- de la revue La Guerre des Nations' no. 4
- 'les Huns au Pays Noir'
- Texte de Pierre Paulus
Les Allemands en Wallonie
Je me souviendrai toujours du départ de ces trains pour la France. L'atmosphère était poignante, une rumeur courait tout le long du convoi; les femmes, les enfants étaient là. Les hommes en grappes aux portières des wagons parlaient tous à la fois: c'était un déchaînement de paroles fiévreuses; puis le coup de sifflet retentit. Ce fut le grand silence qui étreignait tous les curs. Le convoi s'ébranla et, soudain, une clameur énorme, formidable remplit l'air; elle se répéta, remplit de sa masse sonore l'immense hall, s'amplifia en ondes puissantes, enveloppant le train qui partait: «Vive la France! ».
Je partis à Charleroi par le dernier train qui fit le trajet. Dans les rues l'affollement était général. Les gens couraient aux provisions craignant déjà la famine. Dans le ciel, les taubes sinistres.
La vallée de la Sambre est le chemin le plus direct entre la France et l'Allemagne, c'est le chemin que suivent les grands express Paris-Berlin, c'était l'endroit désigné d'avance aux premiers combats. On la croyait à l'abri du danger, à cause de l'amoncellement d'obstacles dû au génie humain dans ce pays.
Les immenses terrils sont faits de pierres retirées avec le charbon dans les mines et rejetées au bord des fosses. Au bout d'une cinquantaine d'années, ces tas prennent les proportions colossales des pyramides de l'Egypte: les misérables habitations ouvrières paraissent écrasées sous leur masse, ils finissent par hérisser le pays de collines noires et impressionnantes, tout le peuple miséreux en vit, grimpant les pentes raides et croulantes de ces collines pour y prendre les miettes de charbon échappées à la main vigilante des trieurs, toute une nuée de femmes pauvres, les glaneuses de charbon, se répandent chaque jour sur leurs flancs. Ces femmes portent culottes, elles sont affublées de casques usés de leurs hommes, elles se couvrent la tête d'un fichu, qu'elles ont l'air de draper en cabochon-casque et qui leur donne une allure étonnante. Tout ce peuple, quand j'arrivai, était en émoi. Les hommes en âge d'être soldat avaient été rappelés la nuit et subitement étaient partis à l'armée rejoindre leur corps et de là combattre, on sait comment, à Liège.
Seuls les hommes d'âge mûr restaient: ils étaient là dans les rues, muets, regardant sans bien comprendre le mouvement de troupes, les réquisitions des chariots, des automobiles, et fêtant les Français qui étaient là, en bleu et rouge, dans le pays noir.
Les longs convois de munitions, l'infanterie joyeuse, la belle cavalerie que je voyais pour la première fois! Quelle joie pour les yeux, ces couleurs françaises, l'uniforme bleu de ciel et rouge coquelicot des hussards, les turcos et les belles têtes d'hommes énergiques déjà hâlés par la vie en plein air. Nous leur crions: « Vive la France! », et ils répondaient gaiement: « Vive la Belgique! vivent les Belges! ».
Tous les habitants étaient dans la rue, portant aux soldats à boire et à manger. Tout ce qu'ils avaient, ils le leur donnaient: les femmes prenaient des pains, brassaient des seaux de café et allaient sur la grand'route distribuer des vivres aux soldats; ceux-ci étaient comblés, ils avaient trop et prenaient avec un sourire, pour faire plaisir. C'étaient les pauvres, ceux qui n'avaient rien, qui donnaient tout.
Les Français avaient orné leur charroi, leurs canons de fleurs innombrables, parfois ils en détachaient une et, avec un sourire, la présentaient à une jeune fille au bord du chemin; celle-ci, gauche et rougissante, la prenait.
Je fis une dernière promenade dans la campagne, douce et calme; le lendemain, la bataille était là, terrible. Les Allemands arrivaient en masse au nord de la Sambre, les soldats français se trouvaient au sud. Nous vîmes le soir les nuages blancs des shrapnells éclatant à 15 kilomètres de là. C'était le son du canon, lugubre ef émouvant, entendu pour la première fois, l'incendie des villages commençait. Déjà de pauvres ouvriers, portant quelques hardes et leurs enfants, tout leur bien, arrivaient en longues théories; c'était la fuite, l'épouvante était peinte sur leurs traits, ils parlaient par monosyllabes, la voix éteinte: les Allemands sont là, ils brûlent tout, ils tuent les gens, ils violentent les femmes, allez vous-en au plus vite. Beaucoup pleuraient, marchant, regardant la terre. Les Français, trop peu nombreux, battaient en retraite en défendant le terrain pied à pied. Des dragons passèrent. Plusieurs avaient des casques prussiens passés à leur lance, ils étaient couverts de poussière, ils s'étaient battus: admirables figures de guerriers.
Le canon tonnait depuis la veille, les fuyards arrivaient, et bientôt ce fut le crépitement des fusils, les Allemands étaient là. Les mitrailleuses, qui étaient sur le pont de Châtelet, soudain, roulèrent leurs saccades, toutes proches, elles donnèrent l'impression du danger immédiat. Tous les habitants aussitôt rentrèrent dans leurs maisons comme des lapins filent au terrier, les volets se fermèrent, tout se tût, il n'y eut plus que la voix violente des armes; toutes les armes ensemble, canons, fusils, mitrailleuses, pendant toute une journée, crachèrent des projectiles, puis ce fat tout. Par les soypirails des caves, nous voyions maintenant la tâche immonde et grise du soldat allemand, défiant et cruel; fusil au poing, ils suivaient les murailles, se cachant, cherchant les soldats français, qui se retiraient dans la campagne d'entre Sambre et Meuse
Le pays de Charleroi est la région industrielle par excellence, l'endroit où sont réunis les travaux humains les plus rudes, ceux du charbon, du fer, du verre. Fourmilière humaine: le réseau de chemins de fer le plus compliqué du monde, les villes et les villages, ne formant qu'une seule et immense cité, grouillante dé vie et de travail. Les Prussiens sont passés, semant la mort. Là où ils subissaient le moindre échec, ils s'emparaient des civils, emmenaient les femmes, incendiaient les maisons.
Tremblants, les habitants étaient cachés dans les caves. Les Prussiens venaient les en arracher, conduisaient les troupeaux d'otages au supplice, d'autres étaient forcés de creuser des fosses et d'enterrer leurs parents, leurs amis; certains de ceux-ci, râlant encore, étaient achevés à coups de baïonnettes ou jetés vivants dans le tas de cadavres. Le lendemain, c'était le pillage des maisons restées debout, la réquisition sous peine de mort et l'écrasement par la force.
Texte de Pierre Paulus