de la revue 'l'Illustration', no. 3830, 29 juilliet 1916
'Les Derniers Jours
de la Défense de Vaux'
 
Épisodes de la Bataille de Verdun

 

Les Allemands parvenus depuis le début de mars à s'accrocher aux pentes du mamelon avaient, quatre mois durant, multiplié les efforts inutiles pour emporter le fort de Vaux. Aux premiers jours de juin, ils savaient, selon les expressions d'un récit communiqué à la presse, que, « pas plus qu'ils n'avaient pris Douaumont d'assaut, ils n'enlèveraient Vaux de vive force », et, ce que leur infanterie était impuissante à faire, ils le réalisèrent alors par l'artillerie. En avant du fort, à droite et à gauche, ils poussèrent des troupes; au Sud, ils mirent un barrage de mitraille. Des concentrations de feux d'une puissance invraisemblable isolèrent complètement la place. Par le récit de quelques épisodes, nous pouvons aujourd'hui donner une idée de ces combats où brillèrent une fois de plus tous les héroïsmes de l'armée française.

Huit jours avant que l'ennemi eût pris pied dans les ruines du fort, nous tenions au Sud du village de Vaux une ligne en demi-cercle, depuis les abords de l'étang à l'Ouest, jusqu'au village de Damloup à l'Est. Le 1er juin, dans la matinée, les Allemands, après une préparation intense, réussirent à faire fléchir la partie Ouest de ce front, en nous enlevant, au Nord du ravin du Bazil, un saillant avancé dans la direction d'Hardaumont. Ce fut le début de la série de ces attaques. L'infanterie ennemie, protégée par son artillerie qui faisait une débauche de projectiles de tous les calibres, essaya de pousser plus avant et d'atteindre, au Sud de l'étang de Vaux, les retranchements R2 et R3. Ce fut en vain. Désespérant d'enlever ces positions par une attaque directe, elle voulut les déborder par la gauche en progressant par le saillant .d'Hardaumont, et c'est alors qu'en dépit d'un bombardement furieux commença cette défense du retranchement R1, immédiatement au Nord-Ouest du fort, qui a déjà été relatée et qui fait le plus grand honneur à la compagnie du 101 régiment d'infanterie, installée dans la position.

 

Journée du 2 Juin

Vers 7 heures du matin, le 2 juin, parvint au commandement une poignante nouvelle. Le chef de bataillon Raynal, du 96e d'infanterie, qui commandait dans le fort de Vaux la compagnie du 142e régiment d'infanterie, garnison de l'ouvrage, adressait par pigeon voyageur le message suivant: « La nuit est autour de nous. Je rends hommage au brave capitaine Taboureau, du 142e, grièvement blessé. » En même temps, les Allemands s'acharnaient à resserrer l'étreinte, par leurs troupes et leur artillerie. A 7 h. 4, des fantassins, qui se rassemblaient au Nord-Ouest de l'ouvrage, étaient aussitôt pris sous le feu des canons français et dispersés; mais, vers midi, un observateur apercevait au sommet du fort de Vaux une quarantaine d'hommes dont il n'était pas possible de reconnaître la couleur des uniformes. S'agissait-il d'Allemands essayant d'exécuter des travaux à la superstructure, ou de Français qui auraient tenté une sortie ? Bientôt le doute ne fut plus possible. L'artillerie ennemie avait repris le tir avec intensité et, manifestement, le but qu'elle cherchait était de créer une zone d'isolement permettant à ses pionniers de travailler. Nous fîmes commencer alors un tir fusant; les Allemands disparurent aussitôt.

En fin de journée, la situation n'avait pas varié. Une contre-attaque lancée par nous pour reprendre les retranchements R2 et R3 n'avait pu progresser, prise sous des barrages qui atteignaient sous ce front étroit une puissance de destruction considérable. Mais R1 tenait toujours et, à l'Est du fort, les Allemands n'avaient pas avancé. A 19 heures, le ballon signale de petites colonnes d'infanterie atteignant la corne Nord-Ouest de l'ouvrage. Des groupes semblent escalader le parapet et disparaissent dans le fossé. D'autres groupes se glissent rapidement dans les tranchées voisines.

Notre artillerie tire sans répit et les contre-attaques succèdent aux contre-attaques. Les troupes s'élancent avec le plus bel entrain, mais leurs tentatives, dissociées par un feu terrible, n'arrivent pas aux objectifs. A la fin de la nuit, les Allemands ont réussi à se maintenir dans la tranchée située au Nord du fort; ils ont pénétré dans le front de tête et établi des mitrailleuses sur la superstructure, en particulier à la corne Est. Un nouveau message du commandant Raynal rend compte qu'ils travaillent activement. Us ont fini par s'emparer des coffres de contrescarpe Nord-Est et Nord-Ouest. La lutte se poursuit dans les gaines. Et, sans relâche, l'ennemi nous attaque dans la région.

 

Journée du 3 Juin

Dans la matinée du 3 juin, il tente, sans le moindre succès, une petite action

au Nord-Est du fort. Dans le courant dé l'après-midi, il prononce à l'Ouest de Damloup un nouvement offensif des plus vigoureux, mais encore stérile. Ses pertes sont effroyables... La nuit arrive encore et les positions n'ont pas varié. Nous tenons toujours R1, la courtine à l'Ouest du fort, les tranchées de Belfort et de Montbéliard, à l'Est.

Un prisonnier fait dans la région déclare que les Allemands vont attaquer de nouveau, avec des forces considérables. L'action doit se poursuivre sans trêve, car l'ordre est donné de s'emparer à tout prix, d'abord des positions à l'Ouest du fort, puis de l'ouvrage même. Ce renseignement ne tarde pas à être confirmé.

 

Journée du 4 Juin

Tout d'abord, vers 7 h. 45, le 4 juin, on signale un mouvement ennemi vers la Laufée et le fond de la Gayette; puis, quelques heures plus tard, une préparation d'artillerie extrêmement violente sur le bois Fumin et dans les carrières à l'Ouest du fort. On annonce que les Allemands font des préparatifs présageant une attaque prochaine sur R1 et la tranchée de Besançon ; une action dans la région de la Laufée paraît imminente. Il s'agit certainement d'un effort considérable.

Depuis le matin, le bombardement n'a pas cessé un instant. A 15 h. 30, l'infanterie ennemie se porte à l'attaque. A leur droite, les Allemands sont sortis de R2 et R3 et ils sont venus se heurter à la tranchée Fumin entièrement bouleversée, mais dont les défenseurs ont résisté avec une indomptable énergie; les vagues d'assaut sont renouvelées, mais c'est en vain. Les unités allemandes se replient en désordre, après avoir subi des pertes énormes. A 20 heures, notre artillerie anéantit en quelques instants des renforts qui arrivent en colonnes par quatre. Enfin, quelque temps après, l'ennemi renouvelle avec le même insuccès son attaque, au Sud de R3 et de R3. Nous avons, une fois de plus, maintenu toutes nos positions.

 

Journée du 5 Juin

Un homme de liaison du 142e a réussi à quitter le fort de Vaux dans la nuit du 3 au 4, en sautant dans le fossé de gorge, par la fenêtre d'une casemate. Il raconte que la garnison a beaucoup souffert. L'eau commence à devenir rare. Chaque homme n'en reçoit guère plus d'un quart dans les 24 heures. L'air des casemates est empesté; des morts gisent partout à côté des blessés. La lutte se poursuit à la grenade, sans arrêt, dans les gaines de l'ouvrage. Les Allemands lancent des jets de flammes et des liquides enflammés.

Puis deux hommes de liaison, qui ont encore pu passer dans la nuit du 4 au 5, apportent ces renseignements:

— Les Français tiennent toujours dans les casemates.

— Il y a peu d'Allemands au-dessus du fort, mais une quantité énorme de leurs cadavres autour de l'ouvrage.

— L'observatoire a été trois fois perdu et trois fois repris.

— Le fossé de gorge est battu par une mitrailleuse ennemie installée dans la superstructure.

 

 

La Suprême Tentative

S'il n'est pas possible de pénétrer dans le fort de Vaux (des officiers se sont dévoués en vain durant les dernières vingt-quatre heures pour tenter d'aller réconforter les défenseurs), du moins s'efforce-t-on, par tous les moyens, de communiquer avec la garnison. Un poste optique avait été établi, puis détruit par le tir de l'ennemi, dans la nuit du 31 mai au 1" juin, et la violence du bombardement n'avait pas permis de le reconstruire. Des signaleurs volontaires s'offrent pour aller à découvert établir la liaison, et leur courageuse conduite est récompensée, car, à 8 h. 15, un premier message arrive. Dans la journée, les appels se succèdent.

— L'ennemi a établi un fourneau et va faire sauter une voûte.

— L'ennemi nous attaque par les flammes et les gaz.

— Les Allemands font sauter la voûte de la casemate n 7. Notre poste optique est établi dans la casemate 9. Evitez de le détruire.

— Nous sommes à toute extrémité.

Il faut se hâter, s'il est possible humainement de faire quelque chose. « La garnison du fort a atteint, dit le commandant Raynal, les dernières limites de la résistance. » Un effort suprême sera tenté durant la nuit suivante.

L'opération est extrêmement difficile, et le général commandant la division qui résiste si vaillamment dans ce secteur aux assauts formidables des Allemands estime qu'il serait inutile et dangereux d'engager, pour l'exécuter, des éléments importants, n'ayant ni la possibilité de se mouvoir, ni celle d'atteindre la tranchée de départ. Une troupe nombreuse risquerait d'être détruite en pure perte. Le succès, s'il est possible, doit être obtenu par de petites unités manoeu-vrières et souples amenées à temps dans des tranchées utilisées comme parallèles de départ.

Pendant la journée du 5, le tir de l'artillerie lourde et de l'artillerie de campagne sera intensifié. Si l'attaque atteint le fossé de gorge, la garnison devra s'élancer d'un seul bond hors de ses casemates, puis se jettera avec les troupes amies sur la superstructure de l'ouvrage pour en chasser complètement les Allemands. Pendant que la lutte se poursuivra ainsi au-dessus du fort, les corvées d'eau et d'eau-de-vie pénétreront rapidement dans les casemates. De nombreux exemplaires d'un croquis représentant le fort de Vaux seront distribués aux unités chargées de l'attaque.

A l'heure fixée, le signal est donné.

Nos troupes se portent sur leurs objectifs et abordent la ligne allemande. Mais elles sont accueillies par un barrage extrêmement dense. Le chef de bataillon est tué, un commandant de compagnie et plusieurs officiers ont le même sort; les compagnies, morcelées et désunies, doivent se replier. La tentative est inutile. La petite garnison de Vaux, vaincue par les privations, ne pourra empêcher le destin de s'accomplir, mais l'ennemi lui-même lui rendra les honneurs. Quant aux défenseurs de nos lignes dans la région du fort, c'est assez montrer leur vaillance que de rappeler qu'ils ont, huit jours durant, brisé les efforts ennemis.

 

 

Les Combattants

Que de traits d'une simplicité magnifique dans ces combats! En voici quelques-uns, d'après le rapport même des chefs, et combien demeurent ignorés!

Le caporal Bardet, blessé d'une balle à la cuisse en revenant de R1 après y avoir porté des grenades, est chargé de ramener un prisonnier au bois Fumin. Sous le bombardement, dans le sillon à peine marqué du boyau, il sort sa pipe de sa poche, la bourre, l'allume et dit aux soldats: « Allons, les poteaux ! ne vous en faites pas! il y a de l'espoir, j'ai retrouvé Joséphine! »

Pendant une attaque à la grenade, le caporal Berthier, très myope, tire ses lunettes, les ajuste sur son nez, puis, tranquillement, vise un ennemi, l'abat, et dit: « II va falloir que je fasse mettre des verres grossissants, car les Boches ont rudement maigri. »

Sur la croupe du bois Fumin un sergent dit au soldat Marchand, Louis: « Ne vous montrez donc pas ainsi, vous allez vous faire tuer! » ?— « Qu'importe, répond Marchand, il ne reste presque plus de camarades! »

Un porteur d'ordres dont le nom n'a pu être retrouvé est gravement blessé au cours de sa mission. Soigné au poste de secours, il interrompt le médecin

dans son pansement pour lui demander si on pense à « faire suivre son pli ». Ces hommes sont dignes de leurs chefs, qui se dévouent avec sérénité. Sous les bombardements inouïs qui bouleversèrent ce coin de terre, le capitaine Delvert, un jeune universitaire qui commandait au retranchement R1, note ses impressions. Nous avons sous les yeux ces lignes tracées d'une petite écriture régulière:

Vendredi 2 juin. — Nuit d'angoisse, perpétuellement alertée. Nous n'avons pu être ravitaillés hier. La soif surtout est pénible. Les biscuits sont recherchés...

Un obus vient de faire glisser ma plume. Il n'est pas tombé loin. Il est entré dans le P. C. par la porte et a broyé mon sergent-fourrier, le pauvre petit C... Tout a été ébranlé. J'ai été couvert de terre. Et rien ! Pas une égratignure...

20 heures. — Les Boches d'en face sortent de leur tranchée. Ici tout le monde est au créneau. J'ai fait distribuer à tous des grenades, car, à la distance où nous sommes, le fusil est impuissant.

Les voilà!

— En avant, les enfants! Hardi!

S... coupe les ficelles des cuillers et nous les expédions. Les Boches nous répondent par des grenades à fusil, mais qui portent trop loin. Ceux qui sont sortis, surpris par notre accueil, regagnent leur tranchée en vitesse, sauf ceux qui restent de place en place, parfois par groupe, étendus sur la plaine.

De leur tranchée on voit des ombres sortir précipitamment et se diriger vers l'arrière. 'Sans doute la seconde vague qui se dérobe...

Aux fusils! les enfants! Feu de poursuite...

Samedi 3 juin. — II y a près de soixante-douze heures que je n'ai pas dormi.

2 h. 30. — Les Boches attaquent à nouveau. « Du calme, les enfants! Laissez-les bien sortir. On a besoin d'économiser la marchandise. A vingt-cinq pas tapez dedans! A mon commandement... Feu! »

Et allez donc.

Un craquement d'explosions bien ensemble. Bravo! Une fumée noire s'élève. On voit les groupes boches tournoyer, s'abattre. Un ou deux hommes se lèvent sur les genoux et s'esquivent en rampant. Un autre se laisse rouler dans la tranchée, tant il est pressé. Quelques-uns, cependant, progressent vers nous, pendant que leurs camarades restés dans la tranchée et leurs mitrailleuses nous criblent de balles. Un s'avance même jusqu'au réseau Brun, à 3 mètres du parapet. D... l'écrase d'une grenade en pleine tête. A 3 h. 30, ils en ont assez et restent dans leur trou.

Il fait beau soleil. Une chanson me monte aux lèvres.

— Vous êtes gai, mon capitaine.

— Evidemment! D'ailleurs quand le parti est pris!

A 6 heures, les brancardiers boches sortent pour ramasser leurs blessés. J'empêche de tirer dessus...

Dimanche 4 juin. — J'étais à la redoute à organiser une liaison avec ma gauche: « Eh bien, hier, vous avez eu chaud à cette heure », me dit X...

— Oui, vous avez vu cette distribution de grenades.

Au même instant, pétarade significative; on se bat à la grenade. Je grimpe l'étroite rampe qui me mène à la tranchée et gagne mon poste de combat. Il fait un temps magnifique, les grenades claquent de toutes parts. Très beau, le combat à la grenade. Le bombardier, solidement campé derrière le parapet, lance sa grenade avec le beau geste du joueur de balle. Une fumée noire, épaisse, s'élève dans le ciel, en avant de la tranchée.

A 4 heures, tout est fini. Encore quelques coups de fusil. Les derniers sanglots après la grande émotion...

Lundi 6 juin, 17 heures. — L'ordre de relève est arrivé.

Nous laisserons nos morts comme souvenir dans la tranchée. Leurs camarades les ont pieusement placés hors du passage. Je les reconnais: « Voici C... et sa culotte de velours; A..., pauvre petit classe 16j et D..., qui allonge sa main cireuse, cette main qui lançait si vaillamment la grenade; et P..., et G..., et L..., et tant d'autres! Hélas! Que de lugubres sentinelles nous abandonnons! Ils sont là, alignés sur le parados, rigides dans leur toile de tente ensanglantée, gardes solennels et farouches de ce coin de sol français qu'ils semblent, dans la mort, vouloir encore interdire à l'ennemi.

Tels furent les soldats de Vaux et leurs chefs... Comment, à ces lignes, ajouterait-on une conclusion?

 

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