- de la revue 'l'Illustration' No. 3774, 3 julliet 1915
- 'les Bagues des Tranchées'
l'Artisant des Soldats
Ces bagues qui nous arrivent du front, si variées de forme, très simples ou finement ciselées, sont les bibelots les plus recherchés du moment. Chacun voudrait en posséder un spécimen, car ce sont nos soldats qui, aux heures d'accalmie, s'amusent à les confectionner.
Sait-on ce que ces bagues représentent d'ingéniosité et comment nos poilus eurent l'idée de les fabriquer? Après les premiers combats, désireux de rapporter des souvenirs de la guerre, souvent les hommes ramassèrent, parmi les débris jonchant les champs de bataille, des fusées d'obus allemands de 77. Ces fusées, vissées sur l'ogive de l'obus, sont, en général, fondues en aluminium, parfois aussi en cuivre et aluminium, et il arrive qu'elles ne portent qu'une rondelle d'aluminium autour de la « masselotte ». Ces rondelles, ayant à peu près la dimension du doigt, ont été les premières bagues des tranchées, mais combien grossières celles-là: c'étaient de simples anneaux à section carrée, pour gros doigts d'homme.
Peu à peu, on se mit à les ouvrager, d'abord au couteau, puis avec le tiers-point des trousses enveloppant les scies articulées. Plus tard, les mitrailleurs, qui disposent des instruments rangés dans des caisses d'outillage, perfectionnèrent encore le fini des bagues des tranchées, mais toujours sans étau ni établi: pour façonner la bague, on l'enfilait sur un fourreau de baïonnette convenant, par sa forme légèrement conique, à toutes les pointures.
Lorsqu'un jour on voulut faire des bagues d'un diamètre plus petit, il fallut songer à fondre le métal des fusées d'obus allemands pour le couler en un petit lingot de dimensions convenables. Ici, encore, l'ingéniosité de nos poilus eut bientôt fait de suppléer au manque de matériel: le métal était fondu soit dans une cuillère, soit dans une calotte d'acier, dite calotte des tranchées, à un feu de bois, activé par un soufflet fait d'un vieux fourreau de baïonnette percé à l'extrémité. Les premiers moules furent en terre, en bois, en pierre calcaire tendre. Plus tard, lorsque la production augmenta, on coula des barres rondes dans des moules faits avec les douilles des piquets de tentes; la barre était ensuite débitée à l'aide du bord denté d'une vieille pelle-bêche. Le dégrossissage se fait au couteau; pour forer l'intérieur de la bague, on se sert généralement du pic, de la pelle-pioche qui présente quatre arêtes. Le polissage se fait d'abord avec le dos du couteau, puis avec un morceau de bois dur, humecté de temps en temps pour l'adoucir.
Toujours désireux de faire mieux, quelques soldats se mirent à graver les bagues avec la pointe d'un couteau; d'autres songèrent à les incruster de petits morceaux de cuivre habilement découpés dans les mêmes fusées allemandes. Ces incrustations se font par mortaise ou par rivet; on se sert alors, pour percer les petites plaques de cuivre, de l'alêne qui se trouve dans la trousse à boutons. C'est ainsi que des bagues, comme celles dont nous reproduisons les modèles, ont été faites par des soldats que leurs occupations antérieures n'avaient nullement préparés à ce genre de travail. Il y a, bien entendu, des ciseleurs, les bijoutiers de profession, sur le front: les chatons sortis de leurs mains sont d'un travail plus délicat, mais moins naïf et souvent, en somme, plus banal. La fabrication des bagues a été, sur bien des points du front, le grand passe-temps de nos poilus, pendant les longs mois qu'ils ont passés dans les tranchées. Il se produisit ceci qu'à certains moments, comme on manquait d'aluminium, les hommes attendaient impatiemment le prochain bombardement qui leur fournirait la matière première indispensable. Lorsque quelques obus tombaient, on voyait les soldats se précipiter pour rechercher les fusées nécessaires à la reprise du travail.