de la revue 'La Grande Guerre du XXième Siècle' No. 5 de juin 1915
'Une Belle Mort d'un Petit Soldat'
par Claude Rignon

Les Enfants Héroiques

une histoire illustrée du 'Bon Point' (suite en bas)

 

Une Belle Mort d'un Petit Soldat

17 septembre 1914

Je voudrais raconter ce que je viens de voir. Oh! un fait très simple, presque banal, hélas! ces jours-ci: le retour au pays et la mort d'un petit soldat blessé.

Il y a un mois, dans la ville où je prends les eaux, j'avais vu partir le train de mobilisation: enguirlandé comme pour une fête, emmenant des soldats vaillants et robustes, gais, de cette gaieté française qui en fait les premiers du monde. S'il avaient en une larme en disant « au revoir » aux leurs, ils l'avaient vite séchée: ils partaient si confiants!

J'en avais remarqué un, entre autres, un petit blond, l'air d'un gosse, qui amusait ses camarades par ses facéties. Il avait dessiné une tête de Guillaume, avec des moustaches énormes, et écrit dans une pittoresque orthographe:

Salo, va, on te pendra.

Sa mère, qui l'accompagnait, avait le cœur si serré de chagrin — elle était déjà âgée, avec ce regard pénétrant de ceux qui ont beaucoup souffert — que je crois bien que c'est pour elle qu'il était si gai.

Le train sifflait qu'elle s'accrochait encore désespérément à lui: — Allons, au revoir, m'man, fit-il avec un entrain un peu forcé cette fois, faut me laisser partir. Et tu ne m'as pas dit ce que tu voulais que je te rapporte de Berlin?

— Ta peau, mon garçon, cria-t-elle avec un accent qui faisait mal. Je pensais à cette exclamation en attendant le train qui devait nous ramener ces mêmes soldats blessés. Hélas! Combien y en avait-il là-dedans qui ne rentraient chez eux que pour y mourir? Bien avant l'heure, les abords de la station étaient noirs de monde, toutes les femmes de l'endroit fraternisant dans la même inquiétude. Au premier rang, je reconnus celle qui accompagnait le soldat blond, le premier jour de la mobilisation. Elle était raide, toute tendue dans la fièvre de l'attente, ses yeux dévorant l'horizon. Ce fut elle, la première, qui dit à voix basse:

— Les voilà!

En effet, on apercevait le train qui avançait lentement, peinant à la montée comme un cheval poussif. Je remarquai qu'il portait encore un des bouquets dont on l'avait pavoisé au départ. Mais à présent ce bouquet était tout jauni, et pendait piteusement. C'était d'un symbole douloureux. La foule ne le vit pas, dans sa hâte de se porter au-devant du train; et, quand enfin il entra en gare, une formidable ovation s'éleva. En criant, en pleurant, en battant des mains, on hurlait: « Vive l'armée! Vive la France! Bravo, les soldats! » Et puis, une clameur de mer en tempête, parce que des blessés, penchés aux portières, souriaient, en nous saluant de la main.

Secoué de ce frisson si souvent éprouvé depuis l'appel aux armes, j'étais tout entier à mon émotion intérieure, quand soudain un cri sauvage se fait entendre: « Mon fils! » Et l'on voit une femme se précipiter sur un brancard que portent avec précaution quatre ambulanciers. J'ai un pressentiment. Hélas, oui! C'était la mère du petit soldat blond qui venait de reconnaître son enfant dans ce blessé si pâle, qui avait à peine le souffle. Les brancardiers l'écartaient doucement:

— Laissez-le, Madame, on le porte à l'hôpital 63; vous pourrez y venir.

Mais elle n'écoutait rien:

— Jean, mon petit!

Le blessé ouvrit les yeux et eut un faible sourire en la reconnaissant:

— M'man, fit-il, et il retomba.

— Ah! gémit-elle, dans quel état on me le rend! Il est perdu! Infirmier à l'hôpital 63, moi aussi, je résolus de tout faire pour le sauver. Pauvre petit! Plus que jamais à présent il avait l'air d'un gosse, avec des yeux naïfs d'enfant implorant du secours.— Qu'est-ce qu'il a? demandai-je en lui humectant les lèvres.

— Un éclat d'obus à la cuisse, me répondit-on, et je ne devais pas tarder à savoir que cette blessure est particulièrement redoutable.

— Ah! c'est que la lutte est chaude, allez, me dit un soldat.

 

une histoire illustrée du 'Bon Point'

 

Pendant quelques jours cependant, j'eus de l'espoir pour mon petit blessé. Les soins empressés, sa mère, l'air natal, semblaient le ranimer. Et puis il avait si bonne envie de vivre! II nous racontait des épisodes de guerre.

— Les Allemands sont mous comme des figues, disait-il dans son langage imagé, et n'ont un peu de cœur que quand ils sont en nombre, et poussés par leurs officiers. Ah! qu'ils les craignent! C'est vrai de dire que leurs officiers ne sont pas comme les nôtres. Notre lieutenant, voyez-vous, c'était un frère.

Et il pleurait sans fausse honte, car ce lieutenant était mort à Saint-Dié, et c'est en s'efforçant de le sauver que le soldat avait été blessé. Sous le feu de l'ennemi et blessé lui-même, il s'était chargé de son lieutenant grièvement atteint et avait continué ainsi à diriger la retraite du peloton. Arrivé à une ambulance, son désespoir était sans bornes de voir que le lieutenant était mort.

— Mais enfin, disait-il, j'ai toujours sauvé son cadavre des Prussiens. Car ils s'acharnent jusque sur les cadavres, ces bandits.

Pour cette belle conduite, le blessé avait reçu la médaille militaire, et il disait à sa mère en riant:

— C'est toi qui seras contente, plus tard, de te promener au villlage, au bras d'un décoré!

Elle secouait la tête:

— J'aurais préféré que tu me reviennes tout entier.

Il avait la nostalgie du combat, et comme tant d'autres ne parlait que de repartir. Quelle vertu faut-il donc qu'il y ait dans la guerre pour qu'elle fasse de l'héroïsme quelque chose de si simple qu'on ne songe même plus à s'en étonner?

— Quand est-ce que je retournerai? A Saint-Dié, nous avions les obus des avions allemands au-dessus de nous et les obus des mitrailles devant nous. C'est ça qui faisait des ravages. Eh bien! on ne s'arrêtait pas.

Je lui demandais quel effet faisait la mitraille.

— La première fois, me dit-il, c'est terrible. Ça sifflé, ça siffle; les balles, ce n'est rien à côté. Et puis on s'y habitue si vite. Voyez-vous — et ses yeux brillaient, — quand on est là-bas, on est comme au-dessus de soi-même, on ne sent plus la fatigue ni la souffrance. .On ne veut qu'une chose: avancer. Ah! recommencer!

Hélas!

Une hémorragie subite vint nous enlever tout espoir. Lui-même s'en rendit compte, et demanda un prêtre.

— Parce que vois-tu, m'man — dit-il à sa mère, dont il voyait l'angoisse, — si on part, îl vaut mieux partir proprement.

— Ah! que cette expression bien française révélait tout un état d'âme! Tandis que j'achevai, hâtivement, de dresser un petit autel, une infirmière revenait avec un prêtre, et nous entendîmes le mourant chuchoter en montrant sa mère:

— Il faudra tâcher de la consoler, dites. Monsieur le Curé, ça va lui être un si rude coup!

Cette petite âme héroïque absoute, la cérémonie si touchante de l'Extrême-Onction commença.

Une fois de plus, je fus frappé du caractère auguste et pour ainsi dire transfigurant des mystères catholiques, car le mourant, d'héroïque, devenait sublime, et disait des choses qui le montraient déjà transporté dans les régions supérieures. C'est ainsi qu'au moment de l'onction sur la poitrine, il dit en la touchant:

— J'étais fier que le colonel lui ait donné la croix. A présent, elle a celle de Notre- Seigneur Jésus-Christ. C'est encore mieux, et il faut que ce soit ta consolation, maman.

Se tournant vers moi:

— Il faudra leur dire aux autres, qui craignent, que ce n'est pas difficile de mourir.

— Oui, dit quelqu'un, à mi-voix, quand on est brave comme lui.

— Non, reprit-il, quand c'est pour Dieu et pour le pays.

Mais bientôt sa tête s'embarrassa, le délire le prit, il criait d'une voix rauque:

— Par le flanc droit, arche!..... En avant! ..... Cessez le feu!

Au moment où le prêtre, qui récitait les prières des agonisants, s'écriait: « Partez, âme chrétienne », il eut un dernier sursaut d'énergie et râla: « Vive la France! Vive..... » et un peu de sang lui vint aux lèvres. Je me penchai. Il avait de nouveau la figure souriante que j'avais connue, à l'expression presque gosse. Il était mort.....

Et tandis que sa mère lui fermait les yeux, sans larmes, comme si l'âme héroïque de son fils passait déjà en elle, le prêtre me prenait à part.

— Eh bien! disait-il, quand on voit une fin pareille, est-ce qu'une confiance immense ne vous entre pas dans le cœur? Si malade que soit la France, elle a encore de beaux jours devant elle, car de telles morts sont son rachat, disons mieux, sa rédemption. Et, pour moi, tous les relèvements sont possibles, tous les espoirs permis, quand je vois un peuple porter à un tel degré ce souffle générateur de toutes les victoires; l'élan.

Claude Rignon

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