de la revue ‘Lectures Pour Tous’ du 15 décembre 1915
'Petites Industries sur le Front'

l'Artisant des Soldats

 

L’'ingéniosité du soldat français est proverbiale. Nos poilus en donnent encore une fois la preuve par les petites industries qu'ils ont organisées au front, et qui mettent dans la dure guerre d'aujourd'hui une note d'art et de fantaisie. Qui n'a pas sa bague découpée dans une fusée d'obus? C'est le cadeau qui s'impose pour Noël ou le jour de l'an.

 

La guerre de tranchées a contraint nos soldats à l'inaction et à l'immobilité. Mais ce serait mal les connaître que de croire qu'ils ont accepté cette oisiveté sans y chercher un remède. Ce besoin de produire et d'inventer, qui est un des caractères de la race, les a conduits à créer, pour leur usage, une quantité d'objets qui leur procurent une manière de confort, voire... de luxe.

Ingénieux et inventifs, ils ont utilisé tous les matériaux mis à leur disposition: marne de Champagne et terre argileuse de l'Argonne, troncs de sapins et joncs flexibles de saules, vieux tubes de bicyclettes et haubans d'avions allemands capturés, cuillers à pot, gamelles usagées, outils de hasard, boîtes de conserves et, surtout, ce qu'ils nomment « les produits de l'exportation boche « c'est-à-dire le cuivre des balles et l'aluminium des fusées d'obus envoyées par l'ennémi.

De ces matières travaillées avec goût sont nés ainsi, des plaines de l'Artois aux sommets de l'Hartmannswillerkopf, ces souvenirs de guerre qui, répandus par milliers dans toute la France, ont constitué parmi les femmes une véritable mode.

Rien de plus aisé, semble-t-il, que de réaliser telle petite bague ornée d'un cœur ou ces fleurs découpées dans le bois. Mais il faut se représenter au milieu de quels dangers et à l'aide de quels pauvres instruments s'effectue le travail. Et, pour bien juger de la valeur de ces petites industries, encore faut-il savoir qu'elles ne sont pas l'œuvre d'ouvriers qui y étaient préparés par leur profession antérieure, mais que tous les hommes sans distinction de métier ont, de leur plein gré et avec entrain, manié la scie, le rabot ou la lime.

 

Tout Ce Qu'il Faut Pour Ecrire

La première industrie née de la guerre fut celui des menus objets fabriqués avec les cartouches allemandes: porte-plumes où la douille vidée sert de manche,' tandis que la balle entaillée pour soutenir la plume se rentre à volonté et en tous sens dans son fourreau naturel; cachets supportant à la base une rondelle plate et débordante où se gravent les initiales; coupe^papier formés d'une lame de cuivre insérée dans la douille; petite lampe avec sa mèche sortant de la halle et sa réserve de laine imbihée d'essence dans le corps de la douille.

Quant aux encriers, on les façonne avec la tête de l'obus autrichien — en cuivre — assise sur sa base d'aluminium que ceint une bandelette ornementale en cuivre. A l'endroit où les deux métaux s'insèrent l'un sur l'autre, on scie de façon à ne laisser qu'un point d'attache. Le cuivre tourne alors sur le récipient d'aluminium comme sur un pivot et permet d'ouvrir l'encrier. La pointe terminale est presque toujours ornée de balles formant des motifs décoratifs.

 

 

Ateliers Pittoresques et Imprevus

Très vite, on vit disparaître cette première industrie. La guerre de tranchées ne comporte que des fusillades espacées et peu nourries où les balles vont se perdant au hasard, tandis qu'une bataille comme celle de la Marne, où l'ennemi abandonne en tas ses munitions, avait permis des récoltes fructueuses. Depuis, l'arrivée régulière des « marmites » et obus de tous calibres a entraîné une nouvelle industrie: celle des bagues en aluminium.

Les secteurs très « arrosés » se déclarent les plus favorisés. Dès qu'un obus tombe en plein champ, les soldats, insoucieux du danger, se précipitent pour recueillir la fusée. Et aussitôt ils se mettent au travail! Le plus souvent, ils ne disposent que d'une installation sommaire. Aux tranchées de... en Champagne, tel poilu conciliant utilise un vieux tonneau en guise d'atelier. Son matériel est posé sur le couvercle et il enfile ses bagues sur des branches recourbées en demi-cercle. Ailleurs, au cantonnement de..., un baguiste a organisé son travail dans l'embrasure d'une fenêtre d'écurie. Le rebord lui sert de table, le cadre porte des clous où il accroche ses outils et, le jour venant de face, il lime et polit en pleine lumière. Dans un petit village dévasté de l'Argonne, d'autres « joailliers» ont eu la bonne fortune de trouver un établi de menuisier. Ils s'y sont installés et se passent les outils à tour de rôle.

Au Four de Paris, une équipe de sept patrouilleurs audacieux s'est constituée en atelier collectif. Grâce à la division du travail et à la camaraderie qui règne entre eux, ils arrivent à produire environ quinze bagues par jour, alors qu'un travailleur isolé en fait une en trois jours. Tandis qu'autour d'eux tombent les obus, ces hommes- boulots, comme ils se sont surnommés, fondent, coulent, dessinent, cisèlent. Appartenant aux professions les plus diverses — on connaît parmi eux un garçon de café, un boucher, un instituteur, un comptable, un terrassier — ilsontacquisdans l'art du baguiste une habileté exceptionnelle.

C'est de leur groupe qu'est sortie la « maison Caramel » fondée par deux Parisiens débrouillards, connus sous les noms de Pitouet de Rigadin, qui, dans un pays dévasté, procuraient tout ce qu'on leur commandait en fait d'objets et de denrées. Toujours à l'affût et ne dormant presque jamais, ils partaient chaque nuit à la quête dans les ruines, recomposant avec des débris épars des bicyclettes ou ces fameuses chignoles qui furent de mode parmi les cuisiniers: petites voitures basses faites avec des roues disparates et de vieilles caisses.

 

Des Bijoux Qui Sont des Souvenirs

Pour leur travail, lesbaguistesemploient deux procédés: les uns utilisent l'aluminium tel qu'il se présente sur la fusée d'obus, en y découpant dans la masse des rondelles; les autres le fondent dans la calotte d'acier que les soldats allant aux tranchées plaçaient dans leur képi. On chauffe le métal, et on active en soufflant à l'aide d'un vieux fourreau de baïonnette Lebel; puis, on coule l'aluminium dans un moule façonné en pierre calcaire. On poursuit le travail à la lime et au couteau et on l'achève par le polissage à la toile d'émeri. Pour orner la bague de pièces de cuivre en forme de losange, trèfle, croix, cœur, on pratique une entaille dans l'aluminium en fusion et l'on y introduit le cuivre préparé qui, au refroidissement, se trouve pris dans la masse.

Les sujets qui figurent sur la plupart des bagues reproduisent presque toujours des modèles connus. Pourtant, de-ci de-là, on rencontre un artiste capable de créer et de varier ses sujets. Tel cet artilleur, cantonné en Champagne, qui est parvenu à composer des œuvres originales. Il ciselle de nouveaux motifs: la roue, le serpent, la coccinelle, et a exécuté une remarquable image du général Joffre contournée en forme d'anneau, les pieds venant s'insérer sur le képi. On reconnaît le généralissime à ses fortes moustaches, à son air grave et bienveillant, à son costume où ne manque aucun attribut et à ce plan de la bataille de la Marne qu'il tient dans sa main droite.

L'industrie des bagues jouit d'une vogue sans égale. Depuis le mois de décembre 1914, les envois ont centuplé, et les prix n'ont cessé de s'élever.

Et ce terme d'industrie n'est pas trop fort, puisqu'en un court espace de temps on a pu noter que les envois de nos soldats, pour une seule division, avaient été de 20 000.

Le faiseur de bagues apporte à son travail une véritable passion. A peine revenu de la tranchée, il s'installe en plein air ou dans la cagna, devant la porte de la maison ou devant la cuisine qui se prépare. Il est devenu une sorte de « possédé » que la caricature et la chanson ont dépeint avec humour. On connaît la parodie, faite sur l'air de:

C'est pour ton charme que je t'aime:

Matin et soir, toujours je lime,
Et puis sans cesse je polis,
J'en oublie mem' d'aller au lit.
Comm' bijoutier, tout le temps je trime;
Bagues d'aluminium je lime...

 

 

Meubles en Tous Genres

Pour construire, meubler et orner la maison, les soldats disposaient de la matière première, le bois, qu'ils pouvaient prendre à loisir. Dès que chacun eut bâti sa hutte en branchages, son chalet rustique ou sa demeure souterraine — cagna, gourbi, guitoune—il fallut songer à y mettre les meubles essentiels. Les lits se firent sur le mode breton, creusés dans la muraille, garnis de planches et superposés comme les couchettes de navire, ou, selon le mode jumeau, disposés côte à côte et portés sur des pieds. Avec des branches flexibles et des rondins, on fabriqua des chaises, des tabourets, des rocking-chairs, des bancs de jardin, des cadres de tableaux, des cheminées, des tables, despanneaux intérieurs. La fantaisie, et le goût rendirent agréables à l'œil ces objets. Un « art des rondins », né sur le front, rappelle ce que les peuples Scandinaves ont fait de mieux pour orner leurs rustiques demeures. La maison elle-même fet son jardin furent entourés de gracieuses balustrades et de portes à claire-voie, surmontées d'un auvent tel qu'on en voit aux vieilles demeures normandes. Il n'est pas jusqu'à la source qu'on n'ait su entourer d'un abri ornemental d'où l'eau jaillit en fontaine.

Et, pieusement, c'est en bois artistement assemblé qu'ils construisent ces monuments funèbres qui marquent l'emplacement de vastes cimetières.

Ainsi ils savent tromper l'ennui des longs loisirs auxquels les condamne la monotonie de la guerre moderne. Et aux approches de Noël et du Jour de l'an, ils vont pouvoir, eux aussi, envoyer aux êtres chers des «cadeaux» qui, venus du front, combleront de joie et de fierté ceux et celles qui les recevront.

 

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