du livre 'the Book of France' edité par Winifred Stephens 1915
'Les Saints de la France'
par Maurice Barrès
de l'Académie Française

Nos Soldats Héros

le saint Poilu
texte en anglais : The Saints of France
 

 

Connaissez-vous la joie de voir clair? C'est une des plus grandes que la vie nous donne. O lumière qui chasse les erreurs! Et, loin de s'épuiser, cette joie augmente à mesure que nous l'éprouvons. Voir clair, c'est parfois, dit-on, aller au désabusement. Mais s'il arrive que notre regard, longuement maintenu sur un objet, permet aux sentiments d'admiration de s'éveiller en nous, alors quel plaisir! Aimer ce qui est posé en pleine lumière, c'est parfait.

En conséquence, évitons de nous laisser raconter un tas de calembredaines sur nos soldats dans les tranchées. C'est tels qu'ils sont, dans leur réalité toute grave, enveloppés de grandes couleurs sévères, qu'ils éveilleront plus complètement notre affection et notre respect.

C'est une guerre toute nouvelle qui se déroule, à cette heure, sur les longues lignes du front. Sans doute nos soldats ont hérité les âmes de leurs aïeux. Un Déroulède, c'est un Bayard; un Joffre reproduit quelques-uns des traits de Catinat et de Drouot, et nos jeunes soldats, vous avez tous lu dans leurs lettres des mots joyeux, brillants, fringants, comme en avaient Lasalle et les autres. Mais tout de même les conditions actuelles de cette guerre sont si particulières que nos soldats y prennent un caractère tout neuf, je crois, dans notre histoire.

Je souffre, quand je lis des épisodes du front, dramatisés à plaisir dans certains récits. Le romanesque, en ce moment, ce serait le poilu dans sa tranchée. Eh bien! j'y suis allé voir. Nos soldats étaient là tout roides, à cause de leurs nombreux vêtements épais et de la boue séchée qui les enveloppait d'une sorte de carapace. C'était un jour de pluie. Quelques-uns avaient sur le dos des sacs vides en grosse toile; d'autres s'abritaient sous des morceaux de tôle plissée, appuyés aux deux parois de terre. Cette vie de lutte faisait briller leurs yeux dans leurs visages broussailleux, en laissant sur tout leur être une vague expression de sommeil. Ils m'écoutaient avec la charmante politesse naturelle des paysans et avec un bon sourire. Ils comprenaient bien mon amitié et moi je voyais avec émotion quelque chose que je me surprends à nommer leur sainteté. Le poilu dans sa tranchée, c'est un paysan déguisé en guerrier, qui songe aux gens et aux choses de chez lui, qui n'a pas du tout le désir de manger tout crus le cœur et le foie du Boche, et qui tient toujours, pieds gelés et mains engourdies, et qui sent bien "qu'on finira par les avoir."

Ces admirables survivants des premières hécatombes, qui tiennent avec une si magnifique endurance dans la boue des tranchées, sous la pluie incessante des balles et des obus, savent pratiquer la vertu de patience avec une fermeté qu'on n'attendait pas de notre armée, et qui semble se rattacher aux qualités paysannes de notre race. Ils savent ou ils sentent que cette guerre est une guerre d'usure, qui se terminera au profit de celui des deux adversaires qui aura le mieux économisé et réservé ses forces. Ils ont appris que celui qui attaque imprudemment et sans préparation suffisante " le front inviolable " se brise contre une résistance meurtrière, hérissée d'obstacles presque insurmontables. Ils l'ont appris à leurs dépens et, Dieu merci! aux dépens des masses allemandes qui sont venues se briser contre nos défenses. Ils calculent que le temps travaille pour la cause des alliés.

Déjà, ce délai nous a permis de réparer des insuffisances de préparation matérielle. En outre, il nous a donné les occasions et le loisir de prendre sur l'Allemand une supériorité morale énorme.

Cette supériorité naquit à la bataille de la Marne, lorsque dans un combat de manœuvre, c'est-à-dire dans les conditions les plus opposées au combat de tranchées, nous avons fait ployer sous notre choc et sous notre effort leurs masses, qui pourtant possédaient l'avantage du nombre. Et puis, cette supériorité, nous n'avons pas cessé lentement de l'affirmer et de l'accroître dans les combats d'artillerie et les actions de détail depuis que nous avons du 105 et des obus à grande capacité d'explosifs pour le 120.

Le poilu sait tout cela; il le sait de la meilleure science, par son expérience quotidienne; il le constate dans l'horizon qu'il embrasse depuis sa tranchée, et par une suite de faits qui composent sa vie périlleuse. De là son refrain, "qu'on finira par les avoir."

On les aura, surtout si les civils tiennent bon.

Et comment devons-nous tenir? Qu'est-ce que cette patience que l'on nous demande?

On nous demande de ne pas nous impatienter. On nous demande, à nous, commerçants et industriels, à nous, politiques, de ne pas peser sur les événements par des larmes, par des plaintes, par des critiques. Ces soldats prodigieux d'endurance, ces chefs qui, tous, ont fait leur sacrifice, ne redoutent qu'une chose, c'est que l'impatience de leurs amis et de leurs familles ne les pressent de procéder à une offensive prématurée, par des attaques mal préparées.

Il suffit, camarades! Nous voilà prévenus. Nous prendrons modèle sur votre patience, mérite bien pâle chez nous, et chez vous éclatant comme la pourpre de votre sang répandu. Jusqu'au bout, nous demeurerons ce que nous sommes depuis six mois: une nation rassemblée derrière le généralissime, et tout animée par un esprit qui, hier encore, éclatait dans cette phrase que me rapporte un ami:

"Je quitte, m'écrit-il, Mme X ... et sa fille; le fils vient de tomber au champ d'honneur. A la terrible nouvelle, la mère a dit à sa fille: ' Taisons-nous, cachons notre peine le plus possible, afin de ne pas semer la tristesse autour de nous, car il y aura encore beaucoup de morts.' "

Cela est bien beau. Et même, ce mot "tristesse" parce qu'il se tient dans l'ordre du sentiment, et qu'il donne ainsi la mesure de celle qui le prononça, est, dans sa maigreur, profondément émouvant. Saintes femmes, ce n'est pas seulement la tristesse, que d'instinct vous voulez éviter de répandre autour de vous, c'est la raison publique que vous voulez protéger, prémunir contre la plus juste sensibilité. Vous discernez que si nous nous laissions amollir, la France, corps et âme, serait jetée à terre, martyrisée, anéantie, et le sang des héros aurait coulé pour rien. Nous trahirions nos morts. Il faut vaincre. Et déjà la victoire complète est visible au bout de notre patience.

La douleur s'introduit chez les êtres pour y faire apparaître toute la beauté morale que peut produire leur nation. C'est ce qu'ignorent les Prussiens. Toujours envieux de la nation chevaleresque, ils ont voulu renverser à terre nos maisons de certitude et de foi, et nous livrer aux inquiétudes de l'esprit. Ils croyaient notre trésor d'âme gaspillé dans nos vaines disputes, et morte pour jamais l'antique sérénité. Mais dans le même instant qu'ils jetaient ce cri de mort, ce cri de haine joyeuse au vieux monde du sentiment, leurs injures nous révulsaient et l'esprit de sacrifice transfigurait notre nation. Ils ont mis des ruines au cœur de Reims et de nos villages de Lorraine et du Nord et de l'Île-de-France, et voici que la France entière devient cathédrale nationale. Tous les Français sont unis, et même les ennemis des croyances se sont soudain reconnus fils de ceux qui, le long des siècles, ont prié dans les vieilles maisons de prières. Nous reprenons le sentiment de notre unité. Toutes les épaules des hommes se touchent dans la tranchée; tous les cœurs des femmes s'accordent.

Le cœur des femmes de France n'est pas cet instinct, cette ingénuité des premières heures du monde, voisine encore de l'innocence animale; c'est une pensée brûlante, épurée, issue de la plus savante civilisation, dont elle dépouille les parties matérielles pour être tout amour et raison. Il fut formé, de génération en génération, dans les chapelles profondes de nos églises auprès du sépulcre; il se conforte et se revivifie, aujourd'hui, dans le fourgon du train des blessés, auprès du lit des ambulances, et, porté par deux ailes de patriotisme et de charité, il vole en gémissant au-dessus de nos soldats sur le champ de bataille. Les cœurs des femmes françaises, comme un vol d'oiseaux divins accourent à l'armée pour admirer et assister d'amour les sauveurs de la patrie.

Peut-être n'a-t-on pas marqué avec une suffisante vigueur le véritable caractère de cette guerre de tranchées où l'armée allemande s'est réfugiée, quand, poursuivie par nous, elle a repassé l'Aisne. Une telle décision est un aveu d'impuissance et de faiblesse, ou plutôt d'affaiblissement. Les tranchées, en effet, permettent à une armée de garder, d'une façon sûre, un front donné, avec un effectif égal au tiers de celui que nécessiterait la simple occupation sans tranchées. Il faut en moyenne un homme tous les deux mètres pour garder des tranchées, tandis qu'une ligne de bataille exige une densité moyenne de trois hommes par deux mètres . . . (ce qui ne signifie pas, bien entendu, que les hommes soient alignés dans cette formation de conception simpliste).

Les tranchées sont un expédient de génie qui permet aux Allemands de tenir tête de la mer du Nord à la Suisse, et de Koenigsberg à la frontière de Roumanie, aux Russes, aux Anglais et aux Français alliés. Mais les expédients sont, par essence, précaires.

Nous crèverons la ligne ennemie, quand le vainqueur de la Marne le décidera. Et là- dessus je reviendrai, je vous donnerai quelques-unes des idées que connaissent tous nos soldats et qui réconfortent leur patience. Aujourd'hui, je voulais seulement vous répéter ce sur quoi nous sommes, n'est-ce pas, unanimement d'accord: que toute impatience serait, de notre part, la pire des fautes. Elle servirait les Allemands. Elle aurait pour résultat de mettre en péril la vie des soldats dans des opérations imprudentes, et de compromettre le succès final en voulant le cueillir trop vite.

Que tous ceux qui sont à l'arrière se le disent et le disent autour d'eux: en manifestant et même en éprouvant de l'impatience, ils iraient contre la volonté des patients "poilus" qui, dans les tranchées, veulent et savent attendre pour être les maîtres de l'heure.

Maurice Barrés

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