- de la revue La France Illustrée N 2178 de 26 Aout 1916
- 'Au Pays des Héros'
- par Léon Huygens
Impressions d'un Artiste au Front
dans une village belge
Qui donc aurait pu croire, voici deux ans, lorsqu'une guerre effroyable nous fut imposée par l'orgueilleuse Germanie, que celte placide terre de Flandre, immuablement douce et blonde, serait un jour le théâtre de tant d'exploits et que, nouveaux champs catalauniques, ses plaines fertiles verraient reculer et mourir les hordes du moderne Attila!
Sous le limpide ciel du Nord, ni la dune dorée, ni la verdoyante immensité d'un horizon sans limite, n'ont rien perdu de leur calme émouvant et, si l'on en excepte la ligne de bataille elle-même, la nature radieuse a partout triomphé; mais, hélas! dans ce qui fut des cités actives, des villages pleins de vie, la barbarie teutonne n'a laissé que ruines et deuils. Quel maître du verbe, quel virtuose de la pensée dira jamais tout le tragique de Nieuport pantelante, d'Ypres égorgée, de Furnes, deDixmude, de Ramscapelle, de Wsten ravagées?
Mais si la Flandre saignante est maintenant le pays de désolation, c'est plus encore celui d'héroïsme; avec le sang de nos soldats, sa glèbe a bu à longs traits celui de l'envahisseur abhorré... Son sol sacré a vu des combats tels que le monde n'en connut jamais, et là les bornes de la valeur guerrière furent reculées.
La lutte s'y poursuit, journalière, avec l'espoir de toutes les revanches.
Encouragés par un commandement clairvoyant, des artistes se mêlent au peuple des tranchées; leur présence soutient le moral du soldat; aux heures de défaillance personnelle, elle le relève. Ici, ce sont des peintres, des dessinateurs, dont la main habile fixera pour les générations futures les mille aspects de la grande lulte, que l'aridité de la photographie malgré et peut-être à cause de sa trop grande précision ne réussit pas à animer du souffle puissant qui s'en dégage; là c'est une cantatrice aimée du public parisien, un roi de l'archet le grand Ysaye n'y est-il pas! dont les nobles accents réchauffent tous ces curs valeureux.
Et parmi ces apôtres qui apportent le puissant viatique de leur génie aux immortels artisans de la Victoire de demain, une douce figure de reine, de Sainte Vénérée, passe comme une bienfaisante apparition, sans crainle et sans effroi... C'est la petite reine Elisabeth, qui va partout, portant avec elle l'espoir et la vaillance comme un flambeau céleste; pour chacun, pour les plus humbles surtout, elle trouve des mots qui vont au cur, et la charité magnifique l'auréole à leurs yeux. Aux jours noirs des frimas, comme parmi la splendeur des étés, on peut la voir depuis les heures les plus matinales jusqu'à la nuit tombée remplissant la mission qu'elle s'est imposée comme un sacerdoce. L'histoire dira quelle fut sa calme intrépidité devant le danger qui menace sans cesse le couple royal...
On dirait qu'autour d'elle se répand comme une atmosphère de confiance et de courage et l'on cite dans la région des mots dignes de l'antique qui sortirent de la bouche de pauvres paysans restés là, impassibles sous le déluge de fer. Ici où le village est rasé, on se terre dans les caves et l'église n'existe plus; une vieille femme se plaint seulement de ce qu'elle ne puisse aller à la messe! Là, c'est un vieillard chenu qui répare son toit, tandis que la mitraille fait rage autour de sa maison...
Toute cette population s'est habituée à vivre parmi les ruines et semble inaccessible à la crainte; un obus vient-il à tomber, on se gare comme on peut et puis on ne s'en inquiète plus. A R..., ce joli village flamand que j'avais connu si vivant, je songeais un jour, en parcourant les ruines, aux coquettes maisons de paysans qui m'avaient inspiré si souvent, avec leurs jardinets pleins de fleurs, leurs volets d'un vert éclatant, leurs toits de tuiles rouges et les quelques poteries qui traînaient toujours çà et là jetant leur note claire dans cet ensemble champêtre auquel un filet de pêche, séchant sur quelque haie, donnait un caractère bien spécial. De tout cela, plus rien que des ruines lamentables: la Kultur a passé par là!... Un soleil éclatant illuminait ces débris; autour de moi, les rats tournaient en rond, étonnés de voir un être humain; au loin, un chat famélique se glissait parmi les éboulis, et cependant, échappés comme par miracle, quelques arbustes poussaient leurs rameaux fleuris et, dans tous les coins, une herbe haute et vivace se mêlait de fleurs... Devant moi, un trou immense, un trou de marmite, dans lequel les eaux du ciel s'étaient amassées et, au milieu, étendant son bras unique, un grand Christ mutilé par la mitraille qui l'avait arraché à un calvaire voisin, se dresse en une silhouette d'effroi. Ht là aussi les oiseaux chantent et nichent, les hirondelles rapides glissent le long des eaux lourdes et des lièvres effrayés se sauvent à mon approche, tandis que, sourdement, la grande voix du canon résonne sans trêve...
Ce spectacle se répète un peu partout; à W... passent quelques gens de l'endroit que je vois se glisser furtivement le long des rares pans de murs encore debout. Je les suis. Dans la modeste église détruite en grande partie et rafistolée à l'aide de quelques planches vétustés, le curé dit la messe sous les obus et tous les gens d'alentour viennent y risquer la mort pour y entendre la parole de Dieu!
Cependant, nous allons toujours, rassemblant le plus de documents possible, dessinant, croquant, peignant, fixant sur la toile ou le papier tel coin désormais historique, telle scène impressionnante, comme celle dont je fus témoin au bord de la vaste lagune formée par les inondations tendues pour arrêter les Barbares: un soldat, armé d'un croc solide, fouillait la vase, remuant une masse informe que l'on hisse sur la rive, c'est le cadavre d'un Boche devenu méconnaissable, mais que ses bottes à la prussienne permettent d'identifier. Installé à l'abri d'un bout de muraille, guêtre, casqué d'acier, je m'installe pour terminer une pochade. Aussitôt des balles sifflent au-dessus de ma tête, il faut déloger au plus vite; heureusement, cette fois encore, je m'en tire indemne et regagne L... P..., où le lendemain une grande fête artistique était offerte à nos poilus. Ysaye, le virtuose inégalé, et l'exquise cantatrice qu'est M"e Croizat, les charmèrent notamment. Hélas! me fallait-il, en quittant cette fête, rejoindre Nieuport pour y trouver les restes épars de malheureux civils victimes d'un aviateur boche? Le pirate de l'air avait aperçu quelques civils inoffensifs; il lâcha sur eux un engin terrible, puis l'assassin s'éloigna à tire-d'aile.
Une fois de plus, l'odieuse Allemagne triomphait de femmes et d'enfants sans défense
Léon Huygens