de la revue ‘La Guerre des Nations', no. 2
'Parisienne 1914 - Infirmière 1915'
par T. Trilby

Le Chic de 1915

 

Fin juillet, tout le monde quitte Paris. Les Parisiennes, qui y sont encore, préparent, avec une hâte joyeuse, leur départ. Les malles ont envahi toutes les pièces de l'appartement; près d'elles, sur les fauteuils, sont les robes de Madame, si légères, si transparentes, qu'il faut espérer qu'août sera chaud. A côté, graves, presque solennelles, sont les affaires de Monsieur: vestons sombres, complets de flanelle, hautes piles de chemises, faux-cols encombrants, chapeaux de toutes sortes: enfin, tout un trousseau masculin, qui prend, c'est Madame qui le dit, une place démesurée.

Avec une plaisir qu'elle ne cache pas, Madame commence les malles. Elle sait bien que des bruits alarmants circulent, que l'indépendance de la Serbie, ce petit peuple, est menacée, et que la Russie et l'Allemagne semblent se disputer. Son mari est grave et parle de guerre, mais elle n'y croit pas. On lui a conté Fachoda, elle se rappelle Agadir, la guerre, c'est « croque-mitaine », on ne la verra jamais. Et rieuse, insouciante, grisée par l'idée du départ proche, Madame continue ses préparatifs.

Mais les événements se précipitent. Dans les cœurs les plus frivoles, l'angoisse naît; toutes les Françaises comprennent que la France, fidèle à sa parole, doit suivre la Russie, son alliée. Les malles restent ouvertes, les jolies robes légères attendent sur les fauteuils; jusqu'à la dernière minute tout peut s'arranger.

L'ordre de mobilisation générale arrive, l'heure grave a sonné, Paris n'est plus la ville gaie, la ville élégante; en quelques heures, tout un peuple est debout.

A côté des malles, qu'on n'a pas le temps de ranger, Monsieur fait apporter un petite caisse plate, de bois noir, toute simple: sa cantine. Trois chemises de flanelle, un pantalon, un dolman, de grosses chaussures, il faut prévoir la pluie, quelques objets de toilette indispensables, et la cantine est faite.

C'est le départ, Monsieur s'en va, certain de la victoire. Madame est brave et dit au revoir avec un sourire, mais un sourire qui lui a coûté bien des larmes. Elle rentre dans l'appartement vide, et au milieu du désordre, créé par les heures fiévreuses qu'elle vient de vivre, elle se sent perdue et triste affreusement. La nuit, elle ne peut dormir, son cœur lui fait mal. La souffrance et l'inquiétude font naître en elle le désir absolu de faire son devoir. Dans cette première nuit, où le chef de famille a quitté la maison, toutes les femmes de France ont eu la même pensée.

Quelques jours après, les malles étaient retournées au grenier, les jolies robes légères rangées pour longtemps, et Madame avait revêtu la blouse blanche d'infirmière.

Tout d'abord, il a fallu installer les ambulances. Des mains pleines de bonne volonté, mais souvent maladroites, ont appris à couper des compresses, à les plier, à ouvrer des bandes, à faire des chemises pour les blessés et, dans la grosse toile, les coutures étaient bien difficiles!

Les jours d'angoisse arrivent, l'ennemi s'avance sur Paris.

Les Allemands sont précédés de la lugubre avant-garde des atrocités commises en Belgique; quelques femmes, peu solides de santé... ou de nerfs, prenant peur, quittent les ambulances, mais une grand nombre de Parisiennes restent à leur poste. La bataille est proche, Paris est de plus en plus menacé, les infirmières continuent à faire des compresses et à rouler des bandes. Dans les lingeries, dans les ouvroirs, toutes les femmes travaillent et sont silencieuses. Les potins, les rancunes, les mesquineries sont momentanément oubliés. L'ennemi est sur le territoire sacré, il vole, pille, assassine les nôtres, demain ils seront là. Peut-on penser à autre chose! Un soir de septembre, les premiers blessés arrivent à Paris. Dans chaque ambulance, les brancardiers se précipitent et transportent les pauvres soldats dans les salles où, depuis plusieurs semaines, les lits sont prêts.

Les infirmières s'empressent et font asseoir les petits blessés, ceux dont les blessures ne semblent pas graves. Elles les déchaussent et lavent les pauvres pieds douloureux, puis elles défont les premiers pansements faits à l'arrière de la bataille, et mettent à nu les plaies.

Les gémissements se font entendre, c'est une sourde rumeur qui emplit la salle de douleur, et pourtant les blessés sont braves et veulent être courageux.

Il y en a de très jeunes. Un petit dragon dit son âge, il a dix-neuf ans. Un obus lui a enlevé une partie du bras. Pendant le pansement il souffre atrocement, mais il serre les dents et ne laisse échapper aucun cri: « Ça fait un peu mal, murmure-t-il, mais ça se supporte. » Un fantassin, qui a la main droite toute entortillée, dit qu'il voudrait bien savoir combien il lui reste de doigts? Là-bas il n'a pu voir, l'éclairage était défectueux.

Là-bas! c'est le champ de bataille, le pansement fait à la hâte dans une ambulance de fortune, non loin de la mitraille; là-bas, c'est l'enfer, dit un chasseur, en regardant son pied écrasé par un éclat d'obus, mais c'est un enfer dont on revient.

Un zouave a qui il ne reste plus au bout du bras qu'un moignon déchiqueté, a, en voyant sa plaie, un sanglot sourd et profond; puis il inspecte son autre bras intact et frémissant, il le lève en criant, très haut, comme s'il chargeait: « Allons-y, avec celui-là j'en tuerai encore. ))

Un frisson d'orgueil secoue toutes les infirmières, elles sont fières d'être Françaises, elles se sentent les sœurs de ces blessés; des larmes emplissent leurs yeux. Et les plaies saignantes, les plaies affreuses, causées par la mitraille, sont nettoyées avec le plus grand soin.

Les blessés sont couchés. Après tant de fatigues et d'heures de fièvre passées dans des trains peu confortables, c'est enfin le repos. Les figures de ces malheureux s'éclairent, leurs yeux regardent cette salle blanche, ces femmes en blanc penchées au- dessus d'eux, c'est presque une vision de paradis. Ils tendent les mains, ils voudraient remercier, mais leur faiblesse est grande, et parfois ces soldats héroïques ont des mots d'enfant.

Ce lit blanc, ces femmes, aux gestes maternels, leur rappellent la maison et la mère que n'est pas là. Tout bas, ils prononcent le nom sacré, le nom cher: « Maman ».

Près d'eux les infirmières se multiplient, et lorsqu'elles parlent à ces hommes, affaiblis par leurs blessures, leurs voix claires et douces chassent les angoisses. Les deuils, les ruines, les tristesses, les souffrances, ces voix font tout oublier; et puis elles disent aussi que toutes les blessures sont glorieuses.

Les infirmières aiment ces soldats qui se sont battus si courageusement; pour une grand nombre, ce séjour à l'ambulance n'est qu'une halte; ils repartiront. Cette halte, les femmes s'efforcent de la faire douce, belle, inoubliable; elles possèdent cette gaieté tendre, si spéciale aux filles de la Charité; elles sont animées, pour leurs malades, du même amour.

Il a suffi de quelques semaines d'épreuves pour faire naître dans tous les cœurs un élan superbe. Les vraies Françaises, celles qui portent dignement ce nom, ne sont plus frivoles; la couturière, la modiste, les thés, les flirts, les danses bizarres, comme tout a été vite oublié!

Il y a malheureusement des blessés qui arrivent dans un état épouvantable; pour beaucoup de gens la guerre a été une surprise et la Croix-Rouge n'a pas toujours pu suffire à l'écrasante tâche qui lui incombait. Alors des soldats, qui se sont battus héroïquement, des soldats qui ont droit à toute notre reconnaissance, ont été mal soignés. Blessés grièvement, incapables de faire un mouvement, ils sont restés sur le champ de bataille, pendant de longues heures. Ramassés par des camarades, pansés dans une ambulance d'arrière-garde qui ne possédait aucun médicament nécessaire, envoyés dans une gare d'évacuation, ils sont restés là, privés de soins, pendant plusieurs jours. Un train composé de wagons à bestiaux les a emmenés et, sur de la paille souillée, ils ont été étendus. Manquant de tout, pendant le voyage, ils ont beaucoup souffert; à côté d'eux, des camarades sont morts, d'autres, à bout de courage, ont voulu se tuer.

Les blessés racontent leur douloureuse odyssée, très simplement, ils n'ont pas un mot de reproche; ils disent: « C'est la guerre... c'est parfois embêtant! », et s'étonnent de voir qu'en les écoutant les infirmières ont des yeux pleins de larmes.

Les plaies de ces blessés sont terribles à soigner: os broyés, chair déchiquetée par la mitraille, blessures si affreuses que les cœurs les plus endurcis se contractent de douleur. Les infirmières se penchent sur ces loques humaines, leurs mains légères s'efforcent de soulager, leurs mains voudraient guérir. Hélas, souvent elles ne peuvent rien faire! Alors il y a des enfants de vingt ans qu'on est forcé d'amputer, il y en a qui meurent. Ces morts, qu'avec des soins immédiats on aurait pu empêcher, sont cruelles, les infirmières ne s'en consolent pas. Il faut, pour les éviter, que tous les dévouements continuent à s'offrir, que toutes les bonnes volontés soient employées.

Les soldats de France ne marchandent pas leur bravoure, les femmes de France ne sont pas lasses de se dévouer. Elles ont vu, depuis le commencement de la guerre, des rivalités regrettables entre des sociétés similaires, des petitesses, des mesquineries, des susceptibilités ridicules en ce temps d'épreuves, rien ne les a découragées, elles continuent à faire leur devoir simplement.

Toutes les femmes de France ont compris qu'il n'y a plus qu'une grande œuvre commune à laquelle chacun doit participer, qu'un seul sentiment: la divine Charité.

T. Trilby

 

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