de la revue ‘La Guerre des Nations', no. 1
'Croquis de Campagne en Lorraine'
Texte du lieutenant d'artillerie M. G...
 
Marche de Nuit

 

(Charmes, 11 août.)

Neuf heures du soir. Sous la voûte obscure d'une haute allée de marronniers, le groupe est rassemblé, masse d'ombre aux contours indistincts. De temps en temps, jaillit le petit éclair d'une lampe électrique de poche, et l'on aperçoit un haut conducteur enveloppé de son manteau, ou les trois servants d'une pièce, immobiles sur leur avant- train. Plus un bruit, sauf, par instants, le froissement d'un timon ou le heurt d'une chaîne. La machine est prête. Le sifflet du chef d'escadron déchire la nuit. La colonne se forme, s'allonge, emplit de son roulement sourd la petite ville endormie.

Dix heures. La lune levée emplit l'air immobile d'une immense lueur. A perte de vue, la plaine lorraine étend ses molles ondulations. Derrière nous, une ligne de blanches fumées marque la Moselle. Et de tous côtés, aussi loin que l'on peut voir, les routes éclatantes sont couvertes de troupes qui se hâtent en silence vers le même but mystérieux. A l'horizon, les projecteurs d'Epinal balaient le ciel d'émeraude.

Une heure. La lune a disparu. Nous sommes intercalés dans l'infanterie. Pas de chants, peu de paroles. Un cavalier endormi heurte du front la crinière de son cheval. De temps en temps, la colonne s'arrête et les fantassins sommeillent debout, se dandinant d'un pied sur l'autre. II fait froid.

Trois heures. L'Orient blanchit. La délicate apparence des Vosges se dessine sur le ciel rosé. Et, tout de suite, un grondement sourd et persistant: le canon. Personne n'a plus sommeil

 

Bain dans la Meurthe. (Saint-Clément, 13 août.)

Par batterie, les chevaux sont conduits à l'eau, au gué de Saint-Clément. Arrivés à la rive, tout le monde, officiers et soldats, s'est mis nu complètement. La chevauchée antique entre dans la rivière dont l'eau étincelle sous le soleil ardent. Joie de vivre, pour la dernière fois, peut être.

 

(Laronxe, 14 août)

Avec le commandant et un camarade, nous avons rencontré une patrouille de chasseurs à cheval qui revenait ayant fini sa tâche. Nous sommes bien piteux, nous qui n'avons pas encore vu le feu avec nos uniformes propres et brossés, devant ces soldats harrassés et barbus. Le lieutenant est aussi sale que ses hommes.

Des deux côtés du front, on voit, dans la poussière, la trace des ruisseaux de sueur qui ont coulé du schako. Un poil rude couvre le menton. Mais, détail sublime, le monocle est toujours à sa place.

Et le lieutenant de chasseurs parle: Trois de ses hommes ont rencontré douze uhlans, les ont chargés et mis en fuite, après avoir tué l'officier. Un seul chasseur est revenu, avec le cheval du lieutenant prussien en main.

Un autre de nos cavaliers, démonté et blessé, s'est adossé à un arbre, a tenu tête avec sa carabine à cinq uhlans, et les a mis en fuite.

Toutes ces petites histoires sont racontées très simplement.

 

Deux histoires d'artilleurs. (Fouleren, Lorraine annexée, 16 août.)

Le groupe est rassemblé, sur roues, au coin d'un bois que les obusiers allemands arrosent avec méthode, sans oublier les alentours. De minute en minute, un long miaulement déchire l'air, suivi du fracas de l'explosion. Mais nous sommes là par ordre. Il n'y a donc qu'à bourrer une pipe et à attendre. Quatre sous-officiers font une partie de manille. Et voici qu'un obus tombe à trois mètres d'eux et les couvre de terre. La fumée dissipée, s'élève une voix narquoise: « Cochon d'alboche! il a failli couper mon manillon! » Et la partie continue.

O Manille, jeu démocratique, jeu vulgaire, jeu ignoble, littérature, science et art des clients du Café du Commerce, compagne de l'absinthe sur les tables poisseuses, ce jour-là, brave manille, tu conquis tes lettres de noblesse!

 

(Damas-au-Bois, 23 août.)

Il fait chaud, très chaud, au propre et au figuré. Le soleil tape dur. L'artillerie lourde allemande aussi. Mais ceci n'est qu'un détail pour nos servants, qui là-bas, à leurs pièces, pour mieux travailler, se sont mis en bras de chemise. Voilà, c'est tout. Et c'est peut être aussi fort que les Thermopyles.

 

Terre annexée. (16 août.)

Les soldats ne savent pas très bien où ils sont, parce qu'ils marchent et se battent depuis le matin. On leur a bien dit que la frontière n'était pas loin. Mais la campagne est la même d'un côté ou de l'autre de l'arbitraire limite. Semblables aussi, les petits villages aux toits gris défoncés par les obus.

Et voici que tout à coup la grande nouvelle circule: le terrain est libre devant nous, les tranchées allemandes ne contiennent plus que des morts et ce chemin blanc qui court là-bas à flanc de coteau, c'est Elle, la frontière.

Les baïonnettes étincellent au bout des fusils, les drapeaux sont déployés, cinq mille bouches hurlent la Marseillaise. Et, de l'occident les pesantes et rouges nuées d'un ciel d'orage montent et roulent avec nous vers le Rhin.

 

Dans les villages lorrains.

C'est bien le paysage décrit par Barres. D'ailleurs, nous sommes près de Marsal et de Fénétrange. Des marais, de l'argile, des croupes mollement allongées, un ciel pluvieux. Les bons Lorrains sont craintifs, encore épouvantés du passage des Allemands. Les mauvais Allemands, immigrés ou fonctionnaires satisfaits, sont d'ailleurs la majorité dans cette zone militaire.

Ici, c'est un curé qui sonne les cloches quand les troupes françaises passent sur un pont, pour attirer les obus prussiens. Là, c'est un boulanger qui nous vend du pain à l'arsenic et qu'on fusille. Ailleurs, le maire a dans sa cave un réduit bétonné d'où partent des fils téléphoniques souterrains qui vont aux batteries allemandes. En somme, une grosse déception pour ceux qui ne savent pas que toute la région a été « préparée » depuis longtemps. Mais, à mesure que nous approchons de Sarrebourg, la scène change. Les vieux pleurent et ne savent dire qu'un mot: « Enfin! »

 

Autre histoire d'artilleur.

En observation sur une côte, je fouille l'horizon avec ma jumelle, tapis derrière un buisson. Plus bas que moi, et à ma droite, les batteries du groupe tirent, tirent sans arrêt. Les Allemands répondent: Huiii... Rrran... Huiii. Huiii... Rran, rran... Evidemment la situation est critique, mais une pipe console de tout. Le pire est qu'il se met à pleuvoir et que mon manteau est resté sur ma selle.

A ce moment un homme monte tranquillement vers moi, au milieu des projectiles: Lecomte, mon fidèle trompette, avec mon manteau sur le bras. « Mon lieutenant, j'y apporte votre manteau, rapport à la pluie. »

Je l'ai appelé « Imbécile »; j'avais envie de l'embrasser.

 

Texte du lieutenant d'artillerie M. G...

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