de la livrette
'Le Plus Jeune Héros de la Guerre
Jean-Corentin Carré'
par André Fontaine
Inspecteur d'Académie
 
1900 – 1915 - 1918

 

Le Plus Jeune Héros de la Guerre
Jean-Corentin Carré

Petit Breton, quel âge as-tu?
— Qu'importe mon âge, ô Patrie!
N'es-tu pas saignante et meurtrie?
N'es- tu pas souillée, envahie?
 
Les Huns n'ont-ils pas abattu
Tes tours, tes châteaux et tes villes?
Pour chasser leurs hordes serviles,
Prends mes forces déjà viriles.
 
Gloire à tes quinze ans, doux héros!
Gloire à la fleur de ton enfance
Immortellement pure en ton mortel repos,
Beau lys de Bretagne et de France!
 
Petit Breton, quel âge as-tu?
— L'âge de résister, ô Mère,
A la souffrance, à la misère,
A la faim, au froid de la terre,
 
Quand, de boue ignoble vêtu,
Le corps rongé par la vermine,
On entend la mort qui chemine
Au noir du ciel ou de la mine.
 
Gloire à tes quinze ans, doux héros!
Gloire à la fleur de ton enfance
Immortellement pure en ton mortel repos,
Beau lys de Bretagne et de France!
 
Petit Breton, quel âge as-tu?
— l’âge où l’on ose l'inosable,
Où l’on franchit l'infranchissable.
Où le corps semble impérissable,
 
Où tout est force, éclat, vertu,
Jusqu'au soir de deuil et de haine
Où, dans la lutte aérienne,
La Mort fonce, ardente et soudaine!
 
Gloire à tes quinze ans, doux héros!
Gloire à la fleur de ton enfance
Immortellement pure en ton mortel repos,
Beau lys de Bretagne et de France!

 

Jean-Corentin Carré à l'école, 1908

 

Telle fut, résumée en ces trois strophes, la carrière militaire de Jean-Corentin Carré, né au bourg du Faoué't le 9 janvier 1900, engagé volontaire au 41e d'infanterie le 27 avril 1915, arrivé au front dès le mois d'octobre de la même année, cité quatre fois à l'ordre du jour, entré dans l'aviation au mois de juillet 1917, mort au cours d'une lutte aérienne, où il eut à se défendre contre trois avions ennemis, le 18 mars 1918.

Si l'on s'étonne qu'un enfant de quinze ans ait pu contracter un engagement qui le conduisit aux tranchées — où n'ira jamais la classe 1920 à laquelle il appartenait, qu'on lise la lettre si noble et si touchante qu'il adressa à son colonel dès qu'il fut en mesure de signer un engagement régulier:

« Les Tranchées, le 29 décembre 1916.

« Mon Colonel,

« Je vous prie de m'excuser de ne pas employer la voie hiérarchique pour vous écrire; c'est à litre personnel que je m'adresse à vous.

« Mon identité à votre régiment est: Sergent Duthoy (Auguste), né à Rumigny (Ardennes), le 10 avril 1897, engagé pour la durée de la guerre à Pau (Basses- Pyrénées) le 27 avril 1915, et cité à Tordre du corps d'armée le 27 novembre dernier.

« Cette identité est fausse: mon nom est Carré (Jean). Je suis né à Le Faouët (Morbihan) le 9 janvier 1900. Je suis donc de la classe 20 et non de la classe 17.

« Le 27 avril 1915, jour où je me suis engagé, j'avais quinze ans. Il fallait avoir dix- sept ans au moins pour être accepté par le recrutement. Je savais que les réfugiés des pays envahis pouvaient s'engager sans papiers, beaucoup d'entre eux n'en ayant pas; j'ai alors inventé de toutes pièces l'identité que je porte depuis deux ans et ainsi réussi, après quelques mois d'instruction, à venir au front faire mon devoir avec tous les soldats français.

« Mon père et ma mère, paysans bretons, ayant maintenant trois fils sous les drapeaux, se sont rendus à mes raisons et m'ont laissé libre. J'aurai dix-sept ans le 9 janvier prochain. C'est pourquoi je vous écris pour vous demander s'il ne serait pas possible, ayant l'âge réglementaire, de reprendre mon véritable nom. J'ose m'adresser à vous parce que, s'il ne m'était pas possible de changer d'identité sans quitter le front, je préférerais rester Ardennais jusqu'à la fin de la guerre, et sans que mes chefs directs sachent la vérité.

« Je ne suis pas plus patriote qu'un autre; mais je considère qu'un Français, lorsqu'il est assez fort pour faire un soldat, est un lâche s'il reste à l'arrière.

« Encore une fois, je vous prie de m'excuser de ne pas employer la voie hiérarchique, et vous demande d'être assez aimable pour me répondre personnellement.

« Mon Colonel, je suis, sous vos ordres, le serviteur de la France.

« DUTHOY, sergent,

«... régiment d'infanterie, 9e compagnie. »

 

Il n'y a pas, dans toute la littérature de guerre, beaucoup de pages avec lesquelles celle-ci ne puisse supporter la comparaison. La profondeur du sentiment, la gravité de la pensée ont élevé tout d'un coup ce petit paysan du Morbihan à la dignité d'écrivain. Son style ferme, concis, tranchant, est celui des grands chefs militaires qui ne considèrent pas l'art d'écrire comme un jeu, mais comme une fonction de la pensée toute proche de l'action. On peut acquérir ce don de l'expression simple et forte à l'école primaire comme à la Faculté. De fait, Jean-Gorentin Carré ne reçut jamais d'autre enseignement que celui de ses excellents maîtres du Faouët.

Il est vrai qu'il fit bien jeune ses débuts auprès d'eux, puisqu'il fut inscrit à la classe enfantine dès le i5 septembre 1902. Il fallait bien, en effet, dans une maison de neuf enfants, pendant que les parents travaillaient aux champs, confier le plus jeune à cette autre famille qu'est l'école; et c'est ainsi que Jean-Corentin, n'ayant même pas trois ans, vécut dans un milieu très simple et très bon, auquel il resta toujours attaché. S'il le quitte, en 1912, après avoir obtenu le certificat d'études primaires, il reste du moins en relations étroites avec ses anciens maîtres. Qu'il suive, dans les Basses-Pyrénées, le percepteur chez lequel il était entré en qualité de commis, qu'il vive à l'armée la vie terrible du combattant, il songe toujours à ceux qui l'ont élevé, et, le 5 mars 1917, il écrit au directeur de l'école publique du Faouët:

« Sur ces bancs, où j'ai usé pas mal de fonds de culottes, j'ai appris la chose principale à observer dans cette vie: le devoir.

« C'est là que j'ai appris que la Patrie représentait non seulement la terre où je suis né, mais qu'elle représentait encore les traditions et l'honneur d'une race à faire respecter.

« Je ne me suis pas engagé pour faire parler de moi, pour qu'on dise: « Celui-là est un brave! » Je préfère rester inconnu, et je ne cherche que ma satisfaction personnelle du devoir accompli.

« Dans cette guerre, il ne faut pas dire: « Ce n'est pas un serviteur de plus qui sauvera la France! » Certainement non; mais il contribuera a la sauver! La France a besoin île tous ses enfants; tous doivent être prêts à se sacrifier pour elle.

« Je préférerais, moi aussi, être assis au coin d'un bon feu au lieu de prendre la garde la nuit au fond d'une tranenée avec de la boue jusqu'aux genoux, au lieu d'aller à l'attaque offrir ma poitrine aux obus et aux balles ennemis.

« Mais faut-il penser à cela, lorsqu'une formidable armée menace de ravager et d'anéantir notre pays?

« Je ne pourrais pas vivre sous le joug d'ennemis qui, à chaque instant, me feraient sentir leur supériorité; c'est pourquoi je suis soldat.

« Eh bien, ce sentiment de l'honneur, c'est à l'école que je l'ai appris, et c'est vous, Monsieur Mahébèze, un de ceux qui me l'ont enseigné.

« Je souhaite que tous les petits écoliers du Faouët comprennent les leçons que vous leur donnez de la même manière que je les ai comprises.

« La vie, en elle-même, n'est rien, si elle n'est bien remplie. »

 

Les leçons de l'école, il ne les avait pas oubliées, celui-là, et quel maître il devenait à son tour! Telle phrase est frappée comme une maxime: « La vie, en elle-même, n'est rien, si elle n'est bien remplie. » Il semble que toute l'école de France parle ici par sa voix. Il semble qu'il ait, du premier coup, découvert le fondement de notre morale. « Bien remplir sa vie », voilà, en effet, le grand problème. Comment Jean-Corenttn l'a résolu, lui-même va nous le dire. Il nous suffira, pour être édifiés, d'ouvrir le cahier sur la couverture duquel il rédigea ce testament si simple et si touchant: « En cas de malheur, je désire que ces notes, prises pendant mon séjour à l'armée, soient transmises à mes parents, qui garderont ce cahier en souvenir de leur gosse tombé au Champ d'Honneur. » Mais Je gosse était un héros qui avait fait suivre ces lignes de la devise: « Mourir pour la Patrie, c'est le sort le plus beau. » Le sort le plus beau lui est échu: que ceux qui l'ont aimé sèchent leurs pleurs, comme lui-même le leur a implicitement demandé par ces lignes!

La guerre n'était pas plus tôt déclarée que Jean-Corentin, n'ayant encore que quatorze ans et demi, songeait à se faire soldat, soldat qui se bat, soldat qui sert dans le rang, soldat pour de bon. De Mauléon, nous conte son premier biographe (1), il demanda à la mairie du Faouët l'acte de naissance d'un de ses frères, ainsi que les différentes pièces nécessaires pour s'engager sous son nom. Le maire, comme bien on pense, refusa. Mais le petit Breton, déjà familiarisé avec la paperasserie, avisa un autre moyen d'aboutir, celui-là même qu'il expliqua à son colonel, dans sa lettre si émouvante, et qui lui permit de contracter un engagement au 41e régiment d'infanterie, sous le nom d'Auguste Duthoy. Son Instruction militaire, à Rennes et à Coëtquidan, ne fut pas de longue durée; le 20 octobre, il partait pour le front avec un détachement du 410* et débarquait à Sainte-Menehould le 22, à dix heures du soir. A partir de ce moment, pour connaître sa vie, nous n'avons plus qu'à le laisser parler:

(1) M. Emile Gilles, qui, dans le Journal de Pontivy, a publié, du 7 avril au 9 juin 1918, une série d'articles où furent reproduits beaucoup d'extraits des notes « du petit poilu du Faouët », déjà connu en France, grâce à un article paru dans le Petit Parisien, le 8 juillet 1917. Depuis lors, Jean-Corentin Carré a acquis une véritable célébrité. M. Charles Le Goffic lui a consacré, au mois d'octobre, plusieurs articles dans la Liberté. Le peintre Charles Rivière, dans deux tableaux importants, a évoqué le milieu où il est né et l'incendie de son avion. C'est la gloire qui monte vers le jeune héros.

« 22 octobre. — En arrivant à la gare déserte, nous entendons le canon tonner vers l'Est. C'est, paraît-il, une contre-attaque des Français pour reprendre une tranchée perdue.

Le détachement se forme en colonne par quatre et nous prenons la direction de la caserne des dragons, à laquelle nous arrivons bientôt. Nous cantonnons dans une remise dont les portes et les fenêtres démolies laissent pénétrer le froid qui est bien à 140 au-dessous de zéro. Je me jette sur la paille et je m'endors. Je suis tellement fatigué par le voyage que j'oublie de prendre mes couvertures. Je suis réveillé à trois heures du matin par le froid, mes pieds sont presque gelés; je me lève et me promène dans la cour en attendant le jour. Je ne suis, du reste, pas le seul.

23 octobre. — A six heures, nous préparons le café; le capitaine nous rassemble et nous avertit du départ à sept heures pour le bois des Moulinais.

Nous arrivons à ce bois vers onze heures, nous apprenons que le 410° est en tranchées.

24 octobre. — Dans la journée, installation du campement. Le soir, vers dix heures, il fait une nuit noire et il tombe de l'eau à verse; ordre de démonter les tentes et de préparer les sacs.

Nous partons par un sentier, et, après une demi-heure de marche, nous arrivons à un autre bois, appelé bois de la Charmeresse. A tâtons, nous installons nos tentes, et nous nous endormons sur la mousse humide.

25 octobre. — Le matin, je me réveille transi de froid. Je pars reconnaître le bois; en bas se trouvent les deux bataillons survivants du 410e; il faut descendre des tranchées dans la nuit. Les hommes dorment encore; ils sont couverts de boue; les armes pleines de terre ne fonctionnent plus.

27 octobre. — Nous partons dans la soirée pour une commune dénommée Antes, à 25 kilomètres du bois. Au moment du départ, je reçois le baptême du feu. Les Allemands se doutant de notre mouvement nous arrosent de quelques rafales. Nous nous couchons sur la route, en attendant la rin du tir; il n'y a pas de blessés. Je n'ai pas eu peur. Nous nous mettons en marche. La route que nous suivons est défoncée par les obus; elle est recouverte d'une boue collante. Nous éprouvons de grandes difficultés pour avancer, et le sac me semble lourd; je n'ai pas encore l'habitude de le porter avec un tel chargement.

28 octobre. — Nous retraversons Sainte-Menehould et nous arrivons à cinq heures du matin à Antes. La pluie s'est remise à tomber, et nous sommes obligés d'attendre encore une heure sous l'eau, le cantonnement n'étant pas reconnu. Enfin on nous conduit dans une grange pleine de foin; je tombe éreinté dans un coin et je m'endors jusqu'à midi.

3 novembre. — Après quelques jours d'entraînement à Antes, pendant lesquels je suis affecté à la 9e compagnie (capitaine de Farcy), le 3 novembre au soir, le départ est annoncé pour une destination inconnue. Nous embarquons dans des tracteurs automobiles à la tombée de la nuit, et nous débarquons, après trois heures de voyage, dans un petit village.

Nous nous rendons dans un petit camp, rassemblement de baraques; nous sommes une vingtaine dans chacune, serrés comme des harengs. La paille n'existe pas, les souris et les rats nous courent sur le corps.

4 novembre. — Réveillés de bonne heure, nous poussons une reconnaissance jusqu'au village traversé pendant la nuit. Il s'appelle Somme-Tourbe. Il est habité par quelques mercantis qui profitent de la situation pour nous vendre leurs produits à un prix exorbitant. Des pelotons de chevaux des régiments de cavalerie et d'artillerie du secteur viennent s'abreuver à la fontaine municipale; c'est là que je rencontre un artilleur du 35e à qui je remets une lettre pour mon frère Auguste.

5 novembre. — Auguste est venu me voir, juste au moment où la compagnie se rassemblait pour la relève des tranchées. Nous nous mettons en route vers six heures; il fait déjà nuit. Auguste m'accompagne jusqu'à Saint-Jean-sur-Tourbe. « Au revoir! » Et ma compagnie s'enfonce dans la nuit.

Après avoir parcouru une quinzaine de kilomètres, nous passons dans un village en ruines; à la lueur des fusées éclairantes lancées aux tranchées, nous apercevons les pans de mur qui restent de l'église. Un nom circule (Mesnil-les-Hurlus) de terrible réputation. Nous nous engageons dans les boyaux, et, après une bonne heure de marche, nous arrivons en troisièmes lignes. C'est là notre emplacement de combat; nous relevons un autre régiment dont les hommes me semblent bien fatigués. Mon escouade descend dans un trou creusé seus terre: c'est notre gourbi. Là aussi nous sommes bien serrés; nous ne pouvons, en outre, nous allonger, le gourbi ne mesurant pas plus d'un mètre de large. Les crampes commencent à me saisir et je suis très content d'être appelé pour aller prendre mon tour de garde.

Je suis isolé dans la tranchée; je me trouve à côté de cadavres qui dégagent une odeur insupportable, les rats grignotent ce qui reste autour des os. — Brr! A quand mon tour? — Une fusillade arrête mes réflexions, une rencontre de patrouille, sans doute. Je m'énerve, je voudrais être de la patrouille qui se bat, je voudrais utiliser ma baïonnette contre ces assassins. La fusillade s'éteint progressivement; tout rentre dans le silence; les fusées lancées des premières lignes continuent à éclairer la plaine, qui représente un vaste champ labouré et couvert de débris humains.

6 novembre. — Je suis relevé à deux heures du matin et je réintègre mon gourbi, où, serré contre les autres, je ne tarderai pas à me réchauffer..... Boum, boum, boum!

Tiens, c'est le réveil en fanfare! Ce n'est pourtant pas le 14 Juillet! Il faudra, mon petit, que tu t'habitues à cette musique! Ils tombent rudement près, les projectiles, et il y en a de tous les calibres. Brrroum, brrroum... « A moi, à moi! » Ce n'est plus le moment de plaisanter. Un obus vient de tomber juste à l'entrée de l'abri, le bouchant complètement. Les mottes de terre sont venues frapper les plus proches dormeurs, un d'eux est enseveli jusqu'au cou, et c'est lui qui a appelé au secours. Personne n'est blessé; nous sommes tous abrutis par l'explosion. Avec nos outils, nous déterrons d'abord notre camarade, et ensuite nous débouchons l'entrée de l'abri.

15 novembre. — Pendant huit jours, nous avons travaillé au nettoyage des boyaux et tranchées, le terrain étant nouvellement conquis. Les Boches nous bombardent assez souvent. Vers huit heures du soir, nous montons en premières lignes relever une autre compagnie. La nuit, tout le monde veille; le jour, cinq heures de repos. Je trouve mes débuts un peu durs.

16 novembre. — Il tombe de la neige, il fait un froid terrible. Pendant toute la nuit, je suis obligé de faire de l'exercice pour ne pas geler. Heureusement que les Boches sont à 5oo mètres et qu'ils nous laissent tranquilles.

17 novembre. — La neige s'est arrêtée. Dans la nuit, je vois entre les lignes une lueur rougeâtre. Les officiers se demandent si ce sont des signaux de l'ennemi. Je m'offre pour aller voir. Je sors tout seul, baïonnette au canon, quelques cartouches dans les poches. Je traverse les tranchées démolies et pleines de cadavres que je suis obligé de piétiner. Ce sont les anciennes tranchées boches qu'ils ont dû évacuer. Là se sont livrés des combats corps à corps à l'arme blanche; les mous sont dans toutes les positions: ici un Français, étreignant encore son fusil brisé; à côté, un Boche, le crâne fracassé, allongé sur un autre Boche qui a une baïonnette dans lé ventre. — Je passe. — J'approche de la lueur rougeâtre. — Je n'entends aucun bruit. Soudain, la lueur disparaît. Je retourne sur mes pas. Je vois une ombre à 5o mètres de moi courir dans la direction des lignes boches. Je tire; l'ombre continue à courir, puis s'évanouit à mes yeux. Le 75 français me tire au derrière; l'artillerie ignore que je suis en patrouille. Je rentre vivement, et je vais rendre compte de ma mission au capitaine qui me félicite.

18 novembre. — La neige s'est remise à tomber; il fait maintenant un froid humide, et elle fond à mesure. Les tranchées s'éboulent; l'eau commence à monter.

20 novembre. — La neige est remplacée par une pluie froide; nous avons déjà de la boue jusqu'aux cuisses*; nous trouvons de grandes difficultés pour aller chercher le ravitaillement à Mesnil-les-Hurlus, et la soupe nous arrive froide et pleine de terre.

24 novembre. — Nous sommes relevés des premières lignes pour aller en deuxièmes lignes, à 100 mètres de l'arrière.

Pendant tout notre séjour en deuxièmes lignes, nous travaillons au nettoyage des boyaux; nous avons toutes les peines du monde à empêcher l'inondation de nos abris. Au jour, nous avons manqué de ravitaillement, l'homme de corvée ayant abandonné la marmite dans un boyau et prétendant qu'il lui était impossible de se traîner dans les tranchées boueuses avec son chargement.

4 décembre. — Nous devons être relevés par le 112e, de Toulon, à neuf heures. Nous montons nos sacs et nous partons à nos emplacements de combat. Le 112e n'arrive qu'à minuit et dans quel état! Les hommes sont couverts de boue jusqu'aux épaules; stoïquement, ils prennent nos places et nous partons.

5 décembre. — Oh! cette relève! dans l'eau bourbeuse nous nous acheminons lentement vers Le Mesnil; nous nageons dans les boyaux. J'ai de l'eau jusqu'au ventre, de l'eau froide qui me glace et trempe totis mes effets; par endroits, cette eau bourbeuse est transformée en boue collante. Quelques camarades n'ont plus la force d'avancer; nous les poussons avec la crosse de nos fusils.

Derrière moi. un petit camarade pose son pied dans un ex-puisard, tombe en poussant un cri; il est aussitôt relevé; deux minutes de plus, il était étouffé pai la vase. Enfin, après trois heures d'efforts pour parcourir ces 3 kilomètres, nous sommes à Mesnil-les-Hurlus. Deux sections ne sont pas encore arrivées. Elles arrivent au bout d'une demi-heure, pendant laquelle, transi de froid, je fais de tristes réflexions. Pendant un moment, j'ai regretté de m'être engagé; c'est le seul, du reste, pendant mes vingt-deux mois de front (1); l'amour-propre, et non le courage, m'a retenu. La compagnie se met en route pour aller prendre les tracteurs à Somme- Tourbe. La route est plutôt un fleuve de boue; elle est parsemée de trous d'obus. En file indienne, nous suivons le capitaine. Si nous faisions seulement un écart d'un mètre, nous risquerions d'être enlizés dans les trous d'obus. Nous passons près de voitures renversées, les chevaux pourrissant dans la boue. Après six heures de marche et une halte à Saint-Jean-sur-Tourbe, pendant laquelle je puis acheter quelques biscuits aux mercantis, nous arrivons à Somme-Tourbe. Nous embarquons en tracteurs, nous dépassons Châlons-sur-Marne, et nous arrivons dans un petit village appelé Drouillv, sur la route de Vitry-le-François; c'est notre cantonnement de repos. »

(1) Il est évident que Jean-Corentin Carré, en août 1917, quand il venait d'entrer dans l'aviation, avait transcrit, sur le cahier légué à ses parents, des notes prises au jour le jour depuis son départ pour le front. Au reste, ce cahier se clôt sur cette indication: « Aviation, Ecole d'Étampes, le 13 juillet. Breveté sur Farman le.....» Jean- Corentin, qui était breveté quand il a été tué, ne s'est plus occupé de son cahier depuis ses premiers vols.

Tels furent les débuts de Jean-Corentin au front. Aucunes des souffrances du poilu ne lui furent épargnées: le froid, Ja boue, la pluie, la vermine, les privations de nourriture et, chose pire que tout le reste, ces heures de détresse intime où l'on doute de son propre idéal. Lui aussi, il a eu son heure d'agonie morale; mais, la crise surmontée, il retrouva pour toujours sa confiance.

Cet enfant de quinze ans parle, pense et agit comme un homme. J'entends comme un homme de haute race. Où le devoir l'appelle, il va; où le devoir exige un volontaire dont la vie semble sacrifiée par avance, il va encore: nulle récompense pour cela, sinon les félicitations du chef; nul regret de n'être pas proposé pour une citation; ce n'est ni l'amour de la gloire, ni même l'orgueil qui font agir Jean-Corentin: c'est le sentiment du devoir, sans plus. Le devoir accompli, il est content; les félicitations du capitaine lui font plaisir, mais comme une satisfaction qui s'ajoute par surcroît, et qu'il n'escomptait pas. A cela se reconnaît la forte trempe d'une âme. Lorsque, le 25 janvier 1916, il note: « En réserve tranchée Hambourg, je suis nommé caporal à la 16e escouade», on sent que ce témoignage d'estime officiel corrobore simplement celui de sa conscience.

Tout l'hiver 1915-1916 se passa en Champagne, au milieu des mêmes dangers, avec le même train-train journalier de privations et de souffrances; mais, à la fin de mai, voici mieux:

« 29 mai. — Dépait de Fagnères en tracteurs. Direction Verdun, c'est à-dire: la boucherie. Nous arrivons à la tombée de la nuit à Bois-la-Ville, il pltiit à verse; nous installons des tentes et nous couchons dans la boue.

30 mai. — En route pour Verdun; nous arrivons à la ville, ou plutôt aux ruines de la ville; nous couchons la nuit à la citadelle.

31 mai. — Nous repartons le lendemain soir pour le champ de bataille. Un adieu aux êtres chers avant d'entrer dans la tuerie. Nous passons Belleville, la ferme de la Folie, nous allons prendre position sur la côte 321. A droite, nous avons la ferme de Thiaumont; à gauche la côte du Poivre; derrière, la côte de Froide-Terre, et entre cette côte et la côte 321 existe le ravin de la Mort. Ce sinistre nom est bien mérité; il est couvert de tombes, ce ravin; des hommes non enterrés ou déterrés par les obus qui ne respectent pas le dernier repos s'offrent, horribles, à notre vue.

Au moment où nous prenons position, des tirs de barrage éclatent à notre droite, du côté de Douaumont. On n'entend qu'un roulement. Il n'y a heureusement rien pour nous cette fois.

1er juin. — Au soir, tir de barrage déclanché sur nos lignes. C'est indescriptible. Partout, à droite, à gauche et à quelques mètres seulement, tombent sans discontinuer, pendant une heure, des projectiles de tous calibres. Je reçois des mottes de terre dans la figure, mon casque est percé par des éclats d'obus. A côté de moi, trois camarades blessés et un tué. Les batteries françaises ne restent pas inactives, les obus de 75 hurlent au-dessus de nos tètes. Enfin le duel se ralentit; je suis abruti et étonné d'être vivant. Les pertes dans la section sont sérieuses.

Du 1er au 6 juin.— Tous les soirs et tous les matins, les Allemands déclanchent le même barrage, et presque tous les obus qu'ils tirent sont de gros calibres; près de moi un trou de 380 mesure au moins 10 mètres de diamètre.

6 juin. — Nous allons un peu plus à gauche, le secteur est dans les mêmes conditions. La pluie commence à tomber et la boue monte dans les éléments de tranchées creusés à la hâte; bientôt elle atteint notre ceinture. La nuit, nous travaillons à la pose des fils de fer, quand le bombardement ennemi nous laisse un peu de répit. Le jour, impossible de remuer; pour ne pas être repérés par l'artillerie boche, nous restons pendant dix heures accroupis dans l'eau, attendant la nuit si désirée.

Les bombardements continuent avec plus de violence; nous sommes restés trois jours sans ravitaillement, nous mangeons nos biscuits, les économisant le plus possible pour ne pas mourir de faim.

11 juin. — Attaque du 410e; nous prenons un poste avancé de l'ennemi. Pertes assez sérieuses. Les Boches contre-attaquent sans succès. Je suis blessé légèrement aux deux jambes, mais ce n'est pas le moment des Lâchetés; je refuse de me faire évacuer.

12 juin. — Le bruit se répand que le 203EC, qui est à notre droite, a été forcé par l'ennemi; nous nous préparons à subir le choc, mais les Allemands se retirent.

13 juin. — Nous sommes relevés par le 64e, de Nantes. Le soir même, attaque des Allemands; le 410e remonte et rétablit la situation.

14 juin. — Nous descendons définitivement cette fois; nous faisons du pas de gymnastique pendant 4 kilomètres avec notre bagage pour éviter le tir de l'ennemi; nous arrivons à la citadelle de Verdun le 15"juin, vers cinq heures du matin.

16 juin. — Nous descendons à Blercourt; nous prenons les tracteurs qui nous déposent à Vêle, près de Bar-le-Duc; c'est notre cantonnement de repos. Les pertes de la compagnie sont de plus de cinquante hommes mis hors de combat.

19 juin. — Je suis nommé sergent. »

Je suis nommé sergent: voilà la conclusion de ce drame héroïque, au cours duquel Jean-Corentin affronta chaque jour la mort et la nargua, refusant de se laisser évacuer, alors qu'il était blessé aux deux jambes. Un bout de galon, un commandement lourd de plus de responsabilités, telle est la récompense que note soigneusement sur son cahier le nouveau sergent, non pour se plaindre, mais pour s'estimer bien payé. Tant d'autres sont morts à ses côtés! Et lui, non seulement il vit, non seulement il a conscience d'avoir fait tout son devoir, mais le voilà sous-officier. La croix de guerre? Il n'y pense même pas ! Peut-être cela viendra-t-il quelque jour; mais il ne fait pas la guerre pour une croix! Il la fait pour battre l'ennemi, défendre son pays, garder la France libre. Ne l'a-t-il pas dit à son maître, M. Mahébèze? Cette fois, il le prouve!

 

De Verdun, on le transporte dans le secteur de Reims, secteur relativement calme, où les cantonnements de repos offrent un semblant de confort et où les braves gens accueillent les soldats en amis. Cependant la vie au front n'est pas de tout repos. « Nous commençons déjà à faire des patrouilles, écrit-ii le 12 septembre, et à crapoutlloter les Boches. Naturellement, ceux-ci répondent, et tous les jours, maintenant, ce n'est que duels de crapouilloteurs; notre gourbi a failli être démoli plusieurs fois. La nuit, nous posons des fils de fer. » C'est au cours de cette existence, en apparence monotone, que Jean-Corentin se révéla brave entre les braves et obtint enfin sa première citation. Écoutons-le parler.

« Du 13 au 15 novembre. — Je patrouille toutes les nuits. Le colonel a décidé de faire un coup de main pour avoir des prisonniers. J'ai pour mission de faire une brèche dans les fils de fer ennemis pour pouvoir surprendre les Boches dans leurs postes d'écoute. Le 10 novembre, j avais placé ma patrouille en éventail sur le terrain, et je m'avançais seul jusqu'aux fils de fer de l'ennemi pour m'assurer de leur état, lorsque soudain je vois quatre Boches qui plaçaient tranquillement des chevaux de frise. « Dites donc, vieux poteaux, vous en avez du culot; attendez, je vais vous faire voir de quel bois je me chauffe! » Je fais demi-tour, donne l'ordre de rentrer à ma patrouille, et je reviens près de mes Boches. Je rampe jusqu'à 10 mètres d'eux, je percute une grenade et je la lance. Les Boches entendent l'engin fuser, lèvent la tête juste pour recevoir ma grenade; celle-ci éclate en plein milieu du groupe; j'entends un concert de hurlements et de plaintes, et je rejoins vivement les lignes françaises pendant que la mitrailleuse boche crépite et que ces messieurs, croyant à une attaque de notre part, me lancent des grenades au derrière.

Le 13 novembre, c'était un officier, le lieutenant Main-guy, qui commandait la patrouille; il la dispose de telle façon que je suis protégé par derrière, à droite et à gauche. J'avais déjà commencé le cisaillement des fils de fer pour faire la brèche; le lieutenant entend du bruit à gauche; craignant d'être surpris par une patrouille ennemie, il concentre la sienne face à l'endroit d'où vient le bruit (c'était une fausse alerte:. Pendant ce temps, je n'étais pas protégé à droite, et je continuais mon travail avec deux poilus, lorsque je fus attentionné (sic) par un bruit partant juste de l'endroit que les Français venaient de quitter. J'arrêtai mon travail; je vis alors trois Boches qui s'avançaient dans ma direction; ils semblaient inspecter leurs fils de fer. Ils s'arrêtèrent à environ 30 mètres de nous; ils avaient peut-être entendu quelque chose, car ils semblaient écouter. J'ordonnai aux poilus qui m'aidaient à faire la brèche de se coucher, et, à mon tour, j'avançai à la rencontre des trois adversaires. Je m'arrêtai à 10 mètres d'eux. Il faisait assez sombre. Je dirigeai le canon de mon pistolet vers les trois formes et je fis feu des quatre balles. Un Boche s'abattit en poussant un gémissement; les deux autres le saisirent chacun d'un côté et, à une allure vertigineuse, rentrèrent dans leur poste d'écoute. Ma patrouille vint pour me porter secours aussitôt; c'était inutile, et nous rentrâmes dans nos lignes.

14 novembre. — Pas de patrouille, bombardement intense de nos premières lignes par les Allemands.

15 novembre. — Toute la journée, les Boches cherchent à détruire nos défenses accessoires. A six heures du soir, commence un bombardement terrible. Alerte. Nous partons à nos emplacements de combat. Nous étions à peine arrivés que les colonnes ennemies arrivaient sur nous; elles sont reçues à coups de grenades et sont obligées de rebrousser chemin sans aborder nos lignes. Le calme revient; seules les mitrailleuses continuent à balayer le terrain; on leur donne l'ordre de se taire, et des volontaires sont demandés pour faire la patrouille. Je m'offre. La patrouille est commandée par un officier. Il la déploie sur le terrain et m'envoie en reconnaissance en avant avec un poilu. Tous deux nous sommes séparés par une trentaine de mètres; nous inspectons les tçous d'obus. Soudain, je vois au fond de l'un d'eux une forme noirâtre Je descends: c'est un Boche; il ne bouge pas, il doit être mort. Pour m'en assurer, je lui tape sur l'épaule et lui demande: « Dis donc, vieux, ça va pas? » Mon Boche se relève précipitamment et s'élance hors du trou d'obus. Je lui saute sur le dos et lui mets mon revolver sous le nez; il se jette à genoux et commence à pousser des « Kamerad, nicht kapout »; il fait des gestes de guignol et prend un portefeuille pour me montrer des photographies. Je l'empoigne par sa vareuse; mon poilu qui vient d'arriver prend son fusil, et nous rejoignons nos lignes.

Je le mène au colonel qui est tout heureux d'avoir un prisonnier; cela lui évitera d'ordonner un coup de main qui aurait pu coûter la vie à beaucoup de soldats français. »

Cette fois, l'audace de Jean-Corentin fait sensation. Dès le 24 novembre, la croix de guerre lui est conférée avec cette citation dont un vieux grognard eût pu se montrer fier: « Patrouilleur émérite. Volontaire pour toutes les missions dangereuses. S'est offert pour aller avec un officier poursuivre l'ennemi après une attaque sur nos tranchées. S'est élancé avec un de ses grenadiers sur un Allemand, l'a ramené dans nos lignes. Avait déjà ouvert à la cisaille une brèche dans les fils de fer ennemis les jours précédents. »

Mais c'est toujours Auguste Duthoy qui accomplit ces exploits, conquiert des grades, est décoré. Il est temps que Jean-Corentin Carré se substitue au sergent Duthoy, d'autant plus que le petit poilu est connu au Faouè't, qu'il ne peut présenter à la gendarmerie de sa commune une permission libellée au nom d'un Ardennais, et qu'il est obligé d'user de subterfuge pour voir ses parents. Non pas que la maréchaussée du Faouè't songe à lui chercher noise; mais, pour ne pas l'obliger à savoir officiellement la vérité, mieux vaut se débrouiller. Et Jean-Corentin se débrouille en faisant délivrer au sergent Duthoy une permission pour un bourg voisin du Faouèt.

Pourtant cette situation fausse répugne au jeune Breton, qui s'en ouvre franchement à son colonel. Celui-ci le nomme aussitôt adjudant. Hélas! pour contracter un engagement régulier, Jean-Corentin est obligé d'abandonner le galon qui vient d'être accordé à Auguste Duthoy et de redevenir simple soldat. Il n'hésite pas devant ce nouveau sacrifice qui, peut-être, ne fut pas pour lui le moins douloureux. Au reste, il franchit de nouveau en quelques semaines la hiérarchie de ses anciens grades; et quand, le 16 avril 1917, le 410e se porte à l'attaque, c'est l'adjudant Carré qui commande une section de la 10e compagnie, citée tout entière à l'ordre de l'armée dans les termes suivants:

« Chargée, le 16 avril 1917, sous le commandement du capitaine Vignoli, de couvrir le flanc gauche de l'attaque du régiment sur une portion particulièrement difficile et très fortement organisée, a puissamment contribué à l'enlèvement de cette position en s'engageant au delà de ses objectifs pour attaquer l'ennemi qui empêchait la liaison du premier bataillon avec les troupes voisines arrêtées dans leur progression"; faisant en même temps cinquante prisonniers, prenant un canon de 57, deux minnenwerfer de 240 et deux mitrailleuses; a fait preuve, les jours suivants, du même élan dans l'attaque et d'une énergie incomparable dans le maintien de la position conquise, concourant ainsi de la façon la plus brillante au succès de l'opération. »

Un exemplaire de cet ordre du jour fut remis à Jean-Corentin avec une dédicace qui en dit plus long que tout le reste sur l'estime dont il est entouré: « A l'adjudant Carré (Corentin), de la 10e compagnie, qui prit part à l'attaque du 16 avril 1917. Souvenir affectueux des officiers de la 10e compagnie, capitaine Vignoli, sous-lieutenant Cren, sous-lieutenant de Bizemont, sous-lieutenant Le Rasle. »

Même sympathie de la part de ses chefs que de la part de ses patrouilleurs, entre lesquels, le 30 novembre 1916, il avait fait répartir l'indemnité de 200 francs dont on l'avait gratifié pour la capture de son prisonnier.

Au reste, cet ordre du jour collectif ne l'empêche pas, le 24 juin, d'obtenir une citation individuelle pour sa belle conduite du mois d'avril comme pour ses nouveaux exploits du 16 juin: « Sous-officier d'une admirable bravoure. S'est engagé à quinze ans sous un nom d'emprunt pour aller plus tôt au feu. Toujours volontaire pour les missions les plus périlleuses qu'il exécute avec un sang-froid et un courage admirables. A donné lors des attaques d'avril 1917 et du 16 juin 1917 de nouvelles preuves de sa vaillance. »

Par bonheur, Jean-Gorentin nous a laissé sur son cahier un court récit de cette affaire du 16 juin, survenue dans le secteur du Cavalier de Courcy:

« 16 juin. — Les Allemands attaquent un point important sur le Cavalier; la 9e compagnie cède un peu de terrain; je suis désigné avec ma section pour aller la renforcer. A peine arrivé, le lieutenant de la 9e compagnie ordonne la contre-attaque. Une partie de ma section est chargée du ravitaillement en grenades. L'autre partie, avec moi, nous suivons la vague d'assaut pour occuper le terrain conquis. Vers dix heures du matin, sous notre poussée, les Boches cèdent le terrain et évacuent progressivement le point qu'ils avaient occupé. Soudain, notre vague s'arrête; il y a flottement dans les colonnes d'attaque par suite de méprises. Je m'élance à la tête; les poilus me suivent: le point est définitivement entre nos mains; les Boches nous laissent six tués et deux blessés qui crient des « Kamerad, nich capout » en se tordant dans leurs souffrances. Un d'eux montre un chapelet et invoque Dieu et tous les saints; il y avait de quoi émouvoir un tigre; mais quand nous voyons deux camarades français étendus à côté, je n'ai plus aucune pitié pour ces gens-là.

« J'ai gagné ma deuxième citation, celle-ci à l'ordre de la division.

19 Juin. — Nous sommes relevés.

20 juin. — Repos Saint-Brice. Je suis désigné pour l'aviation. Je suis invité à déjeuner chez le général de division avant mon départ pour Dijon. »

Voilà donc le jeune poilu du Faouè't, le héros encore enfant, le simple, le modeste et fier petit paysan, assis à la table du général de division. Ce jour-là fut certainement un beau jour. Un beau jour - pourtant mélancolique. Car Jean Corentin quitte le 410e; les dernières lignes de son carnet nous en donnent la raison et dénotent un rare souci de la responsabilité à l'âge où l'on est d'ordinaire porté à affirmer d'autre façon sa personnalité:

« Ainsi se termine la vie des tranchées. Je quitte l'infanterie, non pas pour les peines et les misères qu'on endure dans cette arme, mais parce que je trouvais la responsabilité de cinquante vies humaines quetje commandais, un peu lourde pour mes jeunes épaules.

« Au revoir, mes braves poilus!

« Dans l'aviation, je tâcherai de montrer ce qu« vaut un Breton du 410e. »

 

dans son avion

 

Ce que fut Jean-Corentin comme aviateur, nous ne le savons que par le témoignage de ses chefs. Il se montra le digne élève des chevaliers de l'air, dont il fût devenu l'émule, si sa carrière eût été plus longue. Parti au front en novembre 1917, il fut mortellement blesséle 18 mars 1918, dans un combat aérien qui lui valut sa dernière citation à l'ordre de l'armée. « Attaqué par trois avions ennemisi le 18 mars 1918, s'est défendu énergiquement jusqu'à ce que son appareil soit abattu, l'entraînant dans une mort glorieuse. » Transporté à l'hôpital de Souilly, il ne tarda pas à expirer et fut inhumé dans le cimetière de la commune.

Ainsi vécut, ainsi mourut Jean-Corentin Carré, le petit poilu du Faouè't, qui, trois ans après avoir signé son engagement volontaire, fut tué à l'âge où les élèves de nos lycées préparent leur baccalauréat. Il est vraiment le saint des écoliers, le patron de tous ces petits paysans de France, qui, chaque jour, vont, parfois bien loin, chercher les rudiments de la science auprès de maîtres heureux de les former à cette haute vie morale dont la guerre a révélé la splendeur trop souvent méconnue. Jean- Corentin Carré restera à jamais le type de l'enfant héros, non pas héros d'un instant, non pas héros qui s'affirme en un geste à la fois rapide et immortel comme Bara ou Viala, mais héros de tous les jours, de toutes les épreuves, de toutes les souffrances, héros de trois ans de guerre, que la guerre n'a jamais lassé, et qui, non content de résister, s'offre sans cesse pour attaquer, héros rural pour ainsi dire, sans rien d'apprêté ni de théâtral, héros symbolique de cet état d'àme admirable qui fut, pendant la guerre, celui de toute une jeunesse prête à prendre la place des aînés morts au champ d'honneur.

Aussi serait-ce vraiment une belle chose si un élan unanime de tous les maîtres et de tous les élèves réclamait en faveur de Jean-Corentin Carré, le petit poilu du Faouët, l'honneur décerné à ceux qui ont bien mérité de la Patrie: la sépulture glorieuse du Panthéon! Avec lui entrerait dans le Temple toute la génération qui s'incarna vraiment en sa personne, celle qui aurait sauvé la patrie si la patrie était restée exposée quelques mois ou quelques années de plus, et qui fera la France pacifique de demain plus laborieuse, plus riche d'idées et de ressources matérielles, plus avide des conquêtes intellectuelles nécessaires et de l'organisation économique indispensable. Que de toutes parts des pétitions soient adressées aux pouvoirs publics, pour que les restes mortels du plus jeune des poilus soient transportés près de ceux des grands généraux d'autrefois! Que la volonté de l'Ecole s'affirme de voir un des plus humbles parmi les siens rejoindre dans la gloire les chefs d'État, les savants et les poètes! Maîtres, pétitionnez; élèves, pétitionnez: les représentants de la Nation ne feront que consacrer vos suffrages.

La gloire de Jean-Corentin Carré est un dépôt que vous a légué la guerre.

 

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