de la revue 'l'Illustration', No. 3834, 26 aout 1916
'Maturin Méheut'
par Armand Dayot
 
Un Artiste Combattant

deux dessins de l'artist

 

L'admiration, chaque jour plus grande, que je professe pour la vivante personnalité artistique de mon jeune compatriote Mathurin Méheut dont je connais la noble existence toute de droiture, de courage et de labeur, admiration que j'ai déjà eu l'heureuse occasion de manifester publiquement, était connue de la direction de L'Illustration. Et c'est pour cela, sans doute, qu'elle m'a confié l'agréable mission de parler ici de lui, sous ce titre d'une si éloquente et si flatteuse signification: Un artiste combattant.

Parmi ceux qui, en ce moment, font bravement leur devoir sur le front de guerre, Méheut est un des meilleurs, parmi les meilleurs... Et grande est ma joie de le présenter aujourd'hui aux lecteurs de ce journal. Un artiste combattant... Ce titre, hélas! évoque déjà, à lui seul, le souvenir et les images familières de nombreux et brillants autres artistes qui combattirent aussi et qui, l'étoile au front, sont tombés, face à l'ennemi.

Que de nobles existences fauchées dans leur fleur! Que de rêves magnifiques, à jamais détruits, et qui, sous les formes les plus diverses, se seraient réalisés un jour, pour la gloire de l'esprit!

Ce sera avec une douloureuse stupeur que, aussitôt la guerre finie, on procédera, dans le rayonnement de la victoire, au dénombrement de ceux qui, morts pour la patrie, paraissaient les plus dignes de concourir dans la grande paix civilisatrice au relèvement des ruines amoncelées, à la restauration du culte de la beauté...

Un livre d'or paraîtra un jour, trop volumineux hélas! où figureront tous ces noms auréolés, livre incomparable dans le passé du monde et qui sera unique dans l'histoire de l'humanité. Ce sera aussi le livre d'or de la patrie, livre d'or dont la France en deuil ne pourra tourner les pages éblouissantes et tachées de sang sans un frisson de douleur et de fierté. Nous savons déjà, par d'éclatantes citations à l'ordre du jour, par des tableaux iconographiques publiés ici même, et d'un si émouvant aspect, par des listes funèbres déjà dressées avec le soin le plus pieux, combien nombreux sont les artistes de talent dont les yeux se sont brusquement fermés, pour toujours, dans la nuit de la mort.

Du fond de notre cœur tous nos vœux les plus fervents, toutes nos pensées lés plus anxieuses vont, en écrivant ces lignes, aujourd'hui 26 février 1916, date sanglante et glorieuse entre toutes, à ceux de ces chers êtres élus qui, comme Méheut, demeurent encore debout au milieu de la terrible bataille.

A vrai dire je devrais, m'enfermant strictement dans les limites du cadre qui me sont fixées, me borner à parler ici du peintre de la guerre et réserver pour plus tard des révélations sur une œuvre inconnue de Méheut, œuvre prodigieuse, le mot n'est pas excessif, œuvre encore toute récente, et dans l'accomplissement de laquelle l'artiste vivait, comme dans un perpétuel éblouissement de lumière féerique, avant que la fatalité des événements ne le jetât brutalement en pleine horreur.

Lorsque, le 1er août 1914, fut publié le décret de mobilisation, Mathurin Méheut bénéficiait déjà, et avec quelle ivresse d'art, d'une bourse de voyage pour l'Extrême-Orient, bourse qui lui avait été attribuée par le plus généreux et le plus clairvoyant des Mécènes, au lendemain de l'éclatant succès de l'exposition de ses études de la mer au Pavillon de Marsan.

La première carte que je reçus de Méheut, après son départ pour les océans lointains, ne contient que ces quelques mots: « Je fais dans la mer polynésienne des découvertes merveilleuses, invraisemblables, et je note, je note, je note... de mon mieux toutes ces splendeurs impossibles à décrire... Cest inouï. » Cette carte est datée de Honolulu.

Ce sont, quelques semaines plus tard, des lettres non moins enthousiastes, datées des mers de Chine et des jardins du Japon, mais toutes, aussi, d'un laconisme haletant et comme douloureux. La plume amie semblait souffrir du repos momentané qu'elle imposait à la fiévreuse et féconde activité du crayon et du pinceau.

Puis brusquement la correspondance s'arrête. Le tocsin a sonné. Son appel s'est prolongé jusqu'aux horizons les plus reculés du monde. La France rallie tous ses enfants et l'artiste, abandonnant l'œuvre inachevée, entasse hâtivement, dans ses malles, croquis, dessins, aquarelles, où sont fixées pour toujours les féeries printanières des jardins rêvés, et rentre par le moyen le plus rapide, échappant miraculeusement aux poursuites de l'Emden.

Au début d'octobre, le sergent Méheut est au premier rang sur la ligne de feu; sa conduite lui vaut bientôt le galon de sous-lieutenant. Après les rivages fleuris par un éternel printemps, voici les froides nuits d'hiver, la tranchée boueuse, les arbres squelettes de la forêt tragique.

Mais c'est encore le grand rêve qui se poursuit et c'est toujours la gloire qui, dans sa marche en avant, entraîne à sa suite le peintre-soldat pour lui tresser, après la victoire, une double couronne.

Dans les vives aquarelles et dans les nombreux dessins cursifs pris par Méheut en plein front de bataille et dont quelques-uns ornent ces notes rapides, croquis accompagnés souvent de quelques mots presque illisibles et souvent ponctués par le cri: « En avant! », l'art et le tempérament de l'artiste se révèlent nettement, malgré le graphisme résumé de la formule. C'est toujours le maximum d'intensité de vie sous la simplification la plus synthétique. Mais c'est toujours aussi la sincère représentation des êtres et des choses, à travers l'émotion profonde d'une âme d'artiste éprise de vérité.

Lors de l'inoubliable exposition de la « mer », au Pavillon de Marsan, en 1913, certains observateurs superficiels ne voulurent voir dans ce magnifique ensemble qu'une savante et habile description biologique d'une utilité scientifique incontestable et pleine d'intéressantes suggestions décoratives, mais dépourvue de toute sensibilité artistique. Ces observateurs à courte vue semblent avoir circulé à travers les salles du Pavillon de Marsan sans remarquer qu'à côté des représentations précises mais très vivantes des divers spécimens de la flore et de la faune sous-marines, œuvres de commande, l'artiste avait su déposer toute la mélancolie émue de son âme bretonne dans quelques vastes peintures décoratives d'un réalisme symbolique où la vie dure et pénible des marins paysans roscovites est si fortement décrite, et dans quelques précieuses aquarelles aux chaudes et éclatantes harmonies, sœurs de celles de son compatriote et ami, le sous-lieutenant Julien Lemordant, « un artiste combattant » aussi, celui-là, et qui n'abandonna la lutte que lorsque, à sa troisième blessure, il tomba sur le champ de bataille, où, pendant trois jours et trois nuits, il fut « laissé comme mort ». Une balle entrée sous la tempe droite était ressortie au-dessus de l'œil gauche, blessure horrible qui met, hélas! sa vue en danger.

Qu'il nous soit permis de saluer ici en passant ce brave Lemordant et de souhaiter que, pour la gloire de notre art de France, il revienne un jour complètement guéri de sa longue et douloureuse captivité.

 

Mathurin Méheut, avec sa sensibilité native, sa curiosité toujours en éveil, sa pénétration rapide, son graphisme évocateur, facultés et dons précieux servis par un métier solide et d'une surprenante virtuosité, était tout désigné pour devenir par excellence le peintre de la vie des tranchées, très variée dans l'infinité de ses aspects familiers malgré sa monotonie apparente. Et je serais bien surpris si, après la paix définitive, après la fuite de l'affreux cauchemar, lorsque, aux heures de stérile barbarie, aura succédé le retour à la civilisation créatrice et féconde, il ne savait dégager de l'ensemble, très vivant, de ses notes prises en pleine nature, des compositions qui résumeront sous de puissants aspects la physionomie si diverse de cette guerre. Guerre étrange dont l'épique grandeur, faite de souffrances surhumaines patiemment supportées, puis de sursauts héroïques, pourra assurément se manifester dans des cadres de dimensions plus modestes que ceux de la prise de la smala d'Abd-el-Kader, ou telle autre grande chromolithographie officielle des galeries de Versailles. Car la caractéristique de la peinture de bataille, disons plutôt de la peinture de guerre, qui naîtra, en toute vérité, des observations faites par les artistes qui ont participé à la lutte (et ce sera la seule qui comptera), sera l'expression épisodique dans sa diversité infinie.

C'est à ces mille sources d'horreurs tragiques que viendra puiser la curiosité documentaire de l'historien pour inspirer à jamais à l'humanité, enfin renseignée, le dégoût de ces hideuses boucheries, de ces misères et de ces souffrances auxquelles le pinceau officiel des peintres d'autrefois, trop servilement assujetti aux prescriptions césariennes de leurs commandes, apportait une sorte de prestige épique mais mensonger dont se grisa trop longtemps la naïveté populaire. Fini le rêve de gloire militaire, le rêve de la gloire pour une gloire artificielle et vaine. Il s'est éteint à jamais dans la boue sanglante de la tranchée, sous le couteau brutal du « nettoyeur ». Adieu panaches! Sonnez tambours!... mais voilés de crêpe. Méheut, et bien d'autres encore, vont mener par la seule puissance de leur sincérité la charge contre cette guerre moderne et scientifique, tuerie avilissante née des plus bas intérêts, en nous montrant à nu les souffrances et les misères qu'elle engendre. Aussi peut-on affirmer, dès aujourd'hui, que la peinture militaire qui va naître des invraisemblables spectacles d'horreur auxquels nous fait assister l'impérial et monstrueux metteur en scène, sera la critique la plus sanglante qui fût jamais, même après les eaux-fortes de Callot et les aquatintes de Goya, de la guerre entre les hommes, et son irrévocable condamnation.

 

J'imagine aisément la surprise de Mathurin Méheut, peintre des poissons diamantés, des algues aux reflets de moire, soyeuses comme des chevelures de femme, j'imagine la surprise de ce doux rôdeur des plages océaniennes et des jardins fleuris de Katsyyama lorsque, à.la fin d'octobre 1914, couvert de boue, glacé, assourdi par les éclatements des obus, il présidait au travail de taupes de ses « chers poilus ».

Parfois, sans doute, pendant les longues nuits de veille, sa pensée rapide fuyait à tire-d'aile vers les rivages à peine quittés, rivages lointains et bénis où tout est paix, lumière et parfum... et peut-être aussi voyait-il une fine geisha, qui semblait échappée d'un album de Soukenobou, se glisser comme une ombre lumineuse sous les cèdres et les cyprès sacrés, suivie par des biches d'or mouchetées de blanc qu'elle caressait du bout de ses doigts aigus... une de ces exquises apparitions qui peuplent les feuillets de ses cahiers japonais, fort heureusement déposés, à l'heure présente, en lieu sûr, par les soins de la direction du musée des Arts décoratifs.

Mais ces « vapeurs » nostalgiques effleuraient à peine l'âme du vaillant artiste qui, pendant toute la durée de la guerre, fera simplement son devoir comme tout bon Français, vivant de la vie de ses « chers poilus », participant, avec la plus touchante fraternité, à leur existence de troglodytes et de sabotiers, un jour dans les plaines bouleversées de l'Artois, plus tard à Roclincourt, puis dans le sinistre bois de la Grurie, partout enfin où il y a des coups à recevoir et à donner, des heures très dures à passer mais aussi de beaux croquis à prendre sous la neige, sous le vent, sous les marmites... à l'aube, au midi, pendant la nuit... lorsque son service le permet. « C'est encore, m'écrit-il dans une de ses lettres datée de la forêt de l'Argonne, le meilleur témoignage d'amitié et d'admiration que je puis donner à mes braves soldats, que de chercher à fixer sur les pages de mon album leurs gestes familiers et leurs attitudes héroïques. Je dis héroïques, car même lorsqu'ils ne se battent pas, tout en eux, jusqu'au libre laisser aller du repos causé par l'excès de fatigue, dénonce une patience faite d'un invincible espoir qui est une des formes passives mais non des moins belles de l'héroïsme. » Et il ajoute: « Je serais bien heureux si ces pauvres feuillets, où j'ai dessiné avec ce que j'ai pu et comme j'ai pu, échappent à la tempête et si les images de mes braves poilus, de mes héroïques résignés - résignés à aller jusqu'au bout, ne sont pas perdues... J'aime la vie, mais si je dois mourir parmi ces hommes, j'aurais eu, du moins, la satisfaction préalable de me dire: « J'ai gagné de mourir ainsi. »

Soyez heureux, mon cher Méheut, ces feuillets précieux sont arrivés à bon port et c'est à quelques-uns d'entre eux, choisis au hasard, que mes bien inutiles commentaires servent « d'habillement ».

Je dis inutiles, car en vérité vos légers croquis parlent assez par eux-mêmes, et avec une si forte et si sobre éloquence, que je ne vois pas même l'utilité de la légende.

 

« Mes braves poilus! » Qu'elle revient souvent sous sa plume cette expression familière, et avec quel accent si touchant de fraternelle admiration et de tendresse infinie! Leurs glorieuses silhouettes, toujours si humainement vivantes, même dans l'affaissement d'un invincible sommeil, peuplent les feuillets de ces précieux albums. Elles se détachent aussi très souvent en quelques fraîches touches d'aquarelle, ou sous l'aspect d'un croquis, en quelques traits, d'une extraordinaire intensité d'expression, dans les lettres hâtives, dans des bouts de billets qu'il envoie, de son abri tremblant, à sa chère femme.

Ces minuscules aquarelles, fraîches comme des fleurs, mais où trop souvent, hélas! le rouge domine, et ces dessins d'une suggestion si puissante s'encadrent d'un texte toujours émouvant dont la vivacité d'allure et l'accent de sincérité s'adaptent harmo- nieusement à la vivante spontanéité de l'illustration.

 

Jugez-en plutôt d'après ces quelques lignes détachées des lettres que j'ai sous les yeux sous formes de feuillets jaunis, froissés, zébrés de traits rapides, mouchetés de taches de couleur, parfois réunis par des bouts de ficelle.

Voici, notées, certes, sans aucun souci de recherche littéraire, au jet du style, et en pleine action, les premières impressions du « baptême du feu ». Je transcris textuellement: « ... A ce moment l'artillerie boche repère nos tranchées ouvertes et nous crible d'obus. C'est une bénédiction. La plupart, fort heureusement, éclatent au-dessus de nos têtes. Les hommes se terrent. Les uns rient, les autres jurent. Le guetteur demeure immobile à son poste, superbe. Je l'admire et je le verrai longtemps. A ce moment, je vous ai dit « adieu » bien des fois, mes chéries. Cré Dié! comment ne pas devenir fou, ou du moins idiot? La terre tremble. Quel bruit! Quel carnage!... Le jour se lève lentement et amène peu à peu la cessation du feu. On respire. Pas tous... Les blessés boches hurlent et implorent. Leurs cris se font entendre de très loin, à travers la nuit. C'était triste, très triste... Puis voici de la besogne; du beau travail. Il s'agit d'enterrer les cadavres des Boches. Je les vois toujours, éventrés, décapités, lardés, le crâne ouvert... On relève de nombreux blessés et puis beaucoup d'armes... Guillaume a bien travaillé, et nous aussi. Bon début...

» Le lendemain l'attaque recommence, mais moins violente. Nous zigouillons encore quelques douzaines de Boches. Pan! Pan! Tac, tac, tac! quels sauts!... quelles calipettes!... Ainsi finissaient nos deux premiers jours de baptême du feu et, chose horrible à dire, nous étions tous très joyeux au milieu de cette affreuse boucherie. C'est qu'aussi il y avait de nombreux Boches au tableau. »

Décidément notre peintre-soldat prend goût au métier.

Encore une brève citation empruntée à une lettre écrite le soir de Noël dans la tranchée Nord du secteur ... , face au village de B..., aujourd'hui disparu, et où la veille avait eu lieu un furieux combat. Cette fois la note est plus calme, plus humaine. A l'agitation nerveuse des premières heures a succédé la stoïque résignation dans l'invincible espoir.

« Hélas! mes chéries, nous ne passerons pas encore ce soir de Noël ensemble. Ainsi le veut Guillaume le Maudit; il n'y a plus qu'à patienter jusqu'au bout, jusqu'à la victoire, car nous les aurons. Ici, nous sommes tous pleins de courage et d'espoir, et jamais le moral ne fut meilleur qu'à cette époque de l'année où tous les cœurs, cependant, même les plus fermés, s'attendrissent et s'ouvrent plus larges aux doux souvenirs d'enfance et de famille... Mais il ne faut pas oublier que les Boches sont là tout près et que c'est à nous à vous défendre.

» D'ailleurs nous réveillonnerons, nous aussi, à notre façon, et certainement plus joyeusèment que vous. Nous avons arrangé cela avec quelques amis, Berthaut et Guillemette entre autres. Voici le menu: boîte de sardines « première marque », rillettes du Mans extra, et, comme pièce de résistance, un copieux rata, le tout arrosé par quelques bouteilles de vin blanc et de Champagne rencontrées par hasard. Que dis-tu de tout cela? Pour ajouter à l'éclat de la fête, j'ai confectionné un arbre de Noël avec les éléments suivants: une plante grasse et épineuse, découverte dans une serre voisine; aux épines de la susdite j'ai fixé des oignons, des douilles vides et des boulettes de pain; ces dernières donnent la note « gâteau ». Le programme de la soirée porte aussi: chacun chantera sa chanson au dessert. Puissent les marmites boches ne pas venir troubler ces sentimentales et joyeuses agapes et nous obliger à enterrer dans le jardin nos précieuses bouteilles... »

Et, pour finir, ce joli nocturne que je cueille en passant: « Vlà la nuit. Nuit noire. Elle envahit tout, froide, sournoise. Le vent pleure tristement dans les arbres dépouillés de feuilles et de branches. Le poilu joue aux cartes dans son terrier, ou lime une bague, ou épluche du bouleau, ou ronfle, la tête sur son dur oreiller. Une toute petite lueur marque l'emplacement des feux; des fusées montent au ciel éclairant d'une lueur bleuâtre les bois pleins de mystère et faisant surgir brusquement des ténèbres les silhouettes attentives des sentinelles. Le canon tonne, tonne toujours. Quel effroyable tonnerre! C'est l'heure du repos, je vais dormir. »

Petits feuillets froissés, parfois rapiécés, recouverts à la hâte par une main fiévreuse, au milieu du bruit des combats, de traits rapides où s'affirment, à deux pas de la mort, la tendresse du cœur, l'espoir inébranlable dans la victoire, le souci de la vérité, de quel prix inestimable ne serez-vous pas plus tard pour l'artiste créateur qui voudra, en plein repos d'esprit, remonter le cours de ses souvenirs! Source vive de lumière et d'inspiration, bien propre à réchauffer l'âme de l'artiste et à lui communiquer l'émotion sacrée qu'il saura transmettre à son tour et qui ne pourrait naître pour lui de l'observation des documents photographiques ou des projections cinématographiques, même les plus mouvementées... On ne saura trop le dire, il n'y a vraiment qu'un seul document qui compte, aussi bien pour la vérité de l'histoire que pour l'impressionnante sincérité de la création d'art, c'est le document graphique dont l'auteur fut un artiste combattant. Je souligne intentionnellement ces mots, car « le croquis du front », lui-même, n'implique pas absolument chez celui qui l'exécuta la vision directe de l'horreur ou de la noblesse douloureuse de la guerre. Personne n'ignore, en effet, que, sur certains points de la zone des armées, le front mesure plus de cinquante kilomètres de profondeur et que l'on peut même y construire en toute sécurité des annexes à nos plus grands théâtres parisiens, pour abriter les exercices dévoués et réconfortants de nos excellents artistes dramatiques.

 

J'entends dire parfois autour de moi: « II est vraiment regrettable qu'aucun peintre militaire n'ait encore pu exécuter jusqu'ici une composition d'ensemble, après dix-huit mois de guerre. Nous avons eu cependant des mouvements de corps, des charges, des luttes de manœuvres, des combats, voire même des batailles. Et toujours des croquis, des bouts d'aquarelles, des notations rapides... » A cela je me permettrai de répondre: II est fort heureux qu'aucun peintre militaire de talent ne se soit imaginé de vouloir nous renseigner dès maintenant, par une représentation à haute échelle, sur les héroïques mêlées des bords de la Marne et de l'Yser, des plaines de Champagne et des coteaux de la Woëvre... L'exhibition de ces toiles, quelle que pût être la virtuosité de l'exécutant, n'eût obtenu qu'un médiocre succès, même d'estime, car à l'heure présente de telles peintures ne peuvent être que mensongères. Pour pouvoir les exécuter conformément à la vérité historique, le recul du temps est indispensable, et ceux-là d'ailleurs mériteront seuls de les signer qui auront combattu, qui auront souffert dans leur chair et dans leur âme, et qui pour cela même sauront seuls baigner leur œuvre de l'atmosphère de douleur, d'héroïsme et d'angoisse dans laquelle ils auront vécu et lutté. L'heure n'est plus au maquillage de la vérité, même en art, où les jeux brillants de l'invention et le prestige de l'exécution ont eu trop souvent raison des hésitations prudentes de l'historien. Cette fois, les visions romantiques se sont évanouies dans les nuages puants des gaz mortels, et cette fois aucun des détails du drame affreux n'aura échappé aux yeux des peuples qui en furent eux-mêmes les témoins, les acteurs contraints et les malheureuses victimes. Ce seront les juges impitoyables de l'œuvre.

 

J'ignore les desseins secrets de Méheut une fois la guerre finie. Après les quelques heures de repos si bien gagnées, retournera-t-il là-bas bien loin, au bord des mers de Timor et de Java, poursuivre sa promenade émerveillée, avant de compléter la moisson de ses lumineuses aquarelles japonaises... ou bien, obsédé par les visions du cauchemar sanglant qu'il vient de traverser, voudra-t-il, s'inspirant de ses innombrables notes recueillies en pleine lutte, recueillies au bout du pinceau ou du crayon, exécuter quelques puissantes œuvres de synthèse et fixer, en quelques tableaux, certains raccourcis de cette guerre étrange, si dépourvue de tout éclat rayonnant et où le combattant apparaît trop souvent sous l'aspect d'un monstre caricatural, gesticulant dans des ténèbres empestées?... Je l'ignore, tout en souhaitant que l'artiste tente de dégager de ses notes si diverses, de ses impressions si émouvantes, l'œuvre importante où vivra pour toujours aux yeux des générations stupéfaites et écœurées l'image héroïque et atroce à la fois, image aux aspects imprévus et multiples, de cette guerre affreuse. Il me paraît tout désigné pour la réalisation d'une telle œuvre.

Mais, alors même qu'il se refuserait à poursuivre « le genre militaire » et qu'il déposerait à tout jamais son crayon de guerre en même temps que son casque de poilu, disons sa Champenoise (l'appellation est jolie, très française, et d'une origine historique indiscutable), il faudrait le remercier bien vivement d'avoir su, avec une étonnante acuité de vision, avec une émotion eommunicative, avec une incomparable sûreté de crayon, faire passer devant nos yeux toutes ces images de vie, dont nous pourrons un jour, espérons-le, admirer l'ensemble.

Certes Méheut, sans s'efforcer de dramatiser à l'excès le sujet qu'il traite, n'offre rien à notre vue qui soit de nature à nous faire sourire et à atténuer les misères de la guerre. L'humour qui, dit-on, a sa place partout et cabriole même parfois, paraît-il, sous les marmites et les torpilles aériennes est absolument absent de son œuvre qui, toujours, conserve un air de mélancolie et de gravité. Toujours, lors même que d'un trait singulièrement nerveux il nous représente dans l'ombre de leurs abris nos pauvres poilus exaspérés par la morsure des parasites et se dépouillant, sans vaine pudeur, de tous leurs voiles pour se livrer avec plus de succès à la chasse nécessaire et autorisée. Puis, c'est le sommeil dans la tranchée à quelques mètres des Boches, de ces petits soldats fraternellement rapprochés l'un de l'autre, comme tassés par le froid et la lassitude, pendant qu'à deux pas d'eux, dans une superbe attitude de cariatide, l'œil au créneau, un camarade veille, la main sur la gâchette de son fusil. Quelques traits rapides, zébrés de violents rehauts de couleurs et... l'émotion du cœur aidant, tout y est. La grandeur du symbole se dégage d'elle-même, sans aucun artifice d'école, de la beauté de la scène exprimée sobrement, simplement, en pleine réalité.

Et avec quel art, quelle habileté d'expression il nous montre, aussi, groupés en ligne, comme dans une frise décorative, ces braves petits soldats qui, sous leurs toiles de tentes, dorment du plus paisible sommeil, dans l'humidité froide, avant de reprendre, au réveil, et sans un moment de fléchissement moral, l'éternelle lutte contre l'invisible ennemi. En regardant, et avec une émotion toujours croissante, les croquis de Méheut entassés sur ma table de travail, je senge involontairement à d'autres croquis « à la plume » qui, sous ce simple titre Carnet de route, parurent dernièrement dans le Figaro, sous la signature d'un autre tout jeune artiste combattant, Jacques Roujon, artiste de race, qui lui aussi a su voir et exprimer avec une rare puissance de vérité les misères et les gran- deurs de cette guerre atroce. Lisez plutôt: « Le sergent murmure: » - C'est ici, couchez-vous et grattez.

» Quelques-uns ont des pelles-bêches. Les autres travaillent avec leurs couteaux, leurs quarts, leurs baïonnettes, et surtout leurs mains. En une demi-heure, chacun avait devant soi un petit parapet.

» Nous sommes en nage. C'est ce moment que choisit la pluie pour commencer à tomber. On gratte toujours.

» Devant les travailleurs - quelques hommes veillent, couchés dans les betteraves, et cherchent à deviner dans cette obscurité noyée si rien ne bouge, en face.

» A l'aube, on cause, on rit tout haut sans se gêner. Les Allemands ne bougent pas; ils ont sans doute peur de la pluie.

» Bonheur! on est relevé par deux escouades fraîches. Nous regagnons la seconde ligne, salués, le long du chemin, par les exclamations goguenardes des hommes qui ont dormi au sec.

» Le fait est que nous sommes coquets; j'ai jeté en guise de capuchon sur ma tête un sac de pommes de terre et, sur mes épaules, comme nos grand'-mères leur cachemire, une couverture mouillée. »

Je vois déjà le Carnet de route de Jacques Roujon illustré, par Mathurin Méheut. Quel précieux document d'art et de vérité!

Mais, je l'ai déjà dit, tout commentaire ne peut qu'affaiblir l'éloquence évo-catrice de ces minuscules images, frémissantes d'émotion et où tout parle un langage d'une impressionnante sincérité, tout, jusqu'aux moindres accessoires si habilement traités: toiles de tentes tantôt raidies par la glace, tantôt assouplies par la pluie et dont les poilus de garde se drapent comme des fantômes; signaux d'alarme à portée de main du guetteur à l'immobilité sculpturale, l'oeil toujours fixé sur le mystère menaçant de la ligne ennemie; instruments de travail et de mort: bêches, pioches, pelles, fourneaux de mines, raquettes à grenades... et ces fusées aux becs sanglants, groupées en bouquet et dont la lueur sifflante déchirera bientôt, comme une flèche de feu, les voiles de la nuit chargés de surprises mortelles. Et ces pauvres petites croix de bois, monuments éphémères, plantées en toute hâte dans une terre fraîchement remuée et qui déjà, sous leurs couronnes de verdure et de fleurs, s'inclinent au souffle des obus avant de voler en éclats, avec leurs touchantes et pieuses inscriptions encore humides... De toutes ces choses, où s'encadre, au milieu de l'universelle destruction, la vie toujours menacée du soldat combattant, le crayon de Méheut a su dégager une impression de mélancolie profonde et douloureuse et faire participer le décor dans ses moindres détails au mouvement tragique et douloureux du drame.

Sunt lacrymae rerum

Armand Dayot

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