de la revue ‘Lectures Pour Tous’ de 15 janvier 1916
'Prisonnière des Allemands'
par Georges Drouilly

Notre Interview de Mme Carton de Wiart

a gauche - Mme. Carton de Wiart
a droit - scenes de rue à Bruxelles

 

L’arrestation de Mme Carton de Wiart et sa déportation en Allemagne ont eu dans le monde entier un énorme retentissement. Un de nos rédacteurs a pu obtenir une interview de la noble femme, aujourd'hui exilée de son pays. Les déclarations qu'elle lui a faites avec une si émouvante simplicité, augmenteront encore l'admiration de tous pour celle qu'a rendue à jamais illustre sa fière attitude devant les juges et les geôliers du Kaiser.

« MME Carton de Wiart a été arrêtée hier, sur l'ordre du général von Bissing, gouverneur de la Belgique.... »

Quand cette dépêche, datée de Bruxelles, se répandit, le 18 mai dernier, dans les pays alliés et dans les pays neutres, elle y provoqua la stupeur et l'indignation.

Mme Henry Carton de Wiart, femme du très distingué ministre de la Justice du royaume de Belgique, était déjà entourée d'une sympathie respectueuse,due à l'énergie avec laquelle elle n'avait cessé d'opposer la plus noble et la plus digne des protestations à l'odieuse tyrannie des envahisseurs. Le monde civilisé fut unanime à s'élever contre cette arrestation arbitraire, qui fut partout qualifiée d'« infamie nouvelle ».

Symbole de la fierté et de l'indépendance féminine, Mme Carton de Wiart devait devenir à son tour une victime. Son histoire? Qui ne s'en souvient?

Tandis que son mari avait dû quitter Bruxelles avec le Roi et ses collègues du gouvernement, elle était demeurée dans la capitale, au ministère de la Justice, avec ses six enfants, dont le plus jeune n'avait pas un an. Reléguée dans les combles, alors que les reîtres du Kaiser occupent ses appartements, elle incarne dès lors, avec un courage et une dignité que nulle mortification, nulle menace ne trouble ni n'abat, la défense du foyer belge. A son exemple, comme à celui dé leur admirable reine, les femmes belges égalent en courage les hommes: elles opposent le mépris à la brutalité; elles gardent u/ie inébranlable confiance en la victoire finale; elles ne se laissent pas entamer par le poison quotidien des mauvaises nouvelles officiellement répandues. Mme Carton de Wiart est l'âme de la résistance des foyers bruxellois. Elle visite chaque jour des œuvres où sont réunies des femmes qui souffrent: elle leur vient en aide; elle les réconforte. Bientôt, elle est prisonnière chez elle; elle ne peut franchir sa porte sans laisser-passer; des espions sont attachés à ses pas. Elle ne s'émeut point. Droite, fière, méprisante, dans sa robe noire, elle devient le cauchemar de von Bissing. Cela ne peut durer. Des espions allemands font alors la triste besogne pour laquelle ils sont payés : elle est impliquée dans un complot imaginaire parce qu'elle apporte à des mères éplorées des nouvelles de leurs enfants. Arrêtée, elle subit un interrogatoire de comité de salut public; un conseil de guerre assène sur sa tête, comme un coup de massue, un verdict de ressentiment. Les geôles de Berlin l'attendent, et l'exil.

Par un raffinement de cruauté qui porte bien la marque allemande, ses bourreaux l'envoient en captivité sans qu'elle ait pu embrasser ses enfants, pas même le doux innocent d'un an. A Berlin, nul adoucissement n'est apporté pour elle à la prison féminine qui recèle les condamnées de droit commun. Puis à l'heure où, sa peine terminée, elle quitte la cité prussienne, mais à cette heure-là seulement, elle apprend que la terre belge lui reste interdite. L'heure de la liberté sonne enfin. Elle revient, par Bâle et la Suisse au Havre où, reprenant sa mission de charité, elle s'applique dès lors à adoucir, avec un zèle infatigable, les souffrances de la multitude affligée qui attend, avec une inébranlable confiance, l'instant où la victoire des Alliés lui permettra d'aller relever les ruines accumulées par les hordes du Kaiser.

Mme Carton De Wiart Nous Reçoit au Havre

C'est là que nous venons de la voir, en cette hôtellerie de Sainte-Adresse, où elle s'est fait un foyer provisoire, à deux pas des bâtiments où sont installés les services des ministères belges. Ses enfants, à l'exception de son second fils, âgé de treize ans, qui est en Angleterre, sont auprès d'elle.

A la voir, si simple, dans ce banal salon d'hôtel, on a peine à imaginer que cette femme petite, affable et douce, soit la même qui vient de faire figure d'héroïne: c'est la plus modeste des mères de famille qui se consacre uniquement à l'éducation et au bonheur des siens. La voici qui jette un coup d'œil aux fauteuils assemblés devant la cheminée, à la table à thé qui brille près de la fenêtre. Comme elle semble, à cette minute, une excellente bourgeoise qui n'a jamais connu les jours tragiques! Elle porte, comme toujours, une robe noire, — cette robe noire qui exaspérait von Bissing. Son visage est d'une étonnante jeunesse qui fait contraste avec sa chevelure entièrement blanche. — Avant la guerre Mme Carton de Wiart grisonnait à peine! Que cette blanche chevelure en dit long sur les transes de la mère et de la patriote! — Les yeux sont noirs, le regard à la fois résolu et plein de bonté. La bouche, d'un joli dessin, accuse la volonté; le front est élevé, bombé, franc, lumineux, presque masculin. A lui seul, il explique toute l'énergie calme que Mme Carton de Wiart opposa à la rage violente de ses bourreaux. Ce front-là et ces yeux- là savent ce qu'ils veulent et ne savent pas trembler.

l'Occupation Allemande à Bruxelles

Auprès de Mme Carton de Wiart, on a l'impression qu'elle est obligée de faire un perpétuel effort pour vaincre sa timidité naturelle. Il est extrêmement difficile de la faire parler d'elle et de sa lutte contre la violence allemande: « J'en ai fait moins que la plupart des femmes belges, se plaît-elle à répéter sans cesse; si je n'étais pas la femme du ministre de la Justice, personne n'aurait pris garde à mon cas; je connais des milliers de mères qui ont été et qui sont encore beaucoup plus malheureuses que moi. »

Elle consent à nous dire tout d'abord comment, aux premiers jours de la guerre, elle eut pitié des Allemandes qui quittaient Bruxelles. « Les maris étaient partis, nous dit elle, mais quantité de femmes et d'enfants étaient restés. Après que l'Allemagne eut violé le territoire de la Belgique, et mis le siège devant Liège, notre gouvernement avait assigné le cirque de la rue de l'Enseignement, à Bruxelles, comme lieu de concentration de toutes celles qui devaient regagner l'Allemagne. Nombreux étaient les enfants et les femmes qui manquaient de tout. J'en fus impressionnée et je fis le nécessaire pour assurer la nourriture des unes et le lait indispensable aux autres. L'employé du consulat allemand, qui était resté, aurait pu en certifier. Mais il est des heures où nulle voix ne s'élève pour dire le bien qu'on a fait. Les Allemands ne m'ont pas su gré de ce que je fis alors,et, dans Bruxelles, je fus maintes fois injuriée par des femmes belges qui me trouvaient trop bonne avec les malheureuses du cirque.»

Mais Liège succombe, Louvain brûle, la campagne belge est dévastée. Des milliers de villageois arrivent à Bruxelles. Il faut aussitôt veiller à ce que tout ce pauvre monde soit nourri. D'accord avec M. Max, le bourgmestre de Bruxelles, Mme Carton de Wiart organise dès le 8 août, dans toutes les écoles de l'agglomération bruxelloise, des distributions gratuites de vivres. C'est l'œuvre des soupes populaires, germe du comité national de secours et d'alimentation, grâce auquel sont ravitaillés aujourd'hui, non seulement les provinces belges, mais aussi les départements du nord de la France occupés par l'ennemi.

Puis Bruxelles voit, le 18 août, les troupes du Kaiser franchir ses portes. Mme Carton de Wiart trouve mille occasions de soulager ses compatriotes accablés de malheur. Elle est à la tête, ou membre de toutes les œuvres de solidarité sociale et de charité qui naissent. Elle se multiplie comme déléguée à la protection de l'enfance. On la voit partout où souffrent et pleurent des femmes et des enfants. Avec Mme Gaston de Levai, femme de l'avocat de la légation des États-Unis, elle habille des centaines de réfugiés de la région de Louvain, et des fillettes des faubourgs de Bruxelles; avec miss Caroline Hedger, une Américaine dont le dévouement aux malades fut inlassable, elle favorise la création à Willebrœck, près d'Anvers, d'une ambulance antityphique.

« Miss Hedger, dit-elle, s'installe elle-même à Willebrœck avec son chef de laboratoire, une jeune fille d'un grand mérite médical, dans une maison de paysan, vaccine la population, se dépense tellement qu'elle réussit à enrayer l'épidémie de typhus. Mais les Allemands voyaient déjà d'un mauvais œil toute activité charitable Ils firent subir à miss Hedger des vexations sans nombre et ne lui permirent, ni de se rendre en Hollande, ni d'aller ailleurs exercer son sacerdoce médical. »

La Réponse des Femmes de Dinant

Mme Carton de Wiart commence aussi à être suspectée. La Commandatur trouve qu'avec les vivres et les vêtements elle apporte aux Belges trop de paroles d'espérance et d'encouragement. La bataille de la Marne est connue depuis déjà longtemps; mais il est interdit de montrer que les plans allemands ont échoué et que l'écrasement de l'Allemagne par les Alliés n'est qu'une affaire de patience et de temps. Le 12 janvier 1915, on laisse pourtant Mme Carton de Wiart aller à Dinant- sur-Meuse.

« On terminait à Dinant, nous dit-elle, les exhumations de mes malheureux compatriotes massacrés en août 1914. J'étais accompagnée du sénateur belge Cousot. Il faisait, ce jour-là, un temps abominable. La neige tombait à gros flocons, rendant plus sinistre la vision terrifiante des ruines noircies dans les quartiers incendiés. M. le sénateur Cousot visitait chaque maison: des hommes de Dinant, qui étaient avec lui, munis de gants de caoutchouc, exploraient; chaque cave, chaque jardin, retirant des cadavres de partout. Le cœur m'ayant manqué, je n'avais pu assister à ces scènes, mais j'ai gardé le souvenir effroyable des charretées de cercueils qui cahotaient dans les rues défoncées, sous la neige. Cela était si poignant, si douloureux que je me réfugiai dans la salle, restée intacte, du couvent. Là, Mlle del Marmol avait installé un ouvroir de couture où elle faisait travailler des femmes de Dinant pour le Comité national belge. Elles étaient cent vingt-six. Toutes avaient de pauvres visages résignés et tristes, C'étaient des femmes du peuple dont la misère. aggravée par nos malheurs, était évidente. Je fus frappée cependant de n'en voir aucune en deuil, en cette ville où la rage allemande avait atteint le faîte de l'horreur. «Quelle est la situation de ces femmes? demandai-je à Mlle Del Marmol. — Des femmes d'ici, me répondit-elle, dont les maris et les enfants ont été massacrés par les Allemands! — Mais aucune d'elles n'est en deuil? — Hélas, elles ont ce qu'on peut leur donner et le deuil se lit assez sur leurs visages ravagés par les larmes. — Peut-on les questionner? — Mais certainement. La voix angoissée, malgré un violent effort de la volonté, je demandai à ces malheureuses: Quelles sont celles d'entre vous qui ont perdu des êtres chers dans les massacres d'août? Il y eut un silence; les têtes se levèrent vers moi, puis une voix prononça: II serait plus simple, madame, de nous demander quelles sont celles qui n'ont perdu personne. — Soit; que celles qui n'ont perdu personne se lèvent. » Et sur ces 126 femmes, je n'en vis se lever que deux!

« Mon cœur battait à se rompre. Mais alors, poursuivis je, ne regrettez-vous pas ce qu'a fait le Roi? N'auriez-vous pas préféré qu'il laissât passer les Allemands? » Alors, 124 voix, très nettes, très assurées, me répondirent en même temps: « Non, madame, non! Le Roi « a bien fait! » Jamais je n'oublierai l'impression profonde que m'a faite cette réponse. Ces femmes belges, ces femmes qui avaient vu leurs maris, leurs pères, leurs fils tomber sous les balles des fusils et des mitrailleuses, qui avaient été frappées elles-mêmes à coups de crosse et de baïonnette, qui avaient parfois échappé miraculeusement à la fusillade et qui avaient eu des bébés, grands comme le mien, tués dans leurs bras, venaient de me donner la mesure du sacrifice à la Patrie et à l'Honneur. Vous voyez bien que ce qui devait m'advenir par la suite n'est que peu de chose à côté de leur malheur! »

Espion Attache à la Personne

De retour à Bruxelles, Mme Carton de Wiart fut bientôt absolument prisonnière chez elle: son bébé lui-même ne devait plus aller prendre l'air sans passeport. Des espions veillaient à la porte et la suivaient pas à pas. N'avaient-ils point mission de rédiger des rapports, vrais ou faux, sur la moindre visite qu'elle pouvait faire.

« C'était odieux, nous dit-elle. Je ne pouvais cependant condamner mes enfants à vivre comme des reclus. Si j'allais jusqu'au bois de la Cambre, je voyais aussitôt un policier m'emboîter le pas. Parfois je prenais un malin plaisir à prolonger ma promenade de telle sorte que le pauvre policier ne pouvait ni se reposer ni déjeuner. Je me souviens qu'un jour, ayant décidé d'aller déjeuner avec mes enfants dans la forêt de Soignes, j'en avisai d'abord la Commandatur, puis je partis à l'heure que j'avais indiquée. Mon inévitable policier m'attendait à la porte.

« C'est vous, lui demandai-je, qui venez aujourd'hui avec moi? II rougit violemment et protesta: Non, madame, non, pas du tout. — Mais si, mais si, mais ça ne me gêne pas. » Assez penaud, il me suivit, puisque c'était son rôle et je mis le comble à son trouble, en forêt de Soignes, car je l'invitai à déjeuner avec nous. En manière d'excuse, cet homme m'a donné au dessert toutes sortes d'explications que je ne lui demandais pas.

« Une autre fois que j'étais encore allée déjeuner dans la forêt de Soignes, toujours religieusement suivie par un autre espion qui n'avait point mauvaise mine, je m'étais tout à coup rapprochée d'un village. L'homme, que j'observais du coin de l'œil, en parut gêné. Soudain, après avoir fait le geste de quelqu'un qui prend une détermination, il me rejoignit.

« Permettez-moi, madame, me dit-il, de me rapprocher de vous? — Soit, mais pour- quoi?—Parce qu'à vous suivre ainsi, j'ai l'air d'être votre domestique. — Cela vous contrarie? — Oui. — Alors, venez. » Tout en marchant à mes côtés, il continue la conversation: N'avez-vous jamais peur, à voyager seule, si loin, en forêt? — Jamais. Pourquoi aurais-je peur?— Je ne sais pas. En tout cas, j'ai mon revolver.—Si c'est pour me défendre, il est bien inutile, je n'ai rien à craindre des Belges; mais vous l'avez peut-être pour tirer sur moi si je tentais de me sauver? — Nullement. Si vous vous sauviez, je me bornerais à vous rattraper. Mais ne peut-il y avoir des malfaiteurs dans ce bois? — Non. En tout cas, je vous le répète, ils ne me feraient ni mal, ni injure. » Mon homme resta un instant songeur, puis ajouta: « C'est bien heureux. Chez nous, tous nos bandits sont à l'armée... Nous en savions quelque chose, nous autres Belges!»

Machination de la Police Allemande

Mais tout cela ne pouvait durer. A Bruxelles, où on souffrait de voir Mme Carton de Wiart si indignement traitée, sa popularité grandissait chaque jour. Du ministère, qui formait zone neutre, elle continuait à diriger les œuvres charitables dont elle avait la charge, notamment les oeuvres d'alimentation populaire et de protection de l'enfance; elle voyait beaucoup de monde, correspondait à de rares intervalles avec son mari et recevait des nouvelles de soldats belges blessés qu'elle transmettait en cachette aux familles. Son influence chaque jour grandissante rendait vains les efforts du gouverneur allemand pour décourager les Belges. Elle ne tarda guère à être considérée comme un centre d'opposition dangereux. Dès lors son arrestation, sa condamnation et son expulsion sont décidées.

L’affaire fut machinée à l'allemande, avec soin, avec méthode, avec raffinement et, naturellement, à grand renfort de rapports d'espions. Dès le 16 mai, on procède à une perquisition.

« A la base de l'affaire, nous explique Mise Carton de Wiart, se trouve une dénonciation qui, fabriquée à la Commandatur même, est l'œuvre d'espions allemands. On y prétendait entre autres choses que j'avais fomenté un complot contre la vie de von Bissing et que j'avais livré des secrets militaires aux Alliés. Rien ne pouvait être ni plus impossible ni plus absurde. Cette obsession était si vive, qu'une nuit, les agents de von Bissing firent tout à coup irruption chez moi et se précipitèrent dans les caves. Ils avaient entendu du dehors un tic-tac automatique qui leur parut révéler quelque machine infernale en action. Vérification faite, c'était un honnête compteur à eau qui avait fait cette nuit-là son métier de compteur plus bruyamment que d'habitude.

« Deux jours plus tard, une foule d'officiers et de soldats pénétrèrent chez moi et, sans ménagements, bouleversèrent tout mon intérieur sous prétexte de perquisition. Inutile de vous dire qu'ils ne trouvèrent aucune trace du complot dont j'étais accusée. Par contre, ils trouvèrent de nombreux exemplaires de la « Lettre pastorale » de S. Ém. le cardinal Mercier que je me faisais un devoir de distribuer à tous les Belges que je voyais, des lettres de soldats pour leurs parents et même des cartes postales, provenant d'ambulances françaises, qui portaient la signature de majors ayant soigné des soldats belges. Ceci prouvait évidemment que la censure allemande ne les avait pas vues et qu'elles me parvenaient directement par des moyens qui échappaient à la connaissance et à la surveillance des autorités allemandes. Ils trouvèrent encore, recopiés à la machine à écrire, des exemplaires du beau discours que mon mari avait prononcé à l'Hôtel de Ville de Paris. Aux yeux de la Commandatur, il n'en fallait pas davantage pour justifier ma complicité dans je ne sais quel crime.

Sinistre et Grotesque Interrogatoire

« Je fus aussitôt livrée au juge d'instruction, si l’on peut appeler ainsi le tortionnaire militaire qui me fit subir environ vingt heures d'interrogatoire. Et quel interrogatoire! Chaque papier trouvé chez moi fut l'objet de cent questions diverses. On entendait me démontrer que j'étais en relations directes avec les armées alliées et que, par conséquent, je leur transmettais des renseignements sur la situation exacte des armées allemandes en Belgique.

« Ce singulier magistrat, tenant absolument à m'impliquer dans le complot imaginaire contre la vie de von Bissing, fit encore explorer les caves du ministère et voulut savoir depuis quand le calorifère était construit. Pensez donc, ce calorifère pouvait masquer un souterrain par lequel des assassins se seraient glissés jusqu'auprès du général gouverneur! C'était bouffon. L'interrogatoire décidément tournait au grotesque. Cette pensée deTalleyrand: « II est facile de militariser un civil; il est impossible de civiliser un militaire », avait été relevée dans un petit carnet de notes trouvé chez moi. L'officier instructeur vit dans cette phrase une allusion à l'organisation prétendue de francs-tireurs imputée au gouvernement belge « Qu'est- ce que c'est que Talleyrand? me demanda-t-il.—Un ministre. «— Ah! un ministre! Quel ministre? — Un ministre français. — Ainsi, madame, vous avouez avoir des relations avec un ministre français! — Je n'avoue rien du tout. Je réponds à la question. — De quel département ce ministre? — Mais, des Affaires étrangères. — Ah! ah! triomphe mon juge, vous vous moquez: le ministre des Affaires étrangères français est Delcassé! — Je n'ai pas dit que ce fût le ministre actuel. — C'est un ancien ministre?—Très ancien. C'est un «ministre du roi de France. — Vous vous moquez, madame, de la justice allemande! » Et rageur, le visage congestionné, le tortionnaire passa à d'autres questions: pourquoi mon mari est décoré, quelles sont les décorations qu'il porte, etc. Ce juge voulut me faire avouer que mon mari était revenu à Bruxelles et que je le cachais! De même, il lui parut mystérieux que mes enfants s'appelassent Gudule par exemple et que, dans le nombre de leurs prénoms, il y en eût toujours un qui leur fût commun: Marie-Ghislain et Marie- Ghislaine.

« Je vous fais grâce des mille questions qui me furent posées sur le but de mes promenades au bois, sur les visites que je recevais, sur ce que je disais et sur ce qu'on me disait. La recherche de la vérité ne préoccupa jamais l'esprit de ce magistrat occasionnel. J'étais jugée d'avance.

Odieuse Parodie de Justice

« Définitivement arrêtée le 18 mai, je fus détenue à la Commandatur et maintenue au secret pendant trois jours. Le 21 mai, je fus conduite au Sénat, où une soi-disant cour de justice me soumit de nouveau à un interrogatoire qui dura sept heures. C'était la répétition, condensée, de l'interrogatoire que j'avais subi pendant l'instruction. Je me défendis moi-même. J'avais en effet demandé d'abord l'assistance du bâtonnier du barreau de Bruxelles; mais, quand il fut à mes côtés, je refusai de le laisser prendre ma défense. Je tenais seulement à l'avoir comme témoin.... Le tribunal fut odieux, je me défendis de mon mieux, bien que je sentisse l'inutilité de cette défense. Je la sentais si bien que je n'hésitai pas, avant le prononcé de ma condamnation, à faire cette déclaration: J'entends que vous sachiez bien, monsieur le président, que, quelle que soit la condamnation que vous prononcerez contre moi, je veux faire ma peine tout entière. Je ne veux ni faveur, ni grâce. — Et pourquoi, madame? l'empereur verra ce dossier; il est clément. Cette phrase me fit l'effet d'une insulte, et je criai, de toutes mes forces: Je ne veux dans aucun cas avoir à remercier votre « Kaiser! » Je m'attendais à une condamnation très élevée. Aussi, fus-je presque surprise de ne m'entendre condamner qu'à trois mois et demi de prison? J'ignorais alors que le bannissement devait compléter ma peine! On ne me fit connaître que la décision de von Bissing portant que je serais déportée en Allemagne. Dans l'esprit de mes juges, la peine de prison supérieure à trois mois n'avait d'autre but que de justifier juridiquement mon éloignement de Bruxelles, la loi allemande portant que toute peine de prison inférieure à trois mois doit être faite en Belgique. On me chassait de ma patrie, et, pensait-on, pour toujours. Mon départ était fixé au lendemain. La protestation vivante que je représentais à Bruxelles allait disparaître. Je demandai à emmener mes jeunes enfants, une de mes domestiques. Un refus impitoyable ne fut opposé. Je demandai que ces enfants me fussent amenés avant l'heure de mon départ; je voulais les embrasser. Refus absolu. J'avoue que mon courage s'effondra devant une telle cruauté et, quand je fus seule, j'éclatai en sanglots.

« Ma condamnation fut portée à la connaissance de la population bruxelloise, par le soin de l'autorité allemande, dans les termes que voici:

Condamnation,

Mme Carton de Wiart, femme de l'ancien minisire de la Justice, a été condamnée, le 21 mai 1915, par le tribunal militaire du gouvernement, à trois mois et deux semaines de prison. Mme Carton de Wiart a elle-même avoué avoir continuellement, dans un grand nombre de cas. et en évitant la poste allemande, fait transmettre ses lettres et d'autres, en Belgique et au delà de la frontière hollandaise. Elle a ainsi soustrait ces lettres an contrôle et rendu possible leur utilisation pour l’espionnage et la transmission des nouvelles défendues. Elle a, en outre, d'après son propre aveu, distribué des écrits défendus, tout en connaissant très bien leur caractère offensant. Elle a enfin, toujours d'après son propre aveu, soustrait et détruit une lettre adressée à la Commandatur, et mise par erreur dans sa botte à lettres. Par de tels procédés, il est possible de mettre en danger la sécurité des troupes allemandes. Par conséquent, Mme Carton de Wiart a dû être condamnêe et transportée en Allemagne.

« L'histoire de cette lettre que j'aurais « soustraite » et qui tient une si grosse place dans le document affiché à Bruxelles est toute simple. Le postier allemand avait mis, par erreur, dans ma boîte, une lettre destinée à la Commandatur. Comme je n'avais pas à corriger les distractions des fonctionnaires de von Bissing, je mis la lettre au panier, où elle fut retrouvée lors de la perquisition. »

La Protestation des Fleurs

Mme Carton de Wiart nous conte ensuite son départ pour la captivité en Allemagne et comment les Bruxellois lui témoignèrent leur sympathie à la barbe des autorités allemandes.

«Le 23 mai, au matin, la femme de police qui devait, avec un officier allemand, me conduire à Berlin, vint me transmettre l'ordre de me préparer. A la vérité, j'étais toute prête: je n'emportais rien qu'un peu de linge, les photographies de mes enfants et de mon mari qu'on n'avait pas osé m'enlever, et une toute petite boîte, contenant un peu de la sainte terre de la patrie que j'allais quitter. Ah! que la vue de cette pincée de terre me réconforta de fois, là-bas, dans la prison berlinoise! Je fus conduite à la gare du Nord en automobile: durant tout le trajet, je ne pouvais détacher mes yeux des maisons, des passants, qui filaient, rapides, à mes côtés. Il me semblait que je quittais pour toujours des lieux et des êtres aimés. Quel déchirement! Je craignais de défaillir et il me semblait que l'officier allemand, assis en face de moi, épiait, avec une joie haineuse, les traces de la douleur qui devait bouleverser mon visage. Jamais je ne perdrai le souvenir de ces minutes effroyables.... A la gare, une surprise agréable m'attendait....

« L'officier qui me conduisait, la figure rutilante de satisfaction, m'ouvrit, avec une grâce maladroite qui ressemblait à une galanterie de bourreau, la portière de mon wagon. Mais il demeura figé sur place, la main crispée sur le loquet, son visage verdit instantanément.... Toutes les fleurs du printemps emplissaient mon wagon; j'allais voyager dans une corbeille de rosés, de lilas, de marguerites.... Je fermais les yeux de bonheur. C'était comme la splendeur et le parfum de la patrie qui me faisaient escorte. La policière — les Allemands ont des femmes de police — s'installa dans un coin et je n'eus point à me plaindre de sa désobligeance durant le voyage. L'officier, rogue, mais correct, prit un autre coin.. Je m'enfonçai dans les fleurs, et le train s'ébranla, tandis que sous mes paupières fermées je sentais rouler deux grosses larmes dont je ne saurais dire si elles étaient plus brûlantes ou plus douces!

« Ah! le morne voyage! Le train courait à travers la campagne déserte et dévastée. Ce n'étaient partout que villes et villages en ruines, que pignons noircis qui dressaient vers le ciel radieux leurs angles innombrables. De temps en temps, je regardais l'heure. Avec une affreuse anxiété, j'attendais la frontière.... Elle approchait.... Elle n'était bientôt plus qu'à quelques centaines de mètres.... Alors, cédant à un irrésistible mouvement du cœur, je pris toutes mes jolies fleurs à pleines mains, et coup sur coup, en plusieurs brassées, je les jetai par la portière, après les avoir portées à mes lèvres: « Que faites-vous là, madame? » C'était l'officier, qui, debout et regardant la chute des fleurs sur les rails avec des yeux d'homme qui ne comprend pas, me posait cette question. « Vous le voyez, je jette mes fleurs. — Mais pourquoi? de si belles fleurs! — Pourquoi! Mais simplement, monsieur, parce que se sont des fleurs belges et que je ne veux pas qu'elles se fanent en « terre étrangère. » Regard furieux. Grognement. L'officier se rassit. Le train roula encore un peu, puis ralentit. C'était la frontière.... La frontière! Il me sembla que ce mot me frappait à grands coups dans la tête et dans l'estomac. Je me levai: des deux mains, j'envoyai un long baiser à la terre déchirée, sanglante, plus chère que jamais, que je quittais, et vaincue je retombai dans mon coin. Dès lors le voyage fut morne; je ne voulais rien voir et je feignis de sommeiller jusqu'à Berlin où j'arrivai à dix heures du matin. »

Avec les Détenues de Droit Commun

On croit généralement que Mme Carton de Wiart fut immédiatement conduite à la prison. Il n'en fut rien. Les Allemands, qui violent si facilement les traités qu'ils ont signés, sont, par ailleurs et chez eux, très formalistes. Le dossier du procès n'étant pas encore parvenu à Berlin, Mme Carton de Wiart fut conduite à l'hôtel, comme une voyageuse.

« Pendant quatre jours, nous dit-elle, je demeurai à l'hôtel Monopole, sur la Friedrich Strasse, à peine prisonnière, simplement surveillée. J'étais tenue de me présenter deux fois par jour au commissariat de police, mais, hormis cette obligation, je pouvais aller et venir librement dans Berlin, de huit heures du matin à sept heures du soir. Il est probable que j'étais suivie pas à pas par des policiers, mais je ne l'ai pas remarqué. Situation transitoire, qui ne pouvait durer.

«L'acte authentique de ma condamnation arriva et deux agents en bourgeois vinrent me chercher et me conduisirent à la prison de Moabit, où je fus aussitôt mise au régime commun, c'est-à-dire le régime cellulaire. Je n'en aurais d'ailleurs point voulu d'autre, car, je le répète, la moindre faveur de ces gens m'eût écœurée. Cela est si vrai que, M. Polo de Bernabé, l'ambassadeur d'Espagne, étant intervenu au nom de S. M. le roi Alphonse XIII, pour obtenir un adoucissement de peine en ma faveur, je le priai de ne point insister, en lui faisant connaître ma déclaration au président du conseil de guerre. C'est au cours d'une visite qu'il me fit à la prison qu'il m'apprit que le gouvernement allemand avait opposé cette réponse à sa première démarche: « Mme Carton de Wiart a avoué sa faute. En refusant de recourir à la clémence du Kaiser, elle a reconnu que sa peine était proportionnée aux infractions qu'elle avait commises. » Voilà comment ces gens interprétaient les sentiments patriotiques d'une femme! Je refusai même de verser un sou par jour à mes geôliers pour obtenir un régime de pistole. Et je fis ainsi, jour par jour, mes trois mois et demi de prison, exactement pareille aux femmes allemandes qui purgeaient des condamnations à Moabit, allant à la messe avec elles, dans la même robe de bure de détenue.

« Cette prison de Moabit est l'une des deux prisons de femmes de Berlin. Elle est exclusivement réservée aux détenues de droit commun, voleuses, incendiaires et meurtrières. J'en ignore l'étendue et les divisions. Elle m'a paru être formée d'une série de bâtiments neufs séparés par des cours et des préaux hermétiquement clos, et entourés d'une gigantesque muraille où court un chemin de ronde. On ne voit pas les sentinelles, mais des cours on entend le bruit sourd de leurs lourdes semelles sur le sol, et, de temps en temps, aux relèves, les commandements gutturaux des sous-officiers. Toute une série de fonctionnaires des prisons et de gardiens en uniforme circule silencieusement de service en service, mais dans les cellules, au éfectoire, à la chapelle et aux ateliers, ce sont des femmes de police, sortes de garde-chiourmes en jupons, revêches et grossières, qui transmettent les ordres de la direction et font appliquer règlement. La discipline est sévère — il serait étonnant qu'elle ne le fût pas dans une prison allemande — et les heures du lever et du coucher, les heures du travail, de la messe ou de la promenade dans les cours, sont observées avec une exactitude telle que les prisonnières semblent n'agir que par la vertu d'un appareil automatique. Aussi, ces trois mois et demi de détention, je l'avouerai sans honte, me furent extrêmement pénibles et me parurent interminables. J'avais une petite table dans ma cellule et, s'il était rigoureusement interdit d'avoir de la lumière le soir, je n'en pouvais pas moins, dans la journée, employer la presque totalité de mon temps à écrire et à traduire des ouvrages anglais. Je pus traduire entièrement, par exemple, un ouvrage tout récent de M. Brand-Whitlock, ministre des États-Unis à Bruxelles, je ne recevais naturellement nulle visite, en dehors de celle de M. Polo de Bernabé, et encore notre conversation ne pouvait avoir lieu qu'en présence d'officiers allemands. J'étais résignée. Chaque soir, je regardais la petite boîte dans laquelle séchait la pincée de terre belge que j'avais emportée. Chère petite boîte! C'était comme un trésor, que jalousement je n'ouvrais que devant Dieu....

l'Exil après la Prison

« Septembre arriva. Ma peine allait bientôt finir. Je me réjouissais à la pensée de mon retour prochain à Bruxelles, à l'idée de revoir mes enfants, mon tout petit chérubin qui ne me reconnaîtrait peut-être déjà plus. Mais j'ignorais encore le fond de la cruauté allemande. Ils avaient décidé de me retenir en Allemagne.

« J'ai su plus tard ceci: tandis qu'à Bruxelles, von Bissing répétait avec insistance au marquis de Villalobar, ambassadeur d'Espagne, que je pourrais venir retrouver les miens dès le 3 septembre, il annonçait à M. de Bernabé à Berlin, au cours d'un voyage qu'il y fit, qu'il ne pouvait être question de ce retour, que la femme de l'ancien ministre de la Justice de Belgique devait nécessairement être retenue en Allemagne. Le roi d'Espagne informé intervint directement, et le gouvernement allemand consentit à me faire reconduire à la frontière suisse. C'était le bannissement. La peine allait continuer sous cette forme, tandis que les Allemands allaient proclamer chez les neutres qu'ils me traitaient avec courtoisie et clémence. Une simple mesure administrative décidait ainsi de moi: il n'y eut même pas. pour prononcer cette aggravation de peine, un simulacre de jugement. Le 14 septembre 1915 — ma peine était terminée de la veille — une femme de police et un officier, tout comme à Bruxelles, vinrent me chercher et me conduisirent à la gare. L'officier m'appelait toujours Excellence; Excellence par-ci, Excellence par-là!

« C'était un capitaine de la garde qui avait été blessé en Belgique: pendant tout le voyage, il affecta la plus grande politesse.... Il ne m'en donna pas moins cet avertissement très net. Je lui avais dit que je regrettais vivement de ne pouvoir rentrer à Bruxelles, à cause de mes enfants qui y étaient encore, à cause des œuvres de charité dont je m'occupais, à cause de l'air de la patrie qui me manquait: « Rien ne m'empêchera de retourner en Belgique lui dis-je. — Vous le voudriez, que vous ne le pourriez pas. — Si. — Comment ferez-vous? — J'y mettrai le prix.» Il demeura un instant rêveur et ajouta: « C'est votre affaire, mais si vous y retournez, n'oubliez jamais que les règlements militaires allemands ne pardonnent pas. » Je savais ce que cela voulait dire.

« Je ne vous parle pas du reste de mon voyage, II fut pareil à tous les retours d'Allemagne. Choyée en Suisse, fêtée en France, j'arrivai au Havre où je fis diligence pour faire revenir mes enfants. Les pauvres petits durent suivre le même chemin que moi, traverser toute l'Allemagne, la Suisse et la France. Ils m'arrivèrent un matin morts de fatigue, ayant roulé quatre jours et quatre nuits, dans d'affreux wagons, sur des planches. Mais tout cela maintenant est le passé. Une partie de la Belgique exilée et malheureuse est ici. Je lui donne tout mon cœur et tout ce que je peux de moi-même, en attendant l'heure triomphale où nous rentrerons chez nous. Ce jour-là, je rapporterai de son exil, la petite pincée de la sainte terre de la patrie qui m'a consolée et qui attend, elle aussi.... »

Emue, animée par cette longue conversation, Mme Carton de Wiart, droite dans sa robe noire, avec sa couronne de beaux cheveux blancs, a maintenant très grande allure.

La petite bourgeoise timide a disparu: j'ai devant moi la patriote belge, la femme au grand cœur.

Maman Carton

Une automobile ronfle à la porte de l'hôtel. Mme Carton de Wiart va visiter, consoler, chérir les 1 646 petits réfugiés belges qui, dans la campagne normande voisine, de Rouen au Havre, vivent, sans famille, sous la direction de sœurs également réfugiées. M. Berryer, ministre de l'Intérieur, a créé cette œuvre des Enfants de l'Yser qui recueille tous les petits Belges, garçons ou filles, jusqu'à seize ans. Des châteaux, des fermes, des hôtels leur ont été ou prêtés ou loués à très bon marché, mais les ressources manquent un peu pour nourrir et habiller tout ce petit monde malheureux. Mme Carton de Wiart et Mme Piettre, femme du sous-préfet d'Yvetot, se dépensent avec un dévouement inlassable pour que les petits protégés de M. Berryer ne souffrent point trop de l'hiver. La seule chose, en effet, qui atténue le regret de Mme Carton de Wiart de n'être pas rentrée à Bruxelles, c'est de pouvoir continuer ici à répandre son inépuisable générosité sur les petits déshérités chassés de Belgique par le crime et l'incendie. A Bruxelles, Mme Carton de Wiart était l'âme de toutes les œuvres d'alimentation populaire et de protection de l'enfance. Elle réparait de ses mains la misère que l'envahisseur provoquait chaque jour, avec rage. Au Havre, autour du Havre elle continue. Elle est; la providence de ces bébés, de ces fillettes, de ces petits garçons, aux cheveux blonds, aux yeux tristes, orphelins pour la plupart, que les colonies de Caudebec, de Sassetot-le-Mauconduit, d'Ouville-l’Abbaye, de Barentin, de dix autres lieux normands ont recueillis. Elle est « maman Carton », comme disent les chers petits, avec un accent tendre et reconnaissant, comme ils disent aussi « papa Berryer » et « petite maman Piettre ». Au milieu d'eux, Mme Carton de Wiart oublie sa propre existence, les mois d'angoisse, l'oppression allemande, l'arrestation brutale, le réquisitoire frénétique, le jugement odieux, l'injuste captivité: elle oublie tout ce qui se rapporte à elle.

Et souvent, on la voit enlever de terre un pauvre petit, doux et barbouillé, le serrer contre son cœur, l'embrasser comme son enfant et dire lentement:

« Les plus malheureuses victimes des Allemands, ce sont ces chers innocents, ces pauvres orphelins, et qui n'en savent rien! »

Georges Drouilly

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