de la revue Belge ‘Notre Pays’ 2e année, no. 29 de 29 aout 1920
'La Prise de Namur - 23 Aout 1914'
par Georges Lockem

Une Ville Belge

 

Nous publions ci-après quelques fragments de 'SOUS L'ŒIL DE L'AIGLE', impressions et sensations inédites d'un témoin, notées depuis le début de la guerre jusqu'à fin avril 1915, époque où l'auteur, M. Georges Loekem, passa la frontière.

Les pages qui suivent évoquent les événements tragiques entourant la prise de Namur.

Lundi 24 août, 3 heures de l'après-midi. — Par la fenêtre ouverte de ma chambre, j'écoute, depuis toute une heure, le bruit continu de l'invasion.

L'investissement de la place forte est terminé: les portes sont forcées. De temps à autre, on entend encore un grondement lointain, conîme un effondrement dans l'horizon.

Ce sont les forts qui luttent encore; de quelle lutte inégale, isolée, Dieu le sait!

Comme des eaux qui ont rompu leur barrage, la grande armée maintenant continue, vers le sud, sa marche innombrable « nach Paris ». Canons, fourgons, mitrailleuses, autos, roulent avec le flot sourd des fantassins, et la cavalerie caracolante qui jette par dessus tout comme un clair clapotis de vaguelettes. C'est un torrent, une marée qui noie tout; dans la rue, dans la cour, sur tous les murs, à tous les angles de la maison, et dans ma chambre, c'est la même rumeur inépuisable et obsédante. Je n'y tiens plus: je dois voir, voir encore, comme on pousse la tête au-dessus de l'eau pour respirer.

Du bout de la rue Emile Cuvelier, ils viennent en masse moutonnante et tournent par ha rue de Bavière vers la place d'Armes. Parfois, sur un coup de sifflet ou un ordre, toutes les poitrines, à la fois, entonnent un « Wacht am Rhein » géant ou un « Deutschland ueber alles », et les « Gloria, Gloria, Victoria », qui montent en débordant les toits comme pour couvrir la ville.

Ce défilé a quelque chose d'écrasant, d'éternel; on se demande s'il finira jamais. L'artillerie alterne avec le gros charroi: camions, automobiles, chariots à haches grises décorés de feuillages; sur tout cela, des soldats fument et boivent ou dévisagent la foule d'un air brutal et goguenard. Partout, aussi, les même» inscriptions en blanc ou noir, à la craie, au fusain: « Nach Paris ».

Sur un chariot un épouvantail: on a empaillé l'uniforme d'un de nos chasseurs, et ce même mannequin, cette même farce lugubre tremble ça et là encore sur le cortège. Deux bonnets de police belges coiffent en dérision les lanternes d'un camion-auto. Et le torrent roule, roule toujours, survolé vers 6 h., par un taube gris brusquement apparu dans le ciel, l'œil sur l'horizon, signe de victoire.

Des centaines de mille hommes doivent défiler ici par la Grand'Place et partir vers Givet en suivant la Meuse. Le canon tonne toujours. Le crieur public, vers le crépuscule, est venu clamer au son du tambour l'ordre de fermer les cafés à 9 heures et les hôtels à 10 heures. On se regarde sans rien dire comme stupéfiés, écrasés, anéantis par la défaite.

9 heures. Avec le crépuscule, un peu de paix semble descendre, sur la ville. Le soir est doux et presque rassurant, malgré les craintes que réveille au cœur des femmes l'approche lente de la nuit Les Allemands passent toujours, et dans la cour intérieure continue de pleuvoir le roulement lointain et monotone des bottes. Puis un chant monte qui se rapproche et déborde, bruyant, grailleux, confondu et sans suite. C'est un « Deutschland ueber alles» qui en dit long- sur le désordre des esprits. Mon frère et moi nous nous regardons avec la môme pensée, la même phrase lourde d'appréhensions cachées. — Ils sont ivres ...

Nos pressentiments n'avaient été, hélas, que trop vrais. Il est exactement 10 heures. La nuit est close. Tout à coup, des coups de feu éclatent, changés bientôt en salves dures et contagieuses. C'est un feu nourri qui crépite, secoue, siflle, grêle et ricoche partout. Les halles rugissent, creusant de longs sillons dans l'ombre. Les femmes se sont cachées éperdues de terreur.

Soudain, de grands coups sourds sonnent dans le voisinage. Nous ouvrons la porte: une large nappe dorée enveloppe le ciel; on dirait l'effet d'un projecteur énorme. Mais les cris disent que la fête est complète et que l'incendie préside à cette apothéose. Quatre à quatre, je grimpe l'escalier jusqu'au second étage, et de là j'aperçois le sinistre: deux maisons brûlent sur la Grand'Place, une autre dans la rue de Bavière. Dans la nuit claire montent des fusées éblouissantes: le brasier s'étend. Le tocsin s'est mis à tomber lentement du beffroi, grave et lourd de menace. Il semble que ce soit de l'effroi qui écrase la ville.

Sauve qui peut! — Les maisons voisines s'emplissent de réfugiés; femmes en chemise, anéanties de terreur, enfants et vieillards se glissent dans les arrière- maisons de la rue Bas de la Place, puis de là, sur les pentes des toits, avec des « chut! chut! silence! » jusqu'aux demeures proches; des lumières circulent au-dessus des cours, portées dans le vide par d'invisibles mains;sur chaque toit des guetteurs épient l'incendie qui gagne.

Pendant ce temps, les canons et les caissons roulent, mêlés au pas des troupes qui continuent à passer à la lueur sanglante des brasiers.

Le spectacle est devenu grandiose; l'atmosphère qui nous enveloppe d'ombre rougie est celle d'un cauchemar. Et. malgré tout, on se surprend, dans cette beauté terrible, à comprendre l'orgueil qui doit flamber dans ces âmes barbares, et l'on songe à cet autre empereur qui déploya l'incendie de Rome comme une pourpre à ses plaisirs.

De ma fenêtre, je puis voir le champ de feu qui nous entoure, élément à la lois inconscient et démoniaque, qui mêle à sa fureur comme un éclat de joie et de fête. C'est le Coq Rouge, « die rothe Hahn » comme ils disent, qui sur les toits là bas dresse la frénésie éblouissante de ses ailes.

L'incendie fait rage de toutes parts et les rares pompes acharnées à leur besogne, quand l'ennemi ne les en empoche point, doivent jeter leur eau faible et impuissante sur ce déchaînement. Et toujours la nuit pèse, impitoyable, sur cette rage de flammes, cette nuit qu'elle ne peut dissiper l'enveloppe d'un aspect d'éternité; et les chauves-souris, surprises, volent rouges sur les vagues rouges parmi le vol électrique des flammèches sous le vent.

Parfois, dans la dense fumée qui roule en mer vers le ciel, les poutres et les ais craquent comme des salves, les salves entendues tantôt, coupées de silllets militaires etde voix impérieuses qui criaient:

« Halt! Deutschen! »

Une peur irrésistible nous prend alors, la peur de ce feu tenu toujours prisonnier dans nos chambre», maintenant à quelques mètres de nous, arraché à sa domesticité, et se vengeant comme un captif sur ses gardiens; et vraiment l'âme la mieux trempée, l'homme au sang le plus froid ne pourrait s'empêcher de frissonner devant les ravages de ce barbare, qui étouffe et dévore tout sur son passage...

Dans le corridor, l'horloge, et en môme temps.là-haut le beffroi, laissent tomber l'heure avec un son mat d'une loufdeur tragique. On la sent si impassible, si exacte et si étrangère, cette heure, qu'on voudrait l'empêcher de nous écraser ainsi. Surtout, elle emprunte dans la tour la voix d'airain rauque du tocsin qui, de quart d'heure en quart d'heure, s'obstine à clamer le péril. Et les femmes, dans la cour, les épaules frileuses serrées dans un châle, restent là, plantées sur les dalles et demandent:

- Est ce que le feu s'arrête, est-ce qu'il s'avance encore?

Heureusement, le vent souffle dans une direction opposée. Et les transbordements de maison en maison se continuent. Je vois deux vieillards du voisinage grimper aux échelles, glisser sur des planches et s'arrêter enfin dans une de nos chambres, avec des lamentations essoufflées.

— Monsieur! à notre âge! à soixante-quinze ans! songez un peu, se traîner comme nous à cette heure!

— Jésus-Maria! ils ont tiré dans le plafond et les armoires! tous les carreaux sont cassés!

— Mon Dieu! et moi qui laisse ma belle robe de soie là-bas, une robe toute neuve, monsieur, je ne l'avais pas encore mise trois fois!

Et la pauvre vieille pleure.

Le temps cependant semble arrêté; les minutes passent aussi lentes que pour les suppliciés, et le jour qui se lève, vers 4 heures, semble aujourd'hui paresseux et renoncer à la lutte. Les brasiers fument toujours; les flammes tantôt hautes, tantôt comme effondrées, pâlissent ou s'enroulent en fumées qui moutonnent dans le ciel. Et parfois les détonations du bois surchauffé, arrosé par les lances des pompiers, crépitent dans ce demi-silence spécial des incendies.

Le feu maintenant cerne l'hôtel de ville, voilant le vieux clocher de St. Jean... Mon Dieu, où cela s'arrêtera-t-il?

Mardi 25 août. — Après cette nuit d'épouvante, « la nuit terrible, la nuit de feu », la joie de reconnaître le jour, la lumière bleuie du matin qu'on n'espérait plus revoir. Sur la Grand'Place, lé feu s'apaise par endroits, mais s'enfle et déferle violemment vers l'hôtel de ville. Les flammes hautes et dansantes bondissent vers la rue de Bavière, malgré les efforts des pompiers (ceux-ci déclarent que l'incendie couvera plus de huit jours). En attendant, le danger rôde dans le quartier et les femmes du voisinage, la tète folle, s'habillent en hâte, gonllent quelques valises de vêtements et de vivres et décident le départ. Dehors, c'est l'accueil de bruits inquiétants, qui glissent, chuchotes de porte en porte, aiguillonnant la peur: fusillades, viols, incendies, pillages...

Les femmes partent chargées de bagages vers le faubourg St. Servais, sous l'œil soupçonneux des sentinelles placées à tous les coins de rues et qui, impitoyablement, fouillent les hommes, suspects d'être des soldats belges déguisés; leur premier soin est d'entrouvrir le col delà chemise pour chercher la médaille matricule en aluminium …

5 heures après-midi. — Je suis à peine à la maison, avec mon frère, quand la porte s'ouvre, et dans le corridor,où le chien furieusement aboie, résonnent les crosses et les bottes allemandes. Nous nous avançons à leur rencontre, puis palabrons en dialecte mi flamand, mi-saxon. Peine inutile. On nous ordonne de prendre un chapeau, et en avant! Nous voila parqués dans la rue, sur le trottoir opposé à notre maison, parmi une foule d'ouvriers.

Après un long piétinement sur place, en marche!

Devant le square du théâtre, on bloque notre tribu, flanquée de sentinelles. Lu face,l'hôtel de ville brûle toujours. L'attente est-interminable. Les hommes assoiffés lainpent des verres de bière que leur apporte le cabaretier du coin.

Après une conférence entre officiers passant rapides et rares, la longue procession, vieillards, hommes mûrs, adolescents, s'est remise en marche et se dirige par la rue des Lombards vers la caserne du 1er lanciers, où elle pénètre.

Partout de la paille, des chariots remplis de provisions, où, dans le crépuscule, nos gardiens vont puiser rapidement.

ls mangent en un tour de fourchette une boîte de sardines toute entière. Cela sert de souper aux Teutons harassés par les marches forcées. Le ravitaillement, je veux dire le pillage, s'est fait selon toutes les règles de l'art allemand: les poches des feld- grauen sont bourrées de « delikatessen » et de cigares, comme leurs fourgons, de biscuits et de vins volés. Beaucoup parmi eux, il est vrai, font sans doute ici un de leurs derniers repas...

Réunis en troupeau dans la cour enténébrée, on nous impose soudain silence et un interprète belge nous annonce que toute tentative d'évasion serait vaine: d'énormes gaillards nous gardent et des mitrailleuses seront braquées sur la porte de notre prison. Ce beau boniment n'est destiné qu'à jeter aux yeux de tous ces malheureux la poudre de la terreur. Le terrorisme apparaît d'ailleurs méthodique une fois de plus.

De nouveau, en avant! On enfile une rue et nous voilà pénétrant dans le manège de cavalerie, en face de maisons achevant de brûler.

Dès l'entrée, une odeur brutale de moisissure et de vieux crottin nous saute aux narines. La vaste salle s'allonge obscure. Les otages en rangs épars marchent vers le fond dans un bruit de pas et de paille. L'odeur humaine envahit tout.

Vers la gauche, deux sentinelles se précipitent; elles croient aller garder une ouverture béante; elles ne font que se heurter à une large glace où se mirent les cavaliers poiir rectifier la position. Les autres issues n'ont pas besoin de gardes: ce sont de petites fenêtres à demi-cintre coupé par où passe à peine un air avare.

La moitié du local doit être évacué: ce n'est qu'une mare infecte où coule une bouche d'eau. Les ouvriers wallons causent entre eux. Tous se couchent par terre; les mieux favorisés contre le mur humide, corrodé de salpêtre; les autres, glanant péniblement un peu de vieille paille, s'étendent, côte à côte, en longues files. Tous, dans le noir, songent...

On nous a fait savoir que si cette nuit on tire encore sur des soldats allemands, nous serons tous fusillés. Les heures tragiques à peine traversées ajoutent leur sombre gravité à cette menace. L'exemple d'Andenne me hante.

Chacun essaie de se reposer, de sommeiller sur le sol dur et puant, parmi l'atroce vermine. Quelques appels appels traînent encore dans le silence imposé. Dans l'ombre des hommes se déplacent; d'autres otages arrêtés en route arrivent toujours, cherchent à se coucher, et, tout-à-coup, ma tète posée à terre est frappée d'un terrible coup de pied qui m'étourdit à moitié.

— Maladroit, faites donc attention!

— Ah! je n'y vois pas.

— Le fait est que l'on ne voit pas le fond de la salle, tant l'ombre est dense. Les sentinelles s'en inquiètent; mon frère obtient d'aller chercher à la maison une lanterne Pendant son absence, nos gardiens ont trouvé des lampes à pétrole,et, comble d'imprudence, les placent en équilibre sur des poteaux au milieu du manège. Des femmes frémiraient eu voyant ces feux que la moindre secousse peut précipiter dans la paille Un incendie ici, dans cette salle où grouille une populace énervée, sans armes, ce serait le sauve-qui-peut, l'écrasement, et près de la porto, la fusillade à bout portant L'anxiété, cette souer jumelle de l'insomnie, tenaille la plupart des prisonniers; certains cependant, les brutaux, les primaires, dorment et ronllent bruyamment.

Près de la sortie, brillent les baïonnettes des sentinelles qui fument. Mon frère est revenu tout bouleversé; l'hôtel de ville tout entier, me dit-il, est en feu et les flammes gagnent les maisons voisines.

Dehors, c'est la nuit implacable et insondable comme le Destin! J'écoute, et au loin, soudain, des coups de feu retentissent! Des hommes se réveillent, le cœur battant, se dressent à demi sur leurs doigts écartés, la peau tendue, les yeux fixés terriblement. Le silence tombe comme de la haine autour de nous; et brusquement, l'Heure exacte troue son invisible suaire. Puis la pluie tombe sur le toit vitré avec un bruit de fusillade.

Mercredi 26 août. — A la prime aube, les reins rompus, les dormeurs s'étirent, baillent et se lèvent. Le corps raide, les traits blêmes et gonflés, ils font quelques pas et leur exemple met bientôt presque tout le monde debout.

A peine éveillée, la bête humaine clame déjà ses besoins; et, pris de soif, beaucoup s'aventurent dans les mares jusqu'à la bouche d eau servant à nettoyer les chevaux. Le long tuyau pend lamentable et gluant dans la mare à fumier; mais, peu dégoûtés, les ouvriers remplissent des seaux et boivent à même, à tour de rôle.

Un certain nombre, impatients de liberté, s'approchent delà sentinelle pour connaître l'beure de la libération On nous a promis, bier soir, qu'on nous lâcherait à 8 h. du matin, si la nuit se passait calme. Déjà l'aiguillon de l'indépendance irrite la foule ... Les minutes coulent interminables. On cause, on marche de groupe en groupe, les mains dans les poches. L'attente commence à creuser les fronts; les peaux frémissent; les mouches âpres viennent s'abattre tenacement sur nous; elles tourbillonnent en essaims avides dans la salle; nées dans le fumier où leurs larves pullulent, elles se dispersent en trombes dans tous les sens, et leur dard aigu, irritant,accentue chez la plupart la piqûre de la faim.

Heureusement, 7 heures sonnent; et comme par miracle arrivent les épouses, les filles, les sœurs des prisonniers. Ce sont toutes des femmes du peuple, au visage griffé d'inquiétude, chargées de filets contenant des provisions .'grosses tartines de confiture, café noir. Et les hommes, sans un mot, se mettent à dévorer le bon pain blanc...

Ici, les femmes presque toutes laides, usées par le travail du ménage, apparaissent magnifiquement maternelles. Quelques-unes, les larmes aux yeux, embrassent « leur homme » et le plaignent avec une voix mouillée, toutes pleines de tendre dévouement, et, malgré leur humilité physique, apportent ici comme un air de beauté.

Leur défilé est quelque chose d'infiniment touchant. Les géantes sentinelles qui nous gardent, baïonnette au canon, s'effacent pour les laisser entrer; les ménagères, elles, se glissent craintives, remontant leur chale sur leurs épaules voûtées, avec un vague sourire. Elles entrent, interdites d'abord devant la masse des prisonniers, et, parmi tous ces hommes, cherchent à droite et à gauche celui dont elles crient le nom; et les petites filles mêmes, à leurs cotés, grandies par l'obscur instinct, ont des airs précocement maternels.

Georges Lockem

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