La Mort d'une Infirmière Anglaise
peinture française de l'exécution
Mme Clara Delines nous envoie d'Angleterre d'intéressante détails sur ce drame. Elle a eu l'occasion de causer avec un ami intime de la famille Cavell. Nous reproduisons son récit, qui servira de commentaire à nos gravures:
Désireuse d'obtenir quelques détails sur la vie de miss Cavell, j'ai été servie à souhait, car il se trouve que M. Stratford, mon voisin, dans la jolie petite ville balnéaire anglaise où je séjourne, est, depuis un grand nombre d'années, en relations d'affaires avec le frère de miss Cavell, qu'il a vu, depuis l'événement, trois fois en quatre jours. M. Stratford revient justement de Norwich, où demeure la mère de la victime des Allemands, et il est encore sous le coup de l'affreuse nouvelle.
- Il est impossible, me dit-il, d'exagérer l'impression de consternation, de colère, de dégoût et d'horreur ressentie par les habitants de Norwich et la population de tout le comté de ce nom, car tout le monde, là-bas, aimait et appréciait miss Cavell et reportait sur elle l'estime dont toute sa famille jouit dans le pays. Son père, le Révérend Frederick Cavell, vicaire de Swardeston, près de Norwich, qui est mort depuis plusieurs années, a été vivement regretté par sa paroisse, où il était très apprécié.
C'est à ses funéraires que M. Stratford a eu, pour la première fois, l'occasion de voir miss Edith Cavell, et il fut frappé par sa distinction, son charme et l'intelligence qui éclairait sa physionomie. Sa mère, qui a, aujourd'hui, quatre-vingts ans, est étonnante de vivacité d'esprit et de force de caractère. On s'incline devant sa douleur, si courageusement supportée. A plusieurs reprises, des réfugiés de Belgique, dont miss Cavell avait facilité l'évasion, étaient venus apporter à la mère de leur bienfaitrice un message de tendresse filiale et l'expression de leur reconnaissance. Mmme Cavell savait à quel danger sa tille s'exposait et n'en approuva pas moins sa conduite. Leurs âmes étaient de même trempe.
- Pourquoi miss Cavell a-t-elle quitté sa famille pour devenir, infirmière? demandai-je. On dit que sa santé était plutôt délicate.
- En effet, me répondit M. Stratford, elle était frêle d'apparence, mais d'une indomptable énergie et possédée du désir de se rendre utile en soignant ceux qui souffrent. Comme fille de pasteur, elle avait eu souvent l'occasion d'entrer en contact avec les déshérités de la vie et elle résolut d'alléger leurs maux. Elle les a soignés pendant dix-neuf ans et leur a donné les meilleures années de sa jeunesse et de sa maturité. Elle avait quarante-neuf ans lorsque les Allemands l'ont retranchée de ce monde.
La biographie de cette femme de bien n'est pas longue. En 1896, elle fit son apprentissage de garde-malade au London Hospital. Comme elle avait la vocation, elle devint, en peu de temps, une nurse attitrée et resta cinq ans dans l'établissement et autant d'années dans divers hôpitaux de Londres. Partout où s'excerça son ministère, elle a laissé un souvenir attendri et reconnaissant.
En 1906, elle fut appelée par le docteur Depage à Bruxelles, pour l'aider à réorganiser, sous le haut patronage du roi et de la reine des Belges, le service médical hospitalier. Nommée directrice des infirmières de la Croix-Rouge anglaise, elle fonda, en 1909, une école de gardes-malades pour le service médical et chirurgical. Une conférence qu'elle fit sur le service médical en Belgique, à un congrès d'infirmières, fut très remarquée.
Lorsque la guerre éclata l'année dernière, au mois d'août, elle organisa une ambulance de la Croix-Rouge, où elle soigna indistinctement des blessés belges, anglais, français et allemands, avec une sollicitude et une. habileté qui lui valursnt d'être proclamée la « Florence Nightingale » de la Belgique.
Lors de l'entrée des Allemands à Bruxelles, elle se mit avec ses élèves à la disposition des autorités teutonnes. Celles-ci témoignèrent leur reconnaissance en arrêtant, or, ne sait pourquoi, au mois de septembre 1914, cent trente nurses anglaises, qu'on maintint captives pendant six semaines.
En présence de cette attitude hostile, les amis de miss Caveil l'engagèrent vivement à prendre la fuite. Elle refusa, en déclarant que, pour rien au monde, elle n'abandonnerait ses élèves. Plusieurs nurses réussirent à gagner l'Angleterre, elle resta à son poste.
Cette année, le 11 mars, elle écrivit à son cousin, Mm, E. D. Cavell:
« Nous n'avons pas de blessés; les Alliés ne viennent pas ici et la plupart des Allemands sont envoyés dans leur pays. Le peu qui restent sent soignés par leurs compatriotes, et ainsi la grande consolation de pouvoir nous rendre utiles dans notre spécialité nous est refusée... »
Toujours à l'affût d'une bonne action, miss Cavell, sans se dissimuler le danger qu'elle encourait, émue des souffrances des prisonniers, anglais, français ou belges, s'ingénia à les dérober à leurs persécuteurs en leur procurant le moyen de se cacher dans des fermes, de gagner la frontière.
Ces évasions étaient si habilement combinées, que, sans l'aveu de miss Cavell, ses juges n'auraient eu aucune preuve à fournir pour étayer leurs accusations. Mais cette héroïne de la Croix-Rouge n'était pas femme à renier ses actes, accomplis dans la sérénité de. sa conscience, comme un devoir patriotique.
Clara Delines
On connaît la suite du drame. Notre collaborateur Chrysale vous a conté les démarches de l'ambassadeur des Etats-Unis et l'abominable comédie qui lui fut jouée pour rendre inefficace son intervention; enfin, le dénouement barbare de cette tragédie, dont le monde entier s'est ému.
(1) Morning Post, 21 octobre 1915