de la revue 'La Guerre des Nations' no. 9
'le Soldat Russe'
par Emile Haumant,
Professeur à la Sorbonne

Sur le front de l'Est

une revue Russe

 

Nous le connaissons surtout par les luttes que nous avons soutenues contre lui. Nous l'avons rencontré pour la première fois sous les murs de Dantzig, en 1734; puis, à partir de 1798, en Italie, en Suisse, en Allemagne, sur d'innombrables champs de bataille, et de victoire en victoire, nous l'avons poussé jusqu'à Moscou, d'où il nous a ramenés, avec toute l'Europe, jusqu'à Paris; en 1854, enfin, nous sommes allés chercher notre revanche en Crimée. De tous ces chocs, nous avons conservé le souvenir de fantassins tenaces qu'il fallait tuer deux fois pour les faire tomber, et de cavaliers infatigables, fort pillards sans doute, moins durs pourtant aux envahis que leurs alliés d'alors, les Prussiens.

Le soldat russe d'aujourd'hui ressemble-t-il encore à celui d'autrefois? Le XXe siècle voit surgir des armées où l'on ne compte que par millions d'hommes; comme les quantités, les qualités ont pu changer. Nous voudrions dire ce qu'il en est en nous aidant des seuls documents que l'on puisse encore avoir, les correspondances de guerre des journaux russes et notamment du Nouveau Temps.

Dans son aspect général, le soldat russe ne ressemble plus guère à ses devanciers. Le « vieux brisquard », le moujik sorti du village pour rester au régiment seize ou dix-huit ans, ne se rencontre plus en notre temps de service universel; dans l'ensemble, même avec ses « territoriaux », l'armée russe a rajeuni. D'autre part, elle est moins paysanne que iadis; le recrutement porte maintenant sur toutes les classes, et les vil'es russes ont gaené en importance. Revenu en ce monde. Siuvarof s'étonnerait cle la composition « sociale » d'une compagnie, et aussi, nueln'iefois, de sa composition « nationale ». De son temps, Cosaques et Bachkirs mis à part, l'armée était exclusivement « grand russienne », moscovite; aujourd'hui, Bachkirs et Cosaques sont suivis de Kalmouks, de Tcherkesses, d'Ingouches du Caucase, de Turkmènes de l'Asie centrale, soumis hier et déjà fidèles serviteurs du Tsar blanc. Dans l'infanterie, les tirailleurs sibériens viennent de faire glorieusement leur apparition sur les champs de bataille d'Europe, et dans leurs rangs, tel ou tel Ostiak ou Bouriate, plus ou moins russifié, a son grigri, tout comme un de nos Sénégalais. Même dans l'armée d'Europe, la bigarrure est grande; des dizaines de milliers de musulmans de la Volga y coudoient des centaines de milliers de Polonais, réconciliés pour toujours avec les Russes; l'union des cœurs slaves s'est faite contre le « Niémets », l'Allemand détesté. Pourtant, malgré ces mélanges, il en est de l'armée comme de l'Empire; de même que le bloc grand-russe lui donne son caractère national, de même le moujik, l'homme sorti de la « masse grise », comme disent les Russes, colore, tout « gris » qu'il soit lui-même, la masse composite de l'armée et lui conserve ses qualités d'autrefois.

La guerre actuelle ressemble fort, d'ailleurs, à celles qui les ont mises en valeur. La guerre des Karpathes, c'est celle de Souvarof dans les Alpes suisses — à cela près que les Masséna et les Lecourbe austro-hongrois reculent plus qu'ils n'avancent. La guerre en Pologne, près de cette Bzoura que tiédit la décomposition d'innombrables cadavres, c'est la guerre devant Malakof. Il ne manque, pour rappeler le passé, que les grandes randonnées napoléonniennes: mais le iour est peut-être proche où les Cosaques, oubliant la pelle avec laquelle, ils s'escriment à présent, s'élanceront dans la plaine hongroise.

En attendant, nous en sommes toujours à la guerre des tranchées. Il est là dans son trou, Vassia ou Vania — Basile ou Jean — tout couvert de cette boue polonaise dans laquelle Napoléon voyait un cinquième élément; d'un œil ennuyé, il observe la ligne ennemie; d'une oreille indifférente, il suit le sifflement d'une « valise » — c'est ainsi que là-bas on appelle les « marmites »; puis, au repos, il lit ou se fait lire ses lettres, s'il en a, ou quelque vieux morceau de journal. « Votre Noblesse, s'il vous plaît, où c'est, les lacs de Mazurie? » Puis il songe à l'eau bouillante, au thé, puis il s'ennuie, et voici que Sidor parie qu'il courra, debout, jusqu'à l'autre bout du talus de la tranchée. Il court, en effet, sous une grêle de balles, et quand il retombe au milieu de ses camarades, tout ce qu'il a, c'est sa manche déchirée. De son côté, le Niémetz s'agite; devant sa tranchée, il exhibe, en haut de longues perches, des placards où l'on distingue, à la lorgnette, des caractères polonais ou russes; que diable est-ce là? La nuit tombée, le soldat Riabine sort de la tranchée, rampe, disparaît; une demi-heure se passe. Tout d'un coup, des fusées illuminent le ciel; les Allemands tirent, leurs mitrailleuses s'en mêlent; les Russes ne répondent pas... Le calme revient, mais pas de Riabine et l'on désespère déjà, quand enfin il reparaît. Il n'a pas décroché les placards fixés trop haut, mais il rapporte du moins, liés d'une de ses courroies, huit fusils de morts trouvés dans un trou creusé par une « valise ».

Sur les heures d'action vive, nous n'avons guère de renseignements. Les correspondants, en effet, n'en voient que les blessés, dont les récits sont brefs. On a sauté hors des tranchées, disent-ils; on a couru, coupé des fils de fer, puis, tout d'un coup, on s'est trouvé chez le Niémets. « Quelle pile il a reçue, frère! s'écrie un grand diable en secouant de son bras valide sa papakha, son bonnet de fourrure, dont l'eau ruisselle. Tout de même, ce n'est pas fini. Ce qu'on en cassera, des baïonnettes! » Là- dessus la discussion s'engage. «C'est sur les officiers qu'on les casse. Ils ont quelque chose de dur sur la poitrine. Il faut tirer ou les frapper à la tête! Cependant, au milieu de la salle encombrée, le chirui gien travaille, et quelles blessures épouvantables ne voil il pas! Comme leurs alliés autrichiens en Serbie, le Allemands, en Pologne, se servent couramment d balles explosives. Mais personne ne gémit; opérés o pansés attendent avec patience l'heure de partir pk à l'arrière, les uns à pied, les autres en chariot. Heureux ceux qui sont emmenés dans une auto de la Croix Rouge, ou dans l'un de ces trains qu'ont dotés de richeissimes bienfaiteurs « du thé! des draps! c'est le paradis! »

Et — qui sait? — peut-être qu'à l'hôpital où on le débarquera, cet élu entreverra, parmi les blanches silhouettes des soeurs de la Croix-Rouge, celle d'une Grande Duchesse ou peut-être de l'Impératrice!

Pendant qu'il se refait, ses camarades sont maintenant en réserve, dans une forêt. Partout, dans les clairières, des feux sont allumés; on se chauffe et la soupe cuit. Des obus éclatent non loin, mais qui s'en soucie encore! Il y a plus d'intérêt à suivre, dans les branches, les bonds d'un écureuil. On lui donne la chasse, on le prend, et c'est une joie générale; il y aura un écureuil du régiment! Mais cet enfant d'adoption ne comprend pas l'honneur qu'on lui fait; il refuse de manger, et finalement on lui rend la liberté. « Nous ne sommes pas des Boches pour le tuer! »

La vraie distraction, la grande, ce sont, au cantonnement, les arrivages de la poste. Dans la cabane où le capitaine fume au milieu de ses hommes, le soldat Roudakof se précipite en hurlant. « Voici la poste, frères et quelle poste! » Puis, apercevant son officier, il s'excuse, a ce qu'il y en a, des sacs de lettres, Votre Noblesse! et quant aux paquets, on ne les emporterait pas sur trois chariots! » On court à la hutte qui sert de bureau; la distribution va son train. « Andrianof, à toi! Vassilief, quel veinard, il a trois lettres! Pour Demianof, tout un tas, et tout de Moscou! Pour vous, Votre Noblesse, en voici déjà trois, et tant de journaux que vous ne pourrez pas les prendre tous d'un coup! » Puis c'est le tour des paquets, et longtemps, le soir, avant de s'endormir, on s'extasiera sur les humbles trésors venus de quelque part, là-bas dans l'Est, à des milliers et des milliers de verstes.

Le lendemain, des mains un peu gauches s'exercent à tracer des lettres de remerciement, parfois à une inconnue.

« A ma chère sœur en Dieu, Anna Andréievna, j'envoie mes souhaits les plus cordiaux; puissent-ils vous trouver en bonne santé! Priez de votre côté pour que le Tout-Puissant nous conserve sains et saufs. Je vous remercie de tout cœur pour votre envoi d'un mouchoir de poche, d'une boîte d'allumettes, d'une pipe, de deux journaux et de tabac, le tout dans une blague... Le mouchoir, je l'ai mis sur la poitrine. J'y ai emballé la croix avec laquelle m'ont béni, à mon départ, ma mère, ma tante et une demoiselle que je connais. Les journaux, je les lis au sifflement des balles et la pipe me réchauffe les mains... Mais je vais vous demander encore quelque chose, et — je vous en prie — ne me le refusez pas! Etes-vous demoiselle ou dame?...

Dans ces innombrables lettres de soldats, le trait commun, c'est la préoccupation religieuse. Croyant au village, le moujik l'est encore plus au front; le danger est proche, en effet, et aussi, l'aumônier du régiment. On peut creuser de nouvelles tranchées; le P. Kédrof est de la partie. On arrive, on prend les pioches: « Mais d'abord, hatiouchka, dites une prière! » II la dit et toute la compagnie la répète, mais à voix basse — il ne faut pas attirer les balles des chasseurs tyroliens — puis, la prière finie, c'est encore le P. Kédrof qui donnera le premier coup de pioche. D'autres soldats reviennent du front, suivis par les obus ennemis. « Pourquoi diable tirent-ils comme ça? gronde le P. Polyeucte, qui marche en queue de la colonne. Nous, nous ne tirons pas, et ils nous manquent! Et puis, s'ils nous tuaient, tuer des gens sans motif n'est pas bien! Enfin, je sais bien que pas un cheveu ne tombe d'une tête sans que Dieu l'ait permis; qu'ils tirent, si ça les amuse! Puis, chaque jour, la prière est dite, parfois dans une église orthodoxisée sommairement, parfois en rase campagne. Voici l'Evangile posé sur un pupitre fait de fusils, à quelques pas des tranchées et des tombes des camarades tombés la veille. De tous les yeux, des larmes coulent quand le prêtre dit le « mémoire éternelle... » qui correspond à notre De Profundis, et quand les soldats agenouillés se relèvent, ils ont fait une ample provision de ce stoïcisme chrétien qui est le trait saillant du soldat russe.

Pourrait-il s'accorder avec de l'inhumanité? Les Allemands le disent en versant des larmes de crocodile sur le sort de la Prusse orientale ravagée par les Cosaques; quant à leurs preuves, on les attend toujours. Nous aimons mieux, pour notre part, croire à telle anecdote qui évoque les jours lointains où le comte de Damas, volontaire dans l'armée de Souvarof, sauvait une petite turque oubliée dans les ruines d'Ismaïl. Un correspondant nous raconte que, dans un village turc, derrière l'Ararat, des soldats ont retiré des flammes une petite fille qu'ils ont conduite à leurs officiers. Ceux-ci l'ont adoptée; baptisée, elle est devenue Aexandra Konstantinovna D.....îa, du nom du colonel et du régiment, et, séance tenante, on a pourvu à son éducation. Qu'est-ce que cela prouve? dira-t-on. Peu de chose, assurément. Tout de même, la mentalité dont sortent ces anecdotes n'est pas celle des officiers et des soldats austro-hongrois, dont le professeur Reiss, de Lausanne, nous a récemment conté en Sorbonne, les exploits contre de petites filles serbes.

Emile Haumant,
Professeur à la Sorbonne

 

 

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