de la revue 'Mon Journal', 2 septembre 1916
'La Guerre au Jardin du Luxembourg'
par Jacques Freneuse
 
les Enfants Pendant la Guerre

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Madame l'infïrmière-major,puis-je appliquer le pansement?

- Mais certainement, mademoiselle, et tout de suite encore; ne voyez-vous pas que ce blessé perd tout le « son » de ses veines?

- Peut-être faudrait-il appeler le chirurgien?

- Je lui téléphone immédiatement! »

Sous les ombrages du jardin du Luxembourg, non loin de la pièce d'eau, dans un recoin propice qu'offre la statue d'une reine de France, une ambulance est installée. Mme l'infirmière-major a sept ans, et naturellement les autres « nurses » n'en ont pas plus de six. Autour de quelques chaises en fer repliées en forme de lits ou plutôt de brancards, sont occupées Lili, Odette, Charlotte et d'autres encore, qui ont de délicieux petits nez roses, des boucles brunes ou blondes et des lèvres comme des cerises. Des mouchoirs, des tabliers, des châles, sont amoncelés. Le sable dans un chiffon a des vertus insoupçonnées contre les hémorragies, et un long brin d'herbe autour d'une jambe de poupée forme une surprenante ligature.

« Dieu! que les dames de la Croix-Rouge ont de mal!»

 

 

Cette réflexion émise à haute voix, dans un grand soupir, par Mme l'infirmière-major, réunit tous les suffrages. Heureusement que voici venir M. le chirurgien Toto avec une paire de ciseaux à broderie, une pelote de fil, un canif et une pelite fiole d'eau de Cologne, pour endormir.

C'est ainsi que les petites filles de Paris, dans une touchante imitation du rôle que tiennent leurs mamans, jouent à la guerre. Vous pensez bien qu'il n'a pas fallu longtemps pour qu'elles encadrent aussi leurs mignons profils d'une guimpe blanche et s'enveloppent d'un tablier immaculé marqué de la croix de Gerève. Ne peuvent, comme les « vraies dames », venir en aide aux petits soldats de la France, elles s'en donnent à elles-mêmes l'illusion en dorlotant des bonshommes de carton ou des poupées costumées en zouaves; et il n'est pas de plus gracieux et de plus émouvant apprentissage.

Si les petites filles sont hantées par la vision d'une grande sœur que son voile bleu fait plus jolie encore, se levant tôt et prenant à peine le temps de déjeuner pour courir à son hôpital, les garçons, eux, ont les yeux pleins de leur papa eu de leur frère aîné tel qu'il était lors de sa dernière permission:

« Tu sais, mon Vieux, il avait une seconde palme à sa croix de guerre, et il portait la fourragère à l'épaule gauche, juste comme la cordelière rouge à laquelle est pendue mon sifflet, dans mon costume marin. Il m'a raconté qu autour de Verdun, le canon faisait plus de bruit que l'orage. Eh bien! du coup, je n'ai plus peur du tonnerre, tu peux demander à Nounou! »

Les garçons font étalage d'un extraordinaire assortiment de casques, de trompettes, de tambours, de fusils de bois, de petits canons de bronze, de ceinturons et de sabres. Autour du bosquet, près de l'orangerie, on les voit prendre la position du tireur agenouillé et viser avec application l'éclair d'un casque ennemi apparu de l'autre côté de la trancbée.

« Silence dans les rangs, voyons! On les entend parler d'ici!

- Capitaine, derrière le lilas, il y a un général boche; n'est-ce pas que je dois le tuer?

- Sapristi! Voilà que je me fourre la crosse de mon fusil dans l'œil!

- Pour tout le monde, à l'assaut! En avant, marche! »

 

 

Les clairons sonnent, les tambours battent. On entend des pan, pan, patapan, rugis avec fureur. Tant, pis pour le gazon et les touffes de pensées! D'ailleurs le garde n'est pas là. Les Boches reculent effarés, cherchent à fuir. Le général est tombé tout de son long, le nez dans le sable, et le petit Lucien, qui, bien malgré lui, figurait à lui tout seul la garde impériale, est pris de panique et tend les bras en criant: « Kamarad! Kamarad! »

En un tour de main la tranchée ennemie a été enlevée. L'artillerie avait d'ailleurs lancé plus de trente petit pois sur la première ligne. Un peu à l'arrière, les ambulancières assistent au corps à corps en se tordant les mains. Avec recueillement elles viennent relever le général poméranien.

Les prisonniers enchaînés, les poignets serrés dans des mouchoirs, sont évacués sur le poste de commandement où le capitaine victorieux les attend déjà,en essuyant son sabre avec un pan de sa veste. Et c'est d'un air terriblement sévère qu'il lesinterroge.

« Tu as du pain K K dans ta veste, je le sais, donne-le-moi ... Et toi, ah! Ah! Ah! mon gredin, n'étais-tu pas ingénieur dans une usine à deux pas d'ici avant la guerre?.... Taisez-vous quand je vous interroge! ou je vous fais fusiller.... Officier d'ordonnance, celui-là a de l'or dans la doublure de sa bretelle. Qu'on le fouille! »

Il ne s'agit plus maintenant que de rédiger le « communiqué ». Un doigt à son sourcil froncé, le capitaine dicte: « Grâce à la bravoure de son capitaine, le no régiment a atteint les tranchées ennemies, dans un terrain difficile, à travers le gazon et les pensées, et a pu se porter jusque derrière les lilas. On a capturé un général ennemi, un tambour, deux fusils, et toute la garde impériale s'est rendue sans condition. Rien ii signaler sur le reste du front. »

La bataille étant terminée, il n'y a rien de mieux à faire que d'aller jeter un coup d'oeil sur la flotte de guerre et causer un peu avec les amiraux. Les « amiraux », ce sont ceux que les combats sur terre laissent indifférents, mais qui ont armé les jolis petits bateaux à voile qu'ils lancent sur la pièce d'eau, avec de minuscules cunons, des lance-torpilles et des tourelles cuirassées. Il est convenu qu'un bâtiment éperonné parun autre bâtiment est censé coulé et que la flottille qui, prise sous le vent, chasse l'autre devant elle, est considérée comme victorieuse. Georges, dont le frère est au Borda, est amiralissime; et c'est lui qui, du rivage, annonce avec un porte-voix en carton, à ses camarades groupés autour de lui, les péripéties du combat. On n'entend parler que de « superdreadnought », torpilleur de haute mer, bordée de bâbord et bordée de tribord. La bataille terminée, le titulaire de chaque bateau vaincu remet deux billes au titulaire du bateau vainqueur correspondant.

Cette fois, on s'en remet pour la critique au vétéran des guerres d'autrefois, le père K... qui, pour quelques sous, loue aux « amiraux » tous ses bateaux. C'est un ancien gabier qui a bourlingué par toutes les mers et, plus d'une fois, a entendu tonner les canons sur l'Océan. Ou bout de sa eaVne il trace dans le sable la position des escadres en rang de combat. Il biffe d'un trait le bâtiment coulé, amène une nouvelle frégate el ouvre le feu par tous les sabords. S'il fait grand vent, il abat toute la voilure; par temps doux, il hisse le perroquet, le cacatois, le foc et le grand foc.

Ainsi se passent les beaux après-midi du Luxembourg, à l'ombre des marronniers séculaires, dans le parc qui a survécu à tant et tant de guerres déjà. Le passage d'un officier constellé de décorations, d'un blessé appuyé sur ses béquilles, d'un groupe de nurses véritables suspend un instant les jeux et allume les regards. Mais dans le poudroiement d'or du soleil d'été qui fait vibrer les trois couleurs du drapeau français, là-bas, sur le palais du Sénat, continue de flotter la hantise, chère à tous ces petits, du fracas des batailles.

N'empêche que lorsque l'heure du goûter sonne, on voit l'infirmière abandonner son ambulance et le capitaine son armée pour se rapprocher, dans la communegour- mandise, des gaufres givrées de sucre, qui croquent sous leurs quenottes blanches.

Jacques Freneuse

 

 

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