de la revue ‘La Guerre des Nations', no. 2
'la Maison du Passeur'
 

Recit d'un des Combattants

 

5 décembre 1914

M. G. P..., sous-officier au 94 territoriale, a assisté à deux des événements les plus marquants de la guerre actuelle, l’héroisme du Premier zouaves et la prise de la maison du Passeur. Nous sommes heureux de pouvoir imprimer sa relation :

A 1500 mètres environ, à droite du pont de Dry-Grachten, les Allemands avaient réussi à traverser le canal et à s'établir fortement dans une petite maison basse, trapue, à la toiture de tuiles rouges, adossée au talus du canal, et aux murs décolorés par l'humidité, dite la maison du Passeur. Ils l'avaient entourée de tranchées, sur trois faces, que protégeait un triple réseau de fil de fer barbelé.

Dans la maison même, quelques mitrailleuses allemandes étaient postées de façon qu'elles prenaient en enfilade nos lignes de tranchées placées à droite et à gauche des leurs, à une faible distance. Ce petit bloc-haus, défendu par 200 hommes environ, ne cessait de faire pleuvoir sur nous un feu meurtrier dont tous nos mouvements étaient embarrassés.

Pour s'emparer de cette redoute, cinq tentatives avaient déjà été faites par les zouaves et les tirailleurs algériens, mais sans succès.

Dans ce pays de Flandre, plat, dénudé, coupé de canaux, les attaques de jour offrent des difficultés insurmontables; les attaques de nuit elles-mêmes sont très périlleuses. Il fallait cependant s'emparer de ce poste si dangereux entre les mains de l'ennemi.

L'attaque fut décidée par le commandement, pour le soir du vendredi 4 décembre. Le 11e bataillon du 1er zouaves, renforcé par la 4e compagnie du 94e territoriale, la mienne, et secondée par une compagnie de Bat-d'Af., les « joyeux » cassecou, fit ses préparatifs. Le 4 décembre est la Sainte-Barbe; aussi, en l'honneur de leur patronne, nos artilleurs avaient-ils arrosé toute la journée, avec une abondance particulière, les tranchées allemandes, situées à 4 ou 500 mètres des nôtres, sur la rive droite du canal. Sur les six heures du soir, dans la nuit qui était tombée, des éclairs d'orage viennent tout à coup à traverser l'obscurité, et bientôt, c'est le fracas: vent, tempête, tonnerre; et la neige même se met à tomber. Phénomènes contradictoires qui s'expliquent peut-être par les effets de l'artillerie dans l'atmosphère. Et telle fut la violence de l'orage que l'attaque en fut remise au lendemain.

Le samedi 5, sur le soir, à nuit close, quelques volontaires, choisis parmi les « joyeux », s'avancèrent en rampant vers les tranchées allemandes. Ils étaient armés de cisailles pour en couper les fils de fer. Au même instant, notre artillerie commença à bombarder les tranchées allemandes, .situées de l'autre côté du canal, pour faire diversion. De gros nuages roulaient dans le ciel et une petite pluie fine se mit à tomber en minces nappes qui vous transperçaient.

Leur mission terminée, les « joyeux » revinrent à leur poste. Leur petite expédition avait été menée avec tant d'adresse que l'attention de l'ennemi n'en avait pas été éveillée. Tout aussitôt la compagnie du bataillon d'Afrique, désignée pour commencer l'attaque, se mit en marche, baïonnette au canon, le magasin du fusil approvisionné. Ils progressèrent par petits groupes courbés le plus possible vers le sol, et dans le plus profond silence. En arrière, la 43" compagnie du 1er zouaves, se tenait prête à soutenir l'attaque, renforcée par une section de ma compagnie, cependant que les autres, dans les tranchées, veillaient, l'arme braquée dans les crénaux, pour balayer la plaine, dans le cas où les Allemands, terrés sur l'autre rive, auraient essayé de porter secours à ceux qui occupaient la maison du Passeur. De chaque côté du pont de Dry-Grachten, des zouaves, avec quatre mitrailleuses, en défendaient l'accès.

L'attaque fut si bien menée, que les Allemands, à moitié surpris, eurent à peine le temps de se défendre. Les tranchées furent vivement balayées. Le râle des mourants, transpercés par nos baïonnettes, se mêlait aux clameurs des « joyeux » qui hurlaient d'enthousiasme et de joie, et aux cris de terreur des Boches en fuite, à la recherche de la passerelle qui reliait la maison du Passeur à l'autre rive.

Mais le plus dur restait à faire. De la maison du Passeur, les mitrailleuses se mirent à inonder nos vaillantes troupes d'un ouragan de balles. Leur tac-tac, rapide et agaçant, dominait le crépitement de la fusillade qui devint très vive, de part et d'autre. Et les batteries allemandes, prévenues par téléphone, commencèrent à envoyer une pluie de shrapnells, cependant que, des deux côtés, des fusées éclatantes montaient vers le ciel. Pendant plus de deux heures, le combat continua dans la nuit que rayaient des éclairs, ce qui permettait d'apercevoir, de temps en temps, pareilles à des grappes de démons noirs, nos vaillants soldats se ruant vers le poste attaqué.

Enfin, au centre même de la fournaise, l'action parut faiblir. Deux minutes d'angoisse,: lequel des deux partis l'avaient emporté? Oh! cette obscurité de la nuit que l'on cherchait à percer : on souhaitait les éclairs de la veille qui eussent permis de voir un peu; enfin, comme une traînée de poudre, la bonne nouvelle se répandit. Nous étions maîtres de la position; le colonel du 1er zouaves donnait ordre de mettre le feu à la maison du Passeur. Nous étions enfin délivrés de ce guêpier. Une lueur rougeâtre montait dans la nuit, et les flammes qui dévoraient la maison du Passeur nous semblaient le plus beau des feux d'artifice.

Le matin, aux alentours du repaire qui n'était plus qu'une ruine fumante, de nombreux cadavres, où les nôtres étaient en très faible proportion, témoignaient combien la lutte avait été chaude.

La prise de la maison du Passeur venait d'entrer dans l'histoire et un fait d'armes de plus s'ajoutait aux exploits déjà nombreux des bataillons d'Afrique et du 1er zouaves. G. P.

Sous-officier au … Régiment Territoriale

 

 

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