de la revue ‘Bulletin des Armées’ - ‘Histoire de la Guerre’ no. 12
'La Vie à Bruxelles'
18-21 Juillet 1915

Sous l'Occupation

soldats allemands sur la Grande Place

 

Une jeune Liégeoise, qui vient de quitter la Belgique, nous fait une description très précise de la vie dans son malheureux pays.

 

J'ai passé six mois à Bruxelles, à Anvers et à Liège, sous la domination allemande, et il ne s'est presque pas écoulé un jour sans que l'un ou l'autre incident, dont j'ai été le témoin, ne m'ait prouvé et la méthode de plus en plus oppressive des Allemands et l'étonnante énergie, doublée de confiance, de mes compatriotes.

A Bruxelles, la vie n'est pas trop pénible. Il y a même des plaisirs variés pour ceux qui ont les moyens et le goût d'en profiter. Les grandes scènes sont closes, mais les petits théâtres et un certain nombre de cinémas ne chôment pas. Les vrais Bruxellois ne s'y montrent guère; les Allemands s'y carrent aux meilleures places. La grande masse de la population se tient, autant qu'elle le peut, à l'écart de nos maîtres. Dans un tramway, on ne s'assied qu'avec repugnance à côté d'eux. Pourtant ils ne négligent rien pour se faire accepter; ils cèdent la place aux dames, les aident, même malgré elles, à descendre leurs bébés, et même s'enhardissent gauchement jusqu'à offrir des friandises à ceux-ci. Pure parade, qui ne trompe ni ne séduit personne...

Où la foule va toujours croissant, c'est à l'église. Que de non-croyants y viennent chercher un réconfort, qui n'est peut-être pas toujours spirituel! Je m'explique. Il n'y a que dans nos églises que le drapeau national puisse être arboré. Dans la plupart des temples de Bruxelles on en voit trois, au moins, l'un hissé au jubé, et deux à l'entrée du chœur. L'orgue joue la Brabançonne et parfois la Marseillaise. Le prédicateur ne se gêne pas pour réchauffer la foi patriotique et pour mêler le nom du Roi aux exhortations. Les Allemands qui assistent à l'office ne bronchent pas... et le lendemain on recommence.

Des journaux? tous interdits, naturellement. Mais on en lit, et beaucoup. On les paye très cher, à cause des risques que court le marchand et de la difficulté de se les procurer. Le 1er janvier on a payé 125 francs le Times. Les Débats, le Temps, le Figaro se vendent couramment 5 francs, parfois davantage. Mais comme on se cotise, le numéro ne revient guère qu'à deux ou trois sous. Et il procure de la joie pour vingt fois autant.

La vie matérielle est très chère, mais l'organisation de la charité publique est admirable. Il semble que le sentiment de honte qu'on éprouve d'accepter n'importe quelle aumône ait disparu. J'ai vu des bourgeois accepter la soupe sans plus de gêne que des artisans très humbles. Ils étaient aussi dénués qu'eux, certaines professions ne rapportant plus rien, et même des propriétaires se trouvant sans aucune ressource. Une sorte d'égalité s'est établie qui rapproche bien des êtres séparés jadis par toutes sortes de barrières; on s'aborde plus familièrement; on serre des mains inconnues; on avoue sa détresse sans toutes les circonlocutions de jadis. Et je vous assure que le niveau moral n'a pas baissé.

Du voyage que j'ai fait pour venir à Paris, que vous dirai-je d'intéressant qu'on ne sache déjà? Seul, l'arrêt à la frontière offre quelque pittoresque par suite des minuties de l'administration allemande. Tout voyageur est complètement dévêtu. On ne lui fait grâce d'aucune inquisition. On s'assure que les femmes ne cachent rien dans leur chevelure qui est dénouée; on enlève le léger bourrage des corsets, ce qui a fait naître une petite industrie, celle des corsets transparents; on examine la plante des pieds, qui pourrait porter des traces d'écriture. Tout cela est odieux et bête. Après la frontière franchie, on a le spectacle plaisant d'une modeste revanche que prennent les voyageurs. Dès que le train s'ébranle, ils se précipitent aux portières et injurient copieusement leurs oppresseurs. Les soldats et douaniers hollandais, rangés près du poteau-frontière, sourient et ne bronchent pas. C'est une petite fête qui leur est quotidiennement offerte.

 

police belge et soldat allemand à Bruxelles

 

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