extrait du livre; 'Gloire et Misère au Front de Flandre - 1914-1918'
'Les Bagues'
par James Thiriar

En Marge de la Guerre

dessin dans une revue belge

 

C'est plus que de l'ingéniosité que le soldat mettait à ciseler le cuivre, à aplatir, effiler, tourner, incruster les bois et les métaux transformés par ses doigts habiles, et avec les outils les plus rudimentaires, en cent objets d'une naïve ou amusante fantaisie.

Mais c'est la bague qui connut toujours le maximum de succès. En combien de milliers d'anneaux gris se sont mués les kilogrammes d'aluminium fondus dans des creusets de fortune, sur de petits feux de tranchées ou sur de gros poêles rougeoyants des baraquements!

Au début, la bague d'aluminium provenait des débris de fusées allemandes, ramassées dans les trous d'obus. Mais la matière première ainsi fournie ne suffit bientôt plus à alimenter l'activité de tous les poilus qui s'étaient découvert une vocation de joailliers. Et ma foi, — on peut bien l'avouer aujourd'hui, — les poilus ont triché... Ils ont roulé le client; ils ont révélé des âmes roublardes de trafiquants. Et ils ont cherché de l'aluminium partout où ils pouvaient en trouver: le nombre de marmites, de gobelets et de gourdes de l'équipement qui disparurent à certain moment fut tel, que l'autorité supérieure dut s'en émouvoir et édicta des peines sévères...

Je ne sais si les ustensiles en aluminium furent dès lors épargnés, mais ce que je sais bien, c'est que le nombre de bagues — toutes faites avec du métal venu des Boches, était-il, bien entendu, affirmé — alla toujours en croissant.

C'est un peu comme le bronze de certaine cloche fameuse de Reninghe... Qui de nous n'a pas eu, pendant la guerre, sa bague au chaton formé d'un éclat miroitant de cette Cloche-Gigogne? Il est effarant de songer à la dimension qu'elle devait avoir, pour s'être morcelée en autant de milliers et de milliers de fragments!

Pourtant il ne faut pas sourire. Il faut négliger de voir ces puériles supercheries et ne considérer, au delà de l'innocent mensonge, que l'intention et l'émotion de celui qui ouvra les menus bijoux de pacotille, qui, en rêvassant, dans sa solitude, les façonna de ses raides doigts patients devenus très habiles...

Bague d'aluminium, bague grossière, bague fruste, bague naïve, petite bague du soldat, la matière dont tu as été faite n'a pas de poids, n'a pas de reflet, de clarté, n'a pas de valeur, et pourtant, petite bague de guerre, tu es sans prix.

Aux gros doigts rouges des paysannes, aux fins doigts blancs des jeunes femmes de la ville, aux gourds doigts ridés des vieilles mamans, tu as eu bien souvent plus de beauté qu'un riche joyau.

Il en est, de ces bagues grises, qui ont été gardées, accrochées à une chaînette, cachées jalousement, chèrement, sur des poitrines de vierges, avec la même ferveur que s'y tiennent les médaillons enfermant des cheveux ou l'image d'un être aimé. Ces bagues, — ces bagues venues d'un mort souvent, — ont eu le pieux prestige des scapulaires sur la gorge des dévotes...

Petite bague aux formes simples, au chaton puérilement enluminé ou enfantinement ouvragé, tu ne vaux pas dix sous, et pourtant tu n'as pas de prix...

Les larmes que souvent on a versées sur toi sont autrement précieuses que la perle du plus riche Orient, que le diamant de la plus belle eau.

Chère petite bague grise du soldat...

 

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