de la revue 'Mon Journal. No. 1 de 5 janvier 1918
'La Prise du Fort Ornano'
par Raphaël Lightone
Des Enfants Parisiens Jouent à la Guerre

 

Ce fut une grande bataille que celle qui se termina, un jeudi d'avril, par la prise du fort Ornano. Ce combat fut encore plus célèbre par la qualité des combattants qui en furent les héros, les vainqueurs et les vaincus.

Pour donner une idée de l'importance extraordinaire que l'histoire pourra consacrer à cette fameuse bataille, il suffit de savoir qu'on y vit en présence les généraux Joffre et Gastelnau et von Kluck avec le Kronprinz. Le roi des Belges, le vaillant Albert Ier y fit lui-même une apparition, la canne à la main. Nulle bataille n'aura vu dans la mêlée autant de personnages de premier plan que celle qui fut livrée pour la prise du fort Ornano, qui ne paraissait cependant pas avoir une importance aussi considérable.

Donc, ce jeudi d'avril qui fut une belle journée printanière, égayée par un soleil aux rayons déjà chauds, les promeneurs qui se trouvaient par hasard, vers deux heures de l'après-midi, aux environs de la porte Ornano, à la poterne de Montmartre, à Paris, purent voir défiler, en deux troupes distinctes, une cinquantaine de soldats à l'air martial, sous la conduite de quelques chefs qui n'avaient d'autres caractères distinctifs que la belliqueuse autorité avec laquelle ils maintenaient leurs hommes dans le rang, en les morigénant.

Tous ces guerriers résolus, de congé en ce beau jeudi, paraissaient recrutés dans des régiments différents, si on en jugeait par leurs tenues dissemblables. Les uns étaient coiffés de casques du dernier modèle; d'autres avaient des képis ou rouges ou horizon; d'autres, enfin, des bonnets de police ou même des bérets; quelques- uns n'avaient que de simples casquettes. Mais tous, quelles que fussent leurs coiffures, paraissaient de vrais héros, bien résolus à faire leur devoir.

 

 

Le général Castelnau conduisait la première troupe; il était superbe d'allure avec son képi rouge, tout neuf et largement galonné (c'était du reste à cause de son képi qu'on l'avait bombardé général). Sur son chandail il portait une ceinture de cuir où était attaché le fourreau de son sabre qu'il tenait nu, à la main, et dont il salua militairement le douanier de service à la porte des fortifications; à sa ceinture également était aussi passé un revolver de beau fer-blanc bronzé.

La deuxième troupe, commandée par von Kluck, venait à 30 mètres en arrière, armée et vêtue comme la première, de tenues disparates, d'armes de tout modèle, parmi lesquelles, à côté de sabres reluisants et de fusils aux canons brillants comme de l'argent, se voyaient de simples sabres et fusils de bois.

Tous ces soldats, ou à peu près, portaient des culottes courtes, mais bien peu étaient guêtres ou molletés de bandes d'ordonnance; presque tous avaient les mollets nus. Les vétérans, c'est-à-dire les vieux poilus, les pépères de ces deux bataillons, avaient de douze à quatorze ans, mais beaucoup d'autres, les bleuets, n'avaient guère plus de huit uns et devaient fort allonger leurs petites jambes pour marcher au pas des grands.

Il n'est pas inutile d'ajouter que ces soldats avaient un petit drapeau, ainsi que des jeunes clairons qui s'époumonaient de leur mieux à souffler dans leurs petites trompettes de cuivre. Entre ces deux musiciens marchait un tambour qui maniait assez bien ses baguettes, sans être plus âgé que le jeune Bara, le petit tambour de treize ans, célèbre dans l'histoire de la guerre vendéenne.

Dès qu'ils eurent franchi la porte Ornano, les deux troupes montèrent sur le glacis des fortifications et mirent les armes en faisceaux, tandis que les chefs se rassemblaient pour deviser. Ils étaient une dizaine de chefs auxquels vinrent bientôt se joindre quatre officiers très supérieurs: c'était le Kronprinz coiffé d'un bonnet à poils, et Hindenbourg avec son casque du fer-blanc le plus étincelant, et enfin Jolïre et Albert Ier. Tous faisaient bon ménage et devisaient cordialement en attendant le moment d'être ennemis.

Mais où l'on devina combien la bataille allait être rude et cruelle, c'est quand on vit les quatre dames de la Croix-Rouge qui suivaient les bataillons. L'aînée de ces infirmières intrépides, pouvait bien avoir dix ans, et elle tenait par la main la plus jeune qui en paraissait sept au plus, mais qui tout de même suivait gravement la colonne. Ces quatre personnes dévouées avaient sur le front un bandeau blanc orné d'une petite croix rouge; et leurs mamans complaisantes leur avaient attaché des serviettes blanches pour leur faire des tabliers d'infirmières; ces quatre patriotes étaient sans doute les sœurs de quelques-uns des jeunes guerriers.

Il va de soi que les curieux assez nombreux, parmi lesqufb de vrais poilus, - des permissionnaires, - s'amusaient beaucoup de cette petite troupe qui prenait son rôle au sérieux et allait combattre à qui mieux mieux pour défendre sa cause.

Tandis que les troupiers étaient dans l'aotente, près de leurs fusils en faisceaux, les chefs avaient établi le thème de la bataille qui allait mettre en présence une armée française contre une armée boche.

Les Français étaient dans les fossés des fortifications qui représentaient les tranchées, et les Boches occupaient le sommet du glacis qui figurait le fort Ornano qu'il s'agissait d'enlever de haute lutte.

Tout étant prêt, tout à coup, sur un geste du généralissime qui leva son sabre, l'un des clairons resté dans le camp français envoya deux ou trois turlututus auxquels répondit le clairon boche sur le glacis: la bataille commençait. Un des soldats qui avait une grosse voix avait été désigné pour imiter le canon, et il commença: « Boum! Boum! Boumm! »

Alors, fusils de fer, fusils de bois, furent mis en joue et les tireurs criaient rageusement: Pin... pin... pinpin!...

Et l'assaut commença. Les Français sortis des tranchées grimpaient le talus du glacis, et toujours l'homme-canon faisait, sans se lasser: Boum!... Boum!...

De temps à autre un tireur convaincu de la justesse de son tir criait à un ennemi:

« Tu es touché! Tu es mort ou blessé, tu dois te coucher pour que les brancardiers te portent à l'ambulance! »

Et les brancardiers, sous la mitraille que faisaient pleuvoir les: Pin... pin... pin! accomplissaient bravement leur devoir.

Le combat atteignait une grandeur tragique. Les Français avaient l'avantage; grimpant toujours en rampant, couchés, ou en tirant à genoux: Pin, pin! ils arrivaient au sommet du glacis et se trouvaient maintenant face à face avec les Boches dans le fort Ornano.

« Feu! Feu! lâchez tout! criait von Kluck.

- Envoyez les gaz asphyxiants », répétait le Kronprinz.

Du côté France, on entendait la voix claire de Jofîre qui lançait: « Allez-y, mes gars! Tapez dessus! Gognez dans le tas!

- On les aura! criait à son tour Castelnau, en avant! » Et Albert Ier lui-même se démenait:

« Tenez bon, les p'tits Français, les Pruscos sont kapout! » Bientôt ce fut l'horrible mêlée, le corps à corps épouvantable. Les blessés, les morts eux-mêmes, tous se relevaient pour cette lutte finale.

Il y en avait deux surtout qui se tenaient à bras-le-corps et paraissaient enragés dans l'ardeur du combat: c'était Castelnau et von Kluck, mais von Kluck ne pesait guère, Castelnau l'arrangeait si bien que le général boche leva les bras en criant:

« Kamerad! »

Joffre arriva et prit l'épée que lui tendait von Kluck, et, avec une majesté impressionnante, le généralissime prononça :

« Au nom de la France, je te fais prisonnier! Va-t'en à l'ambulance, maintenant, ajouta-t-il, tu feras le chirurgien! »

La défaite de von Kluck fut le signal de la débâcle boche. Les Français intrépides pénétraient dans le fort Ornano, et les Prussiens pris entre deux feux se rendaient. Des deux côtés on relevait les blessés et les morts; il y en avait une quinzaine, mais, morts ou blessés, on les importait tous à l'ambulance pour les faire soigner par les dames de la Croix-Rouge, et par von Kluck devenu médecin-major.

Ah! mes amis! Quelle horrible chose que cette ambulance installée à cinquante mètres du fort Ornano, où flottait à cette heure le petit drapeau tricolore.

La bataille étant terminée, tous les guerriers, français et boches, étaient devenus des blessés, des morts ou des brancardiers, les uns escortant les autres. Et ces blessés, quel stoïcisme, quel courage! Il fallait voir cela. L'un disait: « J'ai une balle dans la cuisse ' »«Et l'une des dames de ia Croix-Rouge répondait: «Mon garçon, je vais te faire un pansement et on ne te coupera pas la jambe! »

Puis elle allait à un autre. Et toi, qu'as-tu?

« .Moi, je suis mort!

- Alors, tu n'as pas besoin de pansement! »

Plus loin, une autre infirmière se penchait vers un blessé. « Madame! Madame!

- Qu'as-tu, mon fils?

- J'ai un obus dans le ventre! » Le médecin-major venait et disait:

« Un obus dans le ventre, ça n'est pas grave, mon garçon, on te l'enlèvera. En attendant, madame la Croix-Rouge, faites-lui boire de la tisane bien chaude! »

La petite infirmière de sept ans était admirable de délicatesse et de dévouement, elle se prodiguait auprès des pauvres éclopés. D'une petite boîte, elle retirait des petites bandes de papier gommé, et avec un petit geste gentil, elle léchait de sa langue rose le collant qu'elle appliquait sur le front, ou sur la joue, ou sur le bout du nez des blessés en leur disant: « Ça guérit, les cataplasmes! »

Mais le jeu de l'ambulance cessa de plaire, et on décida de faire une prise d'armes et de remettre des croix de guerre.

La mise en scène fut vite organisée, et Jofîre donna l'ordre d'ouvrir le ban. Les deux clairons y allèrent de leur petit turlututu et le tambour de ses baguettes énergiques.

Albert Ier et Castelnau passant devant le front des troupes distribuaient à chacun, par un simulacre, la croix de guerre. A chacun le général Joffre faisait un petit discours, toujours le même: « Tu es un brave, tu les as eus! Je t'accorde la croix de guerre! »

Devant l'armée en armes, les quatre infirmières en tablier blanc représentaient solennellement la Croix-Rouge, et la petite, satisfaite d'avoir fait son devoir, croquait un pain d'épice qu'une bonne maman venait de lui donner.

Quand cette dernière cérémonie fut achevée, il n'y avait plus d'ennemis, mais bien un seul bataillon de bons copains, de gais et braves enfants, de France qui défdaient en colonne, derrière leur drapeau, pour rentrer dans Paris et retourner chacun chez eux, après avoir sérieusement « joué à la guerre » tout cet après-midi ensoleillé d'un beau jeudi de printemps.

Raphaël Lightone

 

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