de la revue 'Les Annales' No. 1683, 26 septembre 1915
'Bibelots de Tranchées'
par Henri de Régnier
de l'Académie française

En Marge de la Guerre

 

Il semble bien que dans la monstrueuse guerre menée par l'Allemagne contre là civilisation, les submersibles aient joué, jusqu'à présent, un rôle plus efficace que les dirigeables. La piraterie marine a mieux réussi aux Allemands que la piraterie aérienne. Dans la tâche qui est assignée aux engins de destruction germaniques, et qui consiste à supprimer le plus grand nombre possible de vies innocentes, le sous-marin s'est montré nettement supérieur. Aucun des zeppelins n'a encore réussi un « coup » égal à celui du Lusitania. Leur action, au contraire, s'est fait sentir assez maigrement, et leurs attentats n'ont pas encore produit de résultats tout à fait satisfaisants, pas plus dans les raids accomplis contre l'Angleterre que dans les randonnées essayées au-dessus de nos villes ouvertes.

Nous pourrions donc regarder les criminelles tentatives des brigands de l'air avec lune certaine indifférence, si nous n'en éprouvions un certain agacement qui provient du fait que, jusqu'alors, les pirates de l'atmosphère n'ont guère reçu le châtiment qu'ils méritent. Que les zeppelins qui nous ont visités aient pu, sans trop de dommage, regagner leurs hangars, cela ne laisse pas de nous causer un peu de déception et de mauvaise humeur; nous aurions voulu que leurs barbares expéditions ne se passassent pas ainsi sans encombre, même si elles Ont eu lieu sans produire les effets qu'en pouvait attendre la haine de nos ennemis.

Néanmoins, et heureusement, tous les zeppelins qui ont survolé notre territoire ne sont pas rentrés sains et saufs dans leurs repaires, et je n'en veux pour preuve que le porte- plume avec lequel j'écris ces lignes et que je demande à mes lecteurs la permission de leur décrire en deux mots. Il se compose d'une tige en aluminium qui n'aurait rien de remarquable, si elle ne provenait du dirigeable allemand abattu par nos soldats de Lorraine, à Badonviller, ait commencement de la guerre. Cette origine donne du prix à ce trophée, qui représente, de plus, pour moi, un instructif spécimen de ce que l'on pourrait appeler les « bibelots de tranchées ».

Ces bibelots sont, paraît-il, nombreux et divers. L'ingéniosité de nos Poilus s'y montre sous des formes variées. A ce compte, ils sont déjà intéressants; mais ils le deviennent bien davantage si l'on y voit aussi tin signe du moral de leurs artisans.

Dans la rude vie qu'on mène au front, parmi les dangers de chaque minute, n'est-il pas saisissant et beau que se conservent et s'exercent à ces menus labeurs les aptitudes professionnelles? J'aime cette libertél d'esprit, cette faculté de s'adapter aux circonstances, ce délassement cherché à desi' travaux improvisés. De même que je lia, avec une sympathie émue les petits journaux; autographiés, pleins de verve et de bonne humeur, qui se publient là-bas, et des vers de brave allure et de beau sentiment composés au bruit du canon, ainsi je considère avec respect mon porte-plume d'aluminium fabriqué avec un débris du zeppelin de Badonviller ou tels autres objets analogues, qui ont déjà, me dit-on, leurs collectionneurs passionnés. Oui, avec respect; car ne sont-ils pas, ces « bibelots de tranchées », un signe émouvant de cette volonté ferme et tranquille, de cette acceptation raisonnée des événements, de cette obstination héroïque, qui se sont révélées dans les âmes françaises? Ne veulent-ils pas dire que, quoi qu'il arrive, on « tiendra » jusqu'au bout, qu'on « est là » pour le temps qu'il faudra, que l'on a accepté stoïquement, vaillamment, les nécessités de la guerre?

N'expriment-ils pas, sous une forme naïve et simple, ce qu'il y a de « durable » dans le courage de nos soldats? Et ne signifient-ils pas aussi qu'une fois, la grande tâche accomplie, chacun retrouvera sa place dans l'ensemble social, joyeux de reprendre sa fonction, son métier, sa vie? Et c'est cette heure qu'ils attendent, nos soldats, tout en façonnant ces « bibelots de tranchées », où s'atteste si bien le sans-souci de leur héroïque attente, leur attente de l'heure libératrice, où le dernier sous-marin allemand reposera au fond de la mer et où le dernier zeppelin aura exhalé, dans l'air enfin purifié, son âme de gaz, de meurtre et de haine.

Henri de Régnier
de l'Académie française
 

 

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