de la revue 'le Courrier de l'Armée' No. 732, 12 decembre 1920
'Combats à Retinne'
par Major S...

Les Premiers Combats en Belgique

 

5 et 6 août 1914

Ce petit village devait de par sa situation géographique avoir, au mois d'août 1914, le douloureux privilège d'être le premier exposé aux feux de l'envahisseur. Il est à 8 kilomètres à l'est de Liège et à 2 kilomètres des forts d'Evegnée et de Fléron.

Le 4 août 1914, les troupes du 14e et du 34e de ligne, ce dernier régiment formé d'unités dédoublées du 14e de ligne, cantonnaient à Queue-du-Bois, Romsée et environs.

Le 5 août, à l'aube, alerte.

La 3e compagnie du 3e bataillon du 14e de ligne reçoit l'ordre de construire une tranchée entre Sur Fossé et la redoute 25, qui, elle, se trouvait sur le chemin qui va de Sur Fossé à Evegnée.

Quelques cyclistes précèdent la compagnie pour reconnaître l'emplacement à occuper.

A peine arrivés à Sur Fossé, un shrapnell éclate contre le mur d'une ferme, au-dessus des têtes. Personne n'est atteint: C'est le baptême du feu. Pendant toute la journée du 5, on creuse le sol, on dégage le champ de tir, secondés par une cinquantaine d'ouvriers de charbonnage sous la conduite d'un ingénieur.

Ces braves gens y allaient de tout cœur; aussi, la soirée n'était pas arrivée que la position était organisée, permettant de battre tout le terrain environnant et la route de Sur Fossé à Liéry.

La 3e compagnie du 3e bataillon du 34e de ligne, commandée par le capitaine Bocart, était venue, dans l'après-midi, occuper la redoute 25 (emplacement actuel d'un cimetière allemand).

L'ennemi n'était pas loin. Pendant toute la journée, son artillerie n'avait cessé de lancer des projectiles. A la soirée, le tir de l'artillerie ennemie avait cessé.

Les habitants des maisons voisines avaient apporté aux hommes du lait, des fruits. Vers 21 heures, un ordre. Le général Léman fait savoir qu'une attaque est imminente et ordonne: « Tenir les positions a outrance. »

Chacun était à sa place dans la tranchée, l'œil au guet, essayant de percer les ténèbres, car le ciel était très noir, un orage avait éclaté, et la nuit, très sombre, ne permettait pas de voir à 50 mètres.

L'attaque éclata tout à coup.

Entre 23 et 24 heures, les Allemands assaillent la droite, au sud de Retinne. Ils ont pu se glisser en dehors des vues, entre Sur Fossé et Retinne, et ils se lanoent sur les troupes qui occupent cette partie de la position.

Une vive fusillade éclate, accompagnée de cris sauvages, de hurlements féroces, de charges stridentes sonnées par les trompettes.

On écoute haletant. On croirait que l'enfer à ouvert ses portes et qu'il vomit des flots de damnés. Tout à coup, au milieu du carnage, un son se fait entendre: « Ecoutez, c'est la charge belge, sonnée par un de nos clairons. Les nôtres attaquent à leur tour. »

Mais, brusquement, le clairon belge se tait, frappé, sans doute, en pleine course.

Bientôt, cependant, les Allemands se heurtent à nous. De petits groupes d'abord, mais qui augmentent rapidement, attaquent la redoute et la tranchée, de trois côtés à la fois. Nous ripostons par un feu violent.

La tranchée dans laquelle nous étions n'a pas été construite pour résister à une attaque par derrière; les hommes n'ont rien pour se protéger et la situation devient critique.

Un peloton, cependant, peut être abrité, grâce à une traverse. C'est le sergent-fourrier Joris qui restera avec ses hommes dans la tranchée-annexe. Le restant dé la compagnie ira dans la redoute 25, assez grande pour être défendue par deux compagnies.

Nous sommes entourés, sauf au nord, vers le fort d'Evegnée; par là, grâce à la nuit, nous pourrions encore nous échapper.

« Si on nous a mis dans une redoute, ce n'est pas pour en sortir lorsque nous sommes attaqués, » s'écrie le capitaine Bocart.

Sans l'ombre d'une hésitation, nous décidons d'y rester, d'arrêter l'adversaire, de protéger ainsi la retraite des troupes amies et de favoriser peut-être un retour offensif des nôtres.

Les Allemands nous attaquent avec de l'infanterie et des mitrailleuses. Ils tentent de nombreux assauts. Nos fils de fer les arrêtent et nous ouvrons sur eux un feu meurtrier. La nuit reste très sombre, souvent nous tirons sur l'adversaire sans le voir, lorsque nous l'entendons, à 50 mètres de nous, couper les fils de fer, Nos hommes sont superbes de calme et de sang-froid.

Toute crainte a disparu, remplacée par un pur sentiment de fierté, inconscient mais réel.

On entend la voix du lieutenant Houssa: « Voulez-vous bien descendre, vous allez vous faire tuer! »

« Mon lieutenant, c'est ma baïonnette qui est tombée en bas de mon fusil. »

Et, malgré les balles qui font rage, le soldat, ou plutôt le caporal, car c'était un gradé, grimpé sur le parapet, ramasse sa baïonnette, se laisse glisser dans la tranchée et, bien posément, comme à l'exercice, il adapte soigneusement l'arme au bout de son fusil.

Soudain, du côté de Liéry, un feu rapide d'artillerie éclate: C'est la batterie du commandant. Colot, où se trouve aussi le commandant du groupe, le major de Hontheim. Les Allemands, profitant de la nuit et des couverts, se sont approchés en formation compacte de cette batterie. Les artilleurs ont ouvert sur eux un feu terrible, fauchant les Allemands entassés dans le chemin creux, un peu en avant de Liéry, et du même coup, ils abattent le général von Wuessow. Ce fut le premier général allemand tué.

Cependant, le sergent-fourrier Joris, que j'avais laissé avec son peloton dans la tranchée-annexe, se conduisait lui. aussi en héros. De la position qu'il occupait, il battait très bien la route de Sur Fossé à Liéry. Une compagnie allemande s'engage sur cette route. « Ne tirez pas, » dit Joris à ses hommes, « attendez mon commandement. »

Les Allemands s'avancent sur quatre rangs, et, quand ils sont bien en vue: « Feu à volonté » crie Joris, et son peloton démolit la plus grande partie des Boches et abat trois ou quatre officiers.

Mais les ennemis sont nombreux. On a beau en tuer, il en revient toujours. Peu à peu, ils s'approchent, ils entourent la tranchée-annexe; ils sont à moins de 50 mètres, mais ils n'osent pas se risquer entre cette tranchée et la redoute. Ils lancent des explosifs sur les défenseurs très imparfaitement abrités. La situation devient désespérée, et Joris, avec son peloton, se décide à venir, lui aussi, dans la redoute pour continuer la lutte.

Ces braves partent l'un après l'autre, en rampant, s'arrêtant pour ti-rer, déroutant les Allemands par la hardiesse de leur acte et parviennent à la redoute.

Joris vient près de moi: « Mon Commandant, » me dit-il, « on voit briller votre shako de loin. Les Allemands pourraient le prendre pour cible. Donnez-le moi, je vais faire comme pour le mien. » Et mon brave fourrier prenant ma coiffure, l'enduit consciencieusement de boue argileuse qu'il ramasse dans le fond de la tranchée. « Comme cela, le shako entoile cirée, qu'on nommait parfois le huit reflets, ne brillera plus. »

Les assauts, de plus en plus violents, se succèdent sans interruption, mais toujours ils se brisent devant nos fils de fer et devant notre feu. Sur notre gauche, en dehors de la redoute, sont installées deux mitrailleuses belges, sous les ordres du lieutenant Mullenders. Leur tir bien repéré creuse de larges brèches dans les rangs des assaillants. A certains moments, nous sommes soumis à un feu infernal.

Les hommes s'abritent derrière le parapet, laissent passer la bourrasque, puis reprennent bravement leur place sur la banquette de combat.

Je m'approche et je vois un homme couché au fond de la tranchée qui, la tête dans les mains, sanglote éperdument. « Maman! Maman! » répète-t-il d'une façon continue au milieu de ses sanglots. Je me penche sur lui: « Et bien, mon vieux, » lui dis-je, « on a bien du chagrin. Es-tu blessé? » II ne m'entend pas et continue à sangloter.

Le prenant par les épaules, je le soulève. Il me regarde alors, mais il fait bien noir, on ne se voit guère. « Es-tu blessé? » lui dis-je une deuxième fois. Il fait « non » de la tête.

« Et bien alors, pourquoi pleures-tu? Ta maman? Mais tu la reverras, .mon garçon. Et pour qu'elle soit fière de son fils, tu vas tout de suite reprendre ta place à côté de tes camarades. » Mon petit soldat cesse de pleurer. Il prend son fusil qu'il avait posé près de lui, et, tout secoué encore par les sanglots, qu'il étouffe, il se relève et remonte sur la banquette de combat. •

« Rote chai, valet, c'esse fine bonne plesse. On y est st'ossi bin qu'an cinemé ». C'est son voisin qui fait cette remarque et tous deux recommencent à tirer.

Le lieutenant Houssa, officier calme et d'une bravoure étonnante, commande le front droit de la redoute. Ne tenant aucun compte du danger, il surveille incessamment le terrain, signale les objectifs et les fait balayer au fur et à mesure qu'ils se présentent. Le jour commence à arriver. Les Allemands amènent des canons qu'ils essayent d'installer au N.-E. de Sur Fossé. Le lieutenant Houssa les voit, il fait abattre les servants.

Sous la protection d'un feu intense d'infanterie et de mitrailleuses, les Allemands parviennent à mettre deux canons en batterie, à environ 100 mètres au S.-E. de la redoute, et ouvrent le feu sur nous à outrance. Les obus passent dans nos fils de fer, sans beaucoup les détruire et ricochent sur le parapet sans nous atteindre.

Un grand gaillard de Diepenbeek, le soldat Louis Claessens est debout et son buste tout entier émerge de la tranchée. C'est un enragé braconnier, ont dit ses camarades, et c'est un excellent tireur. Maintenant que l'on commence à voir un peu mieux, Claessens s'en donne à cœur joie.

Il reste en joue, le doigt sur la détente, son fusil suit un Allemand qui rampe pour venir couper nos fils de fer. Le coup part. L'Allemand sursaute, puis reste immobile. A un autre maintenant. Et Claessens, impassible, les abat les uns après les autres, comme si c'étaient des lapins. « A tout coup l'on gagne, » crie un loustic, « c'est comme à la foire, une rosé ou un cigare pour chaque Allemand touché. »

Tout le monde rit. Je crois qu'on s'amuse bien; en tous cas, il n'est pas question d'avoir peur.

Et la nuit s'écoule dans cette lutte héroïque, où 400 hommes armés uniquement de fusils, derrière un simple parapet en terre, repoussent victorieusement les assauts répétés et furieux d'une brigade allemande, aidée par de l'artillerie et commandée par Luedendorff.

Ne parvenant pas à passer, c'est alors que les Allemands eurent recours à la ruse, ou plutôt à la félonie. Il était à peu près 4 heures du matin. On me signale un drapeau blanc agité à environ 100 mètres au nord de la redoute. Je fais cesser le feu. Un officier allemand se montre, porteur d'un drapeau blanc, et crie: « Le commandement de l'ouvrage. » Je monte sur le parapet et lui ordonne de s'arrêter. Il obéit. Je me rends auprès de lui. Une douzaine d'officiers et de sous-officiers allemands se précipitent sur moi en hurlant et en me menaçant de leur revolver. J'entends mes hommes crier: « Ils vont tuer notre Commandant. »

L'officier porteur du drapeau blanc éloigne les fous furieux, puis il me dit: « Voulez-vous rendre votre ouvrage? » Devant mon étonnement, il ajoute: « J'ai derrière moi plusieurs régiments et toute résistance de votre part serait inutile. » - « Moi aussi, » lui dis-je, « j'ai plusieurs régiments derrière moi. »

II me propose alors d'éviter un massacre inutile. Puis, il m'avoue que les Allemands, faisant le cercle complet autour de la redoute, tirent les uns sur les autres en essayant de nous atteindre.

« Et c'est pour cela, » lui dis-je, « que vous me proposez de rendre mon ouvrage? »

Afin de gagner du temps, car j'espère, toujours un retour offensif, je lui propose un armistice de 10 minutes pour consulter mes officiers.

Accordé et convenu.

En retournant à la redoute, je constate que les Allemands ont un grand nombre de tués et de blessés. Notre glacis en est couvert.

Lorsque j'arrive à la redoute, le capitaine Bocart et les chefs de peloton me disent: « Commandant, les hommes n'ont plus de cartouches. »

Je vérifie, c'est vrai.

Quelques hommes ont encore cinq cartouches, peu en ont dix, le plus grand nombre n'en ont plus du tout.

En commençant le combat, nous avions 165 cartouches par homme. Pendant toute la nuit, nous avons repoussé, par le feu, les assauts incessants de l'ennemi.

Le capitaine Bocart me dit: « Si nous n'avons plus de cartouches, nous avons encore des baïonnettes... »

Les troupes belges de l'intervalle doivent être sur la rive gauche de la Meuse. Nous sommes seuls depuis longtemps et notre rôle est terminé. Plus de cartouches! Les Allemands vont pouvoir s'approcher à leur aise, ils nous lanceront leurs explosifs, tout en restant à l'abri. Alors nous foncerons sur eux à la baïonnette et ce cera la fin. Les Allemands ignorent que nos munitions sont épuisées.

Je retourne près de l'officier allemand et lui dis: « Si je quitte mon ouvrage, vous en retirerez un avantage. Il est juste que j'en retire un aussi. Je veux bien m'en aller, mais à une condition: C'est que je quitterai librement ma redoute, avec mes hommes, avec armes et bagages, et cela sans être poursuivi. »

Après avoir consulté d'autres officiers allemands, le pairlementaire revient et me dit: « Voulez-vous donner votre parole que vous ne prendrez pas position avant 15 minutes? » Je réponds: « Je vous donnerai ma parole, si vous me donnez la vôtre que vous ne me poursuivrez pas avant 15 minutes. »

Conclu. Nous échangeons nos paroles d'honneur et nous réglons nos montres.

Immédiatement, je quitte la redoute avec mes deux compagnies; les quelques blessés que nous avons nous accompagnent, et nous nous dirigeons sur Saive. Un mouvement de terrain à environ un kilomètre nous permettra de nous mettre à l'abri et de nous échapper sous la protection d'une petite fraction, à qui nous donnerons toutes les cartouches restantes. Nous avions quitté la redoute depuis six minutes, nous étions à découvert près de la maison occupée alors par M. Hompèche, lorsque les Allemands ouvrent sur nous un feu violent de mitrailleuses.

Beaucoup d'hommes tombent. Le caporal Laveau, qui marchait près de moi, est mortellement frappé, il se cramponne à moi, tombe et m'entraîne dans sa chute. Je me relève et j'abrite- ce qui reste de mes hommes derrière la maison, puis, je m'avance avec un clairon dans la direction d'où partait le feu des mitrailleuses.

Le feu cesse et les mitrailleuses disparaissent. Je reviens vers mes compagnies. Les Allemands les avaient entourées et les avaient faites prisonnières. Un certain nombre d'hommes avaient réussi à s'enfuir. Le capitaine Bocart, le modèle des officiers, qui pendant toute la nuit terrible était resté impassible au milieu du danger, veillant à tout, s'exposant sans cesse pour donner l'exemple du plus pur héroïsme, le capitaine Bocart avait été lâchement tué par l'Allemand traitre à sa parole.

Et pour ceux qui avaient échappé à la mort, ce furent alors la captivité atroce, les souffrances physiques et morales, les humiliations sans nombre. Mes braves ont tout supporté avec courage, soutenus par la pensée qu'ils avaient fait tout leur devoir.

De tels actes posés par de jeunes soldats le premier jour de la guerre, la première fois qu'ils étaient soumis-au feu, de tels actes ne peuvent rester dans l'ombre et tomber dans l'oubli.

Major S...

 

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