- de la revue 'l'Illustration', No. 3901, 8 decembre 1917
- 'En Feuilletant l'« Illustrirte Zeitung »'
- Leurs Images
voir des pages sur le 'Leipziger Illustrirte Zeitung'
Les maîtres d'armes ont toujours proclamé la nécessité de bien connaître la psychologie d'un adversaire pour conduire brillamment un assaut. Dans notre duel avec l'Allemagne, il est également indispensable de ne rien ignorer de la mentalité exacte de notre ennemi. Nous en convenons sans peine et nous cherchons volontiers à jeter, par-dessus la muraille enflammée qui les encercle, un coup d'il curieux sur les empires assiégés. Mais, à travers le rideau de gaz empoisonnés et de mitraille derrière lequel ils se cachent, il est très difficile de distinguer nettement les traits de nos agresseurs et de reconnaître avec certitude leur véritable état d'âme.
Les récits contradictoires des visiteurs neutres et de nos prisonniers évadés, souvent mal placés pour recueillir des observations réellement significatives, nous ont depuis longtemps mis en garde contre les généralisations trop faciles que l'on peut tirer d'une anecdote pittoresque. Trop de dangereuses légendes - sournoisement accréditées par l'ennemi lui-même - ont ainsi fait leur chemin dans l'univers. L'Allemand d'aujourd'hui combat la visière baissée et le torse raidi dans un corselet de fer, comme son ancêtre du moyen âge. Il nous est bien difficile de savoir si son visage se crispe d'angoisse sous son heaume et si ses membres s'amollissent de fatigue dans leur gaine d'acier. Nous avons donc le devoir d'être très circonspects dans les déductions que nous pouvons tirer des rares éléments d'observation mis à notre portée. L'Allemagne n'enlèvera son masque qu'après la bataille.
Ce sont les réflexions qui s'imposent à votre pensée lorsque vous feuilletez une collection de journaux allemands. Dans ce pays, où tout est militarisé, la presse ne saurait refléter fidèlement l'esprit public. Elle n'est, entre les mains des maîtres de l'empire, qu'une esclave obéissante, terrorisée par le bâillon ou la férule. Tout y fait deviner la consigne et le mot d'ordre, venus d'en haut. Elle n'a même pas le droit d'élever, comme la nôtre, la protestation d'un « blanc » lorsqu'on lui fait violence. Rien ne doit laisser soupçonner au lecteur la blessure reçue. Dans ces conditions, l'examen des journaux ennemis impose quelque salutaire scepticisme au psychologue en quête d'intéressantes études de murs d'après des documents vécus.
C'est dans cet esprit qu'il convient de parcourir certains organes allemands, jadis très représentatifs de la mentalité moyenne, aujourd'hui dociles aux inspirations officieuses, pour se rendre compte des directives imposées à l'opinion par un gouvernement qui ne laisse rien au hasard. Ouvrons, par exemple, la collection de l'lllustrirte Zeitung, le grand périodique illustré de Leipzig, et voyons ce qu'y trouve le bourgeois de Munich ou de Dresde qui, chaque semaine, le compulse, à la « Hofbrau », en savourant un café de glands doux, éduleoré avec un ersatz de sucre!
Tout d'abord, on découvre dans ces numéros une laborieuse affectation de liberté d'esprit. Touchante coquetterie d'esclave qui ne veut pas laisser voir la trace de ses fers, ou mot d'ordre reçu pour défendre dans l'univers le prestige de la culture nationale?... On ne sait. Mais la recherche est visible. On parle tranquillement musique, peinture et sculpture. On s'intéresse aux moindres problèmes esthétiques. La guerre ne trouble pas la sérénité intellectuelle de ces surhommes. On fête le soixante-dixième anniversaire d'Adolf von Hildebrand et l'on donne de belles reproductions de ses uvres. L'occupation de la Lithuanie n'est qu'un heureux prétexte à admirer les monuments du pays, à décrire avec attendrissement les murs patriarcales des habitants, à s'extasier sur leur habileté à sculpter les menus objets de bois, à photographier des scènes pastorales, à jouer les loups devenus bergers. On ne dit plus: « Nach Calais! », on ne s'inquiète que de son histoire; on recueille toute l'iconographie de l'héroïque Eustache de Saint-Pierre et de ses nobles compagnons. Voici le fameux groupe de Rodin, voici les tableaux de Berthelemy, de Monnet et de B. Bonnart. Et, pour montrer à tout le monde que l'on n'est pas des Barbares, on cite négligemment des strophes d'Alain Chartier, dans leur texte original!... Enfin, un beau jour, on oublie complètement le canon, on ne donne plus aucune nouvelle de la guerre: le peuple élu ne songe plus qu'à fêter ses quatre siècles de Réforme. Un numéro est entièrement consacré à la glorification de Martin Luther, avec de magnifiques reproductions des toiles de Lucas Cranach, de Kaulbach, de Julius Hiibner, de Menzel et de Steltzner, des collections de gravures, de manuscrits, de bibles et de médailles. Toute l'Allemagne - spontanément ou à un signal donné - se jette à genoux et prie! En vérité, qui ne serait édifié et attendri en présence de cette nation de petits saints à qui l'on donnerait le « vieux bon Dieu » sans confession!...
Et pourtant, regardez de plus près: la discipline militaire est là, mal dissimulée, avec sa préoccupation constante de faire l'apologie de la force brutale et d'imposer à la nation l'idéal féroce des conquérants. Voyez cette couverture immuable des numéros courants, cet uniforme « feldgrau » qui est la tenue de guerre de l'lllustrirte Zeitung. Quel goût et quel tact ont présidé au choix de ces attributs éloquents!
Dans deux médaillons entourés de guirlandes de chêne, s'opposent deux torches fumantes et un traité diplomatique avec son sceau et les plumes disposées pour la signature: élégante raillerie des incendiaires de Louvain sur la protection dérisoire des chiffons de papier, cynique variation sur le thème classique: la Force prime le Droit. Au-dessous de ces deux symboles on aperçoit la tour d'une cathédrale en flammes ; à ses pieds des. bombes éclatent, un cheval se cabre, des troupes passent, brandissant un étendard; la fumée stylisée de l'incendie noircit le ciel où plane un taube; enfin, une énorme croix de fer, portant la date à jamais mémorable de l'agression, un faisceau de drapeaux et deux canons, braqués sur le lecteur, complètent ces aimables allégories.
Toute la page respire la haine et la menace. La composition est brutale, agressive à l'il: le fait qu'elle puisse séduire encore, après quarante mois de guerre, la direction du journal et sa clientèle, mérite de retenir toute notre attention. Il est instructif de constater qu'en dépit de leurs professions de foi humanitaires nos ennemis mettent encore leur orgueil à jouer les « fléaux de Dieu » et posent complaisamment, une torche à la main, dans un décor de ruines sanglantes.
On s'en convaincra, d'ailleurs, mieux encore, en observant le caractère bestial et farouche que les artistes allemands prêtent systématiquement à leurs frères en armes ! Dans son désir d'inspirer la terreur et de glacer le sang dans les veines de l'adversaire, le guerrier teuton accepte volontiers d'être représenté sous des traits hideux. C'est une coquetterie à rebours; c'est celle du Peau-Rouge qui, sur le sentier de la guerre, adopte un tatouage affreux pour démoraliser la tribu voisine! Encore un trait de murs qui est tout un programme, si on le compare au tact de nos plus ardents combattants, à la pudeur de nos héros, dont l'attitude simple et grave contraste si heureusement avec ce sinistre cabotinage. Quelle est donc la sensibilité réelle d'un peuple dont les femmes et les filles s'enorgueillissent d'avoir pour maris ou pour pères d'aussi inquiétants spécimens d'humanité!
Mais une particularité est plus caractéristique encore. De temps à autre, Vlllustrirte Zeitung donne un numéro de luxe, en doublant son prix, pour exalter'la foi allemande dans la toute-puissance de son organisation militaire. Ce jour-là, comme ils l'avaient fait pour Luther, c'est une véritable cérémonie religieuse que célèbrent les dessinateurs et les écrivains de la maison. On vénère comme des idoles redoutables les armes de l'empire. Il y eut une glorification du sous-marin et une apothéose du zeppelin: aujourd'hui, vient de paraître une somptueuse monographie du minemverfer! Cinquante pages de grand format, bourrées de texte et d'illustrations, pour rendre un culte public à cette divinité protectrice! Jamais on ne s'était mieux rendu compte de la ferveur que peut nourrir la foule germanique à l'égard de son industrie nationale: l'art de massacrer. Aucune de nos revues techniques n'oserait traiter ce sujet spécial avec autant de détails et une minutie aussi appliquée que ce magazine destiné au grand public et non à des spécialistes. Mais on sent bien, au ton du journal, qu'en matière d'armement tout sujet allemand est un spécialiste éclairé!...
Là, il n'est plus question d'art et de coquetteries intellectuelles: on se prosterne humblement devant la majesté de Krupp. Le minenwerfer est étudié dans sa plus lointaine ascendance: l'onagre des Romains, les machines à ressort pour le lancement des pierres ou des javelots, le mortier de Léonard de Vinci projetant «des boulets chargés de balles! On explique comment l'expérience de la guerre russo-japonaise permit aux ingénieurs allemands de concevoir l'utilité prodigieuse d'un canon extrêmement mobile, pouvant lancer avec précision, à courte distance, grâce à une trajectoire fortement incurvée, des engins explosifs de divsrs calibres. Et l'on nous fait assister à la consécration solennelle du modèle lourd, du modèle moyen et du modèle léger, après de délicats tâtonnements dont aucun'détail n'est oublié!
Les historiens du minenwerfer traitent leur sujet avec amour. Ils palpitent d'émotion rétrospective en nous contant comment le « grobe Gottlieb » fit ses débuts sournois devant Liège, en bombardant le fort Fléron. Ils disent la surprise émerveillée des pionniers qui ne connaissaient que le maniement théorique de cette arme et n'avaient jamais pu observer l'action d'un des formidables projectiles qu'elle utilise. Ils savourent la stupeur de l'ennemi devant cet engin nouveau et notent tous les perfectionnements apportés depuis trois ans aux toi'pilles aériennes, aux mines à gaz empoisonnés et au système de propulsion à l'air comprimé qui supprime l'usage de la poudre dans ces mortiers portatifs que l'on peut installer à quelques mètres de l'ennemi. Le texte, les croquis, les gravures et les annonces elles-mêmes forment un tout complet, admirablement ordonné autour de cet unique sujet, toutes les pages changent en chur un hymne aux « grands noirs »! Et l'on pourra juger du degré de mysticisme auquel atteint ce culte en songeant qu'une étude très complète sur le repérage d'un but par le calcul des angles est offerte aux méditations des abonnés!
La rigueur de cette démonstration méthodique de la divinité de Krupp est poussée à ses dernières limites dans ces catéchismes de persévérance dont on favorise la diffusion dans le public pour entretenir la religion de la Force. L'aspect du numéro spécial dédié au minenwerfer est tout à fait révélateur. C'est un acte de foi, un acte d'amour et un acte d'espérance dans l'ultima ratio du canon.
La direction de l'lllustrirte Zeitung flatte-t-elle ainsi les goûts de sa clientèle ou les sacrifie-t-elle aux suggestions pressantes d'un gouvernement qui veut diriger l'opinion?... Il serait bien imprudent d'affirmer que ses abonnés réprouvent, dans le secret de leur eur, ces manifestations de belliqueuse extase: on ne saurait, non plus, s'imaginer, de bonne foi, que le peuple qui a faim et qui pleure ses morts va oublier instantanément toutes ses misères en achetant un beau portrait en couleurs du « grobe Gottlieb » ! Gardons-nous de toute fâcheuse illusion, mais ne soyons pas dupe d'une propagande officieuse! En tous cas il est bon de retenir que la formule de la « guerre intégrale » a la faveur de nos ennemis, puisque tout est devenu chez eux « matériel de guerre » et que c'est aux usines d'Essen que l'Allemagne fait aujourd'hui encore fabriquer son artillerie et ses journaux, ses torpilles et sa littérature! Au moment où nos ennemis parlent ouvertement de leur « esprit de conciliation fraternel » il n'est pas inutile de regarder l'étrange visage que leurs journaux illustrés prêtent à la Fraternité allemande!...
deux pages avec dessins et peintures du 'Leipziger'