'un canif audacieux, mais sincère, il grava sous l'image cette inscription patriotique: Général Joffre, le Père de la Victoire!
Une consécration quasi-officielle était réservée, au chef-d'uvre du maître-maçon. Au cours d'une tournée d'inspection exécutée sur le front de l'Aisne, dans les derniers jours de novembre 1914, le généralissime vint à passer près de la fameuse carrière, et l'image attira d'autant mieux son regard que les soldats s'étaient hâtés de l'encadrer d'une grande couronne en branches de sapin. Il s'arrêta un moment, sourit, et passa.
Oh! le sourire de bon papa que nous ont vanté les poilus! Ce fut le lancement du statuaire. Le grand homme s'était reconnu! Les plus incrédules furent convaincus.
Le succès de l'Alsacien prit incontinent une petite tournure industrielle. Des soldats fortunés lui commandèrent leur portrait à cent sous le masque, à dix francs le buste avec piédestal, ressemblance garantie, le tout en bonne craie soissonnaise!
Ces naïves sculptures prendront place dans les archives des familles de nos poilus; et les petits-fils des modèles les montreront avec orgueil à leurs descendants, en rappelant qu'elles eurent pour auteur le sculp e îr attitré du vainqueur de la Marne et du Rhin!
Un Salon de Sculpture Sur le Front
La craie, qui se creuse et se gratte si aisément ne pouvait quexercer une irrésistible attraction sur les plus imaginatifs de nos soldats et provoquer dans les tranchées de courtoises luttes d'invention et d'adresse. Nous citerons, à titre d'exemple, le cas du bataillon de chasseurs alpins, cantonné à cette époque dans un secteur de la région d'Arras.
Les officiers organisèrent entre leurs hommes un « Salon » de sculpture avec primes et récompenses, en spécifiant les conditions suivantes: les soldats exerçant dans le civil des professions artistiques n'étaient pas admis à concourir, et les uvres devaient être exécutées dans les vingt jours qui suivaient l'inscription.
Quarante-deux soldats, caporaux ou sous-officiers, prirent part à ce curieux concours. Sur les quarante-deux uvres soumises à l'appréciation du jury, on ne compta pas moins de douze portraits du général Joffre, et trois portraits du général de Pouydraguin, l'idole des chasseurs alpins.
Trois bas-reliefs, sculptés comme les bustes dans des blocs de craie, célébraient la popularité du ('75 ». Quatre artistes avaient traité en caricature la tête du kaiser. Un autre s'était laissé attirer par la micro-céphalie du kronprinz. Quelques-uns s'étaient contentés de graver des guirlandes de fleurs et des emblêmes patriotiques sur la roche calcaire.
Le premier prix une montre d'argent fut décerné à l'auteur d'un petit monument qu'il avait intitulé la Charge à la Victoire. Perché sur un bloc de craie, un jeune soldat, fabriqué de morceaux de bois, de bouts d'étoffe et de fils de fer, s'élançait à la charge en tenant une trompette dans une main, et, dans l'autre, un fusil armé de sa baïonnette. L'allure du petit personnage ne manquait pas de vie. L'auteur avait eu la patience de graver sur les parois du piédestal les plus fameux couplets de la Marseillaise.
Formulons le souhait que les plus originales de ces uvres qui virent le jour dans les tranchées de première ligne, entre deux combats héroïques, ne soient pas perdues pour les générations futures. On devra leur réserver une place, si humble qu'elle soit, dans le futur Musée de la Grande Guerre!
A l'Instar du Musee Grevin
Parmi les manifestations artistiques les plus cur;euses qu'ait produites le front, il nous faut réserver une place spéciale aux reconstitutions de faits de guerre 'obtenues par l'emploi de figurines et d'accessoires à échelle réduite, disposés dans un cadre approprié.
Ces succursales militaires du Musée Grévin s'élaborent généralement en deuxième ligne,près des abris de repos. Elles se donnent pour but de matérialiser quelque épisodé glorieux qu*une collectivité (régiment, bataillon ou compagnie) a inscrit à son actif: et le travail s'exécute en collaboration, sous la direction d'un metteur en scène qui se trouve être parfois un officier.
L'une de nos photographies montre bien l'originalité de ces reconstitutions historiques. Il s'agissait de représenter l'attaque du pontde C..., dont s'empara, en septembre 1914, une poignée de chasseurs à pied, après avoir décimé et mis en fuite une force ennemie très supérieure en nombre.
L'uvre fut entreprise en mai 1915, alors que le bataillon se trouvait au repos derrière le front de Champagne. Parmi les survivants du combat se trouvaient un architecte, promu lieutenant au cours de la campagne, et un sergent, dessinateur bien connu dans le monde de la presse périodique. Ils surent imprimer à la reconstitution un caractère véritablement artistique.
Sur une ravine minuscule dont les cailloux furent tapissés de mousse, un pont de maçonnerie fut jeté. Des pierres habilement disposées, dont l'arrangement rappelait qu'un torrent fougueux aurait dû bondir sous l'arche, dressèrent un pittoresque arrière-plan au fond du tableau. Un chemin muletier déroula ses méandres sur les pentes de la miniature de montagne.
Il ne restait plus qu'à peupler le paysage. Le résultat fut obtenu avec des personnages en bois découpé, dont le plus grand nombre portaient l'uniforme gris et le casque à pointe des Allemands.
On voit d'après la photographie, avec quel art, avec quelle science du mouvement, ces découpures furent conçues et exécutées. Ici, ce sont des Prussiens qui s'obstinent à faire le coup de feu; là, des fuyards s'éloignent au pas accéléré en abandonnant leurs sacs et leurs fusils. Des cadavres gisent un peu partout; un soldat soutient son officier blessé.
Et, plus loin, au fond du tableau, à la lisière d'une forêt moussue, apparaissent les menues silhouettes des sept chasseurs qui s'immortalisèrent dans ce combat homérique, où sept Français mirent en fuite toute une compagnie allemande.
Nous avons eu l'occasion de feuilleter une curieuse collection de photographies relatives à ces reconstitutions en miniature. Plusieurs sont relatives au général Joffre et à son existence sur le front. Réduit à une taille de quelques centimètres, mais toujours recon-naissable, nous le voyons escaladant un sommet vosgien haut de deux ou trois mètres pour v observer les lignes ennemies ou suivre à la jumelle les péripéties d'une action. Ou encore nous l'apercevons qui franchit d'un jarret agile un fossé ou une tranchée, en tournée d'inspection.
Chefs-d'uvre Mintature
Il va de soi que le EN « marron sculpté » devait tenter nos artistes du front. Par malheur, le marron d'Inde, fruit spécial aux jardins d'agrément, n'abonde guère près des tranchées. On para à cet inconvénient en substituant au marron diverses matières première.
Ainsi, nous signalerons une amusante collection de figurines exécutées en mie de pain par un jeune et vaillant poilu, qui compte par ailleurs à son actif deux citations à l'ordre du jour et la croix de guerre.
M. Paul Chanteclair a trouvé le secret de rendre la mie de pain plus malléable que la terre glaise et de lui donner une patine très supérieure à celle des terres cuites.
De cette matière banale, il sait pétrir j'allais dire ciseler de véritables chefs- d'oevre qui relèvent plus de la statuaire que de la caricature. Les physionomies de ses petits bonshommes sont vibrantes d'expression, et leurs rictus feraient éclater de rire les jurés les plus moroses. Les accessoires (vêtements, uniformes, linge, coiffures, bijoux) sont d'une exactitude méticuleuse.
Encore une fois, nous le faisons remarquer, les jolis bustes que nous reproduisons ici (leur hauteur, socle compris, varie entre six et sept centimètres) ont été exécutés à portée des fusils allemands, non loin de la ville martyre qu'est Ypres.
Soudaine Apparition de la Tarasque
Mais, détournons nos yeux de ces gentilles miniatures pour les reporter vers des uvres qui puissent s'examiner sans le secours d'une loupe.
Car beaucoup d'artistes des tranchées ont vu grand, énorme, colossal sans k, patriotiquement! Et ce sont bien les épithètes qu'il sied d'accorder à la Tarasque de la forêt de G..., en Lorraine.
Le correspondant qui nous a révélé l'existence de cette uvre nous a dépeint tn ces termes l'impression qu'elle lui causa.
« Sous la conduite d'un officier d'état-major, nous écrit-il, je venais de parcourir dix kilomètres de tranchées et de boyaux; J'étais harassé, fourbu. La nouvelle que nous approchions du cantonnement où je trouverais, nourriture et repos me ragaillardit au bon moment.
« Bientôt, comme la nuit tombait, la forêt se fit moins dense, et je crus apercevoir dans la pénombre, parmi les bouleaux et les sapins, des toitures de chalets rustiques-. Tout à coup, au détour du sentier, je restai cloué au sol, en retenant un cri de stupeur.
« Étais-je le jouet d'une hallucination? Mon état de fatigue me troublait-il la vue? Devant moi, sur un tertre moussu, se dressait une créature fantastique, un de ces monstres qu'a décrits l'apôtre dans l'Apocalypse»
C'était un reptile gigantesque, dont l'échiné écailleuse et la tête menaçante se profilaient nettement dans les dernières lueurs du jour.
« Il fallut l'éclat de rire de mon compagnon pour me tirer de mon hébétement! Mais, non! La vision était réelle, matérielle! J'avais devant mes yeux écarquillés la fameuse Tarasque, célèbre sur tout le front de Lorraine! »
Il est à peine utile de dire que le monstre de la forêt de G... doit sa création à des troupiers originaires de la basse vallée du Rhône. Seuls, des Tarasconnais et des Beaucairois pouvaient songer à dresser cette fantastique image près du front de Lorraine. C'était un peu de leur chère Provence qu'ils transportaient sous les aiguilles des sapins septentrionaux!
L'uvre, exécutée avecdes branches et de la mousse,est remarquable par la vigueur de son dessin. Elle forme un groupe très vivant, avec son colossal dragon qui terrasse sous ses pattes massives le kaiser en personne! Rien ne manque à la reconstitution: ni la queue fourchue du monstre, ni les moustaches en croc de Guillaume II, qui porte au cou la traditionnelle croix de fer en mousse elle aussi, comme le restant de l'uvre.
Et toujours, nous ferons remarquer que les artistes ont exécuté leur pittoresque chef- d'uvre sous le feu de l'ennemi, car la Tarasque a pour socle la toiture d'un abri souterrain où les « sculpteurs sur mousse » se réfugiaient aux coutumières heures de marmitage.
En vérité, quel attrayant pèlerinage constituera la visite du front, après la guerre! Et avec quelle ardeur il nous faut souhaiter que des municipalités intelligentes entourent et protègent de leur vigilance ces artistiques souvenirs de la plus grande guerre de l'Histoire!