du livre ‘Notes d’un Combattant de la Campagne de 1914-1918’
'l'Attentat de la Rue Sainte-Foi'
par Major Louis Tasnier

Récits de Combattants

le général Leman et son quartier-général à Liège

 

C'est un des incidents tragiques de la défense de Liège. Les faits sont peu connus; je dois à l'amabilité du colonel d'artillerie breveté d'Etat-major Vinçotte, qui était, en 1914, à l'Etat-major du général Léman, de pouvoir en parler; qu'il veuille trouver ici l'expression de ma gratitude.

Le 4 août 1914, au matin, dès que le Roi eut connaissance de la violation de notre territoire, il écrivit au lieutenant-général Léman, commandant à Liège la IIe Division, la lettre suivante:

« Notre territoire est violé, c'est la guerre. Je vous charge de tenir jusqu'à la dernière extrémité la position dont la garde vous est confiée.

» Dans la lutte gigantesque qui s'annonce, vous êtes à l'honneur puisque vous êtes au premier rang. Le monde a les yeux fixés sur vous.

» Je vous connais, mon Général; avec votre inébranlable fermeté, avec des troupes dont le moral est si élevé, avec la conscience de la défense de notre juste cause, je suis certain que vous vous couvrirez de gloire. »

C'était la réponse à la proclamation « Au peuple belge »,, lancée par le général allemand von Emmich, commandant en chef l'armée de la Meuse, réclamant le chemin libre pour ses troupes et se terminant par la phrase: « C'est de votre sagesse et d'un patriotisme bien compris qu'il dépend d'éviter à votre pays les horreurs de la guerre ».

L'armée dite de la Meuse du général von Emmich comprenait 15,000 fantassins, 100 mitrailleuses, 150 canons dont deux batteries de 4 mortiers de 21 cm., 14,000 cavaliers, une escadrille d'avions, 1 zeppelin.

L'attaque de la position de Liège allait se faire par surprise dans la nuit du 5 au 6 août.

Nous ne pouvons que rappeler brièvement les principaux événements; ce sont: le combat de Visé; l'intervention efficace du fort de Pontisse; le passage de deux escadrons allemands au gué de Lixhe et leur mise hors de combat par nos cavaliers et cyclistes.

Dans la soirée du 4 août, les deux divisions de cavalerie allemandes se trouvaient à Mouland et Berneau.

Hervé, Louveigné, Stoumont étaient occupés par l'ennemi.

Le 5 août, à 9 heures, le capitaine Brinckmann, ancien attaché militaire allemand à Bruxelles, se présenta en parlementaire rue Sainte-Foi et demanda au général Léman le libre passage des troupes. Il déclara qu'il attendrait jusqu'à 13 heures la réponse de notre gouvernement. En cas de refus, la ville serait bombardée par des zeppelins. Le général Léman donna ordre de continuer les opérations de défense.

Le fort de Barchon fut attaqué; une contre-attaque dirigée par le général Bertrand le dégagea.

Les forts d'Evegnée et de Fléron repoussaient les attaques allemandes sur leur front. Au sud de la Vesdre, aucun événement important ne marqua la journée.

Mais au nord, la 34e brigade allemande, construisant un pont à Lixhe, en dehors de la portée des canons du fort de Pontisse, se dirigeait sur Hermée; le 5 août au soir, les 6 brigades de l'armée de la Meuse étaient rassemblées à distance d'attaque des différents secteurs de la position de Liège: Hermée, Argenteau, Micheroux, Saint- Hadelin, Esneux, Plainevaux. , La nuit du o au 6 fut tragique.

Les 38e et 43° brigades allemandes attaquèrent l'intervalle Ourthe-Vïeuse, la 11e brigade celui Chaudfontaine-Fléron, la 27e brigade celui Barchon-Meuse, tandis que la 34e brigade, formée en trois colonnes, débouchait à minuit d'Hermée et marchait sur Milmort, Thier. Son échec fut complet.

Le drapeau du 89e régiment de grenadiers du Mecklembourg fut pris par le 2e bataillon du 12e de Ligne, du major Collyns.

Malheureusement, la 14e brigade perça le front Fléron-Evegnée, grâce à l'effort personnel du général Ludendorff.

On peut aisément se représenter l'aspect de la ville de Liège au cours de la mémorable nuit du o au 6 août et l'animation qui régnait aux abords du Quartier- Général de la rue Sainte Foi.

Vers 4 heures du matin, la rue Saint-Léonard est pleine d'une foule enthousiaste, délirante, escortant un groupe du 12e de Ligne se rendant à la gendarmerie pour y déposer le drapeau allemand pris à Milmort.

Peu à peu, le tumulte s'apaise; le jour se lève et enveloppe la rue d'une lueur incertaine.

De la brume surgit une automobile contenant deux lanciers qui crient à tue-tête: « Voici les Anglais! »; derrière marchent cinq officiers vêtus de gris-vert, au schako recouvert d'une coiffe, un groupe de soldats également vêtus de gris les suivent, le fusil sur l'épaule.

Des hommes et des femmes du peuple accompagnent ce détachement lui faisant une joyeuse escorte et clament « Vivent les Anglais! ».

Sur le seuil du Quartier-Général, le commandant Marchand regarde avec étonnement ce cortège qui, venant de la rue Saint-Léonard, descend la rue Sainte- Foi. Les militaires étrangers agitent des mouchoirs blancs et les officiers font des gestes avec leurs gants. Au Quartier^Général la rumeur a été perçue.

Penché à une fenêtre du 1er étage, le commandant d'Etat-major Delannoy a observé le groupe étrange et bientôt s'écrie: « Les Allemands sont là! ».

Le commandant Vinçotte dégringole les escaliers et browning à la main se place près du commandant Marchand disant: « Si ce sont des parlementaires, on a omis de leur bander les yeux ».

Le groupe d'officiers — ils sont cinq — s'est avancé; l'un interpelle le commandant Marchand en anglais, il a les mains derrière le dos. « Vous ne passerez pas », dit bien haut Marchand. L'officier allemand ramène les mains en avant: celle de droite est armée d'un pistolet, l'autre d'un poignard. Il fait feu, ses camarades l'imitent. Les coups portent heureusement trop haut. Froidement, le commandant Vinçotte, excellent tireur, abat deux adversaires, tandis que d'autres officiers du Quartier- Général: les commandants Sauber et Haute-cler et le lieutenant d'artillerie Pienard, font feu également. Un troisième officier allemand est tué.

Les deux autres se ruent vers la porte du Quartier-Général. Le commandant Vinçotte, à bout portant, plaçant son browning dans le flanc droit de l'un, lui vide dans le corps les quatre balles restant dans le chargeur de son arme.

Le cinquième officier allemand arrive cependant au seuil de la porte et pénètre dans le corridor. Il se trouve face à face avec le capitaine de gendarmerie Lhermitte. Saisissant par le canon une carabine de gendarme, l'officier belge, véritable hercule, d'un coup de crosse formidable, fracasse le crâne de l'Allemand.

Dans la rue, le combat continue; les soldats allemands, à l'exemple de leurs chefs, ont ouvert le feu. Mais la riposte ne tarde pas, tandis que les Allemands tirent trop haut — la crosse du fusil à la hanche — les nôtres ajustent leurs adversaires. Le commandant Vinçotte a pris le commandement du vaillant groupe des défenseurs judicieusement abrités derrière les voitures-automobiles stationnant devant le Quartier-Général.

Se distinguent: les commandants Sauber, Chantecler, le capitaine Lhermitte, le lieutenant Renard, les gendarmes Barnich, Jungers, Houba, les soldats Demeure, Poncelet. Ce dernier, volontaire de guerre, est originaire de Liège, il accompagne chaque coup de feu d'une expression wallonne, annonçant tout haut chaque ennemi qu'il abat et s'écriant: « Ils ne verront pas cela, place Saint-Lambert! ». Des fenêtres du Quartier-Général, l'adjudant Burlet et d'autres officiers ont également ouvert le feu.

Les Allemands reculent, se débandent. Le commandant Vinçotte porte sa vaillante petite troupe en avant. Les officiers belges n'ont que leur browning, il faut tirer à cinquante mètres. Par bonds successifs, ils iront jusqu'au bout de la rue Sainte-Foi.

Le capitaine Lhermitte a rallié les gendarmes constituant l'escorte du général Léman et, carrément, va barrer la rue Sainte-Foi, à hauteur de la rue Saint-Léonard, d'où il fait ouvrir le feu sur les Allemands en fuite. Il est o h. 30. A ce moment, par une heureuse coïncidence, du quai Saint-Léonard débouche la compagnie du 11e de ligne du commandant Lekeu.

Le combat prend fin. Malheureusement, bien des nôtres gisent inanimés sur les pavés de la rue Sainte-Foi. Le commandant Marchand baigne dans une mare , de sang, la poitrine trouée; à ses côtés se trouve le gendarme Houba; plus loin, agonise le gendarme Munch. Qu'importe, le Quartier-Général est sauf.

Que s'était-il passé à l'intérieur de l'immeuble?

Le colonel Stassin, chef d'Etat-major, travaillait avec le lieutenant-général Léman dans une pièce arrière du rez-de-chaussée. Au bruit des détonations, il gagne la rue et voit le groupe des officiers luttant intrépidement contre une trentaine d'Allemands.

Rentré aussitôt dans le bureau, il entraîne le général dans la cour de la fonderie de canons; le mur de clôture est escaladé par la rue Saint-Léonard, le général gagne la gare de Vivegnis. De là, un wagonnet les mène au fort de Loncin où se trouve le vaillant commandant Naessens.

Quand le commandant Vinçotte revint au Quartier-Général, il le trouva désert.

Les documents les plus importants furent rassemblés et les survivants de l'échauffourée gagnèrent également le fort de Loncin, après cependant que le capitaine Lhermitte — en bon gendarme — eut fait relever les morts, panser les blessés et établi son rapport.

Les documents trouvés sur le corps de certains officiers allemands permirent d'identifier certains:

Le major von der Olsnitz, le capitaine baron von Rolshausen et le lieutenant von Alvensleben. Ils appartenaient à la 1re compagnie du 7e chasseurs, qui avait percé, dans la nuit, nos lignes vers Haute-Préalle et avait continué sa marche vers Liège.

Arrivé au fort de Loncin, le général Léman donna, à 7 h. 32, aux troupes de Liège, l'ordre de se reformer sur la ligne jalonnée par la grand'route Liers, Rocourt, Ans, Grâce, Berleur, Fort de Hollogne.

Les rapports reçus à ce moment dépeignaient la situation comme irrémédiablement compromise. L'ennemi se trouvait en forces considérables sur la rive gauche de la Meuse. Herstal, Seraing et Liège étaient envahis.

Bientôt le général Léman dut ordonner aux troupes en retraite de la IIIe Division de rejoindre l'armée sur la Gette. Dans une lumineuse vision des nécessités, décidé à remplir jusqu'au bout la mission que lui avait confiée le Roi, il prit la résolution stoïque de rester dans la place et de continuer à diriger sa défense.

Le 15 août, à 17 heures, un obus de 420 explosait dans le magasin à poudre et faisait littéralement sauter le fort de Loncin.

 

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