de la revue 'Touring Club de Belgique' No. 9, septembre 1919
'Le Crime des Allemands à Aerschot'
par E. Gilmont et A. Pieck

L'Armée Allemande en Belgique - 1914

 

Aerschot était jadis une jolie petite ville de 8,800 âmes, bâtie sur le Dénier, à la base de collines d'où l'on a une vue très étendue sur la plaine campinoise. Près des ruines de la tour dite d'Aurélien, l'on distingue, par un temps clair, plus de quatre-vingts tours, notamment celle de Saint-Rombaut de Malines. L'église de Notre-Dame, un bel édifice ogival du XIVe siècle, renferme de beaux tableaux de De Crayer, du peintre aerschotois Verhaegen, etc., un jubé et des stalles magnifiquement sculptés.

Ancienne baronnie de la maison de Croy, Aerschot fut érigé en marquisat en 1507 et en duché en 1533. Jadis, Aerschot fut une place forte, et à plusieurs reprises la ville connut les péripéties de la guerre. Mais à aucun moment de son histoire elle ne fut incendiée et saccagée comme en août 1914. Actuellement encore, cinq ans après le sac, on est pris de terreur quand on traverse ces rues en ruines, et quand on songe aux nombreux martyrs, victimes de la férocité allemande. Près de 200 habitants ont été fusillés ou tués; bien d'autres ont été blessés, maltraités et déportés; 408 maisons ont été incendiées, toutes les autres, à peu d'exceptions près, ont été saccagées et pillées.

Le 18 août 1914, les Allemands s'étaient approchés d'Aerschot; plusieurs habitants du hameau appelé « Aurodenberg » avaient été emmenés à coups de crosse, mais ce n'était que le présage des souffrances à venir...

Le 19 août, vers 5 h. 1/2 du matin, s'engagea à l'« Aurodenberg » un combat d'arrière-garde entre une brigade de la 3e division d'armée belge et le 2e corps d'armée allemand. Le capitaine commandant Gilson rapporte que les Allemands poussaient devant eux un groupe de quatre femmes, portant chacune un enfant sur les bras, et de deux fillettes, vraisemblablement dans l'intention d'empêcher les troupes belges de tirer au moment où les troupes allemandes allaient livrer l'assaut. Une de ces femmes était blessée au bras. Dans ce même quartier, trois habitants et un enfant de trois ans furent fusillés. Trois autres furent enfermés dans une maison, les fenêtres et les portes furent bouchées, puis les Allemands mirent le feu à l'immeuble. Lorsque, par un effort désespéré, les malheureux eurent réussi à s'échapper du brasier, ils furent fusillés... Non loin de là, on a retiré d'une cave les cadavres de deux frères, liés ensemble avec du gros fil de fer. On a trouvé également les cadavres de quatre soldats, dont les jambes étaient liées ensemble au moyen de fil de fer de l'épaisseur d'un doigt et d'une dizaine de mètres de long. Ils ont donc été tués - peut-être enterrés vivants - après avoir été ligottés, sinon à quoi bon ces liens? Un septuagénaire fut trouvé mort, la tête penchée dans une haie, la poitrine trouée par une balle. Un autre, L. Nys, dut montrer le chemin aux barbares: Personne ne dira ce que cet homme a souffert! A coups de crosse et de baïonnette il eut la cervelle éparpillée! Son cadavre meurtri fut retrouvé dans la fosse à côté de la route; la tête, un amas de chair ensanglantée, gisait quelques mètres plus loin.,. L. V. C... rapporte avoir été jeté, avec plusieurs autres, dans la Laek, un affluent du Démer; et quand il réussit à se sauver, on le força à regarder en face le soleil ardent... Un enfant, sur le bras de sa mère, reçut un coup de baïonnette à la cuisse... Plusieurs femmes et jeunes filles furent abattues à coups de fusil; quelques autres sont mortes des suites de leurs blessures... On n'épargna personne... Entre temps, le feu était mis à la plupart des maisons du hameau dit « Aurodenberg »; tout fut saccagé, pillé et emporté... Le bétail emmené ou abattu sur place... Dans ce seul hameau, 91 maisons sur 120 devinrent la proie des flammes...

Entre temps, les Allemands se rapprochaient aussi d'Aerschot du côté de Rillaer; le même système y était pratiqué: incendie et pillage partout... Et que dire des traitements qu'ils infligeaient en même temps à nos pauvres prisonniers de guerre! Un de nos braves avait reçu une balle dans le ventre. Malgré la blessure et la perte de sang, les Allemands, à coups de crosse, lui firent parcourir encore 200 mètres! Peu après, il succombait. Et un médecin allemand, intervenant et oubliant un instant son origine, s'écriait dans un moment d'indignation: « II est perdu!... C'est lâche! »

Un major allemand, après avoir ordonné à ses prisonniers de guerre de s'asseoir par terre entre les jambes les uns des autres, commanda à ses hommes de les fusiller: « Tôten sie die schweine! » Quatorze sur vingt succombèrent, six s'échappèrent; l'un de ceux-ci a rapporté le fait plus tard au camp de Sennelager.

P. G..., volontaire au 6e régiment de ligne, né à Merxplas, avait été blessé au bras gauche. Arrêté, il est conduit dans une prairie, où se trouvaient déjà vingt-huit prisonniers, dont cinq ou six civils. Ils furent alors poussés devant les compagnies allemandes, qui tiraient sur eux. Divers prisonniers s'étant précipités dans le Démer, y furent abattus à coups de fusil. De tous les prisonniers il n'y eut que P. G... et un soldat du 9e qui purent se sauver! P. G... s'était laissé tomber le long de la digue du Démer et avait été atteint d'un coup de feu qui avait traversé sa capote. Un officier s'étant aperçu qu'il vivait, s'approcha, et tandis qu'un soldat voulait tirer sur le malheureux, il ordonna de le précipiter dans le Démer. P... s'accrocha à une branche d'arbre et, s'appuyant des pieds sur les pierres de fond, il resta dans l'eau jusqu'au lendemain matin, la tête seule émergeant...

 

 

Vers 8 h. 1/2, 9 heures, la retraite des troupes belges s'achevait. Les Allemands s'approchaient de la ville du côté de la porte de Malines. Arrivés près de l'Institut Damien, ils accu-cèrent les Pères du Couvent d'avoir tiré sur eux. Une ambulance de la Croix-Rouge avait été érigée à l'Institut; une salle d'opération avait été aménagée et deux cents lits y avaient été préparés. Une vingtaine de soldats belges y étaient soignés. Malgré cette installation, nettement signalée, l'Institut fut pris sous le feu allemand; les portes et les fenêtres furent fracassées à coups de crosse et de hache. Une soixantaine d'hommes, commandés par un officier, envahirent brutalement la maison, arrachant les pansements des blessés et perquisitionnant dans les salles. Ils traînent tout le personnel de l'ambulance dans la rue avec quelques blessés et quelques réfugiés. Ils les alignent devant la maison, afin de les fusiller. Au supérieur, qui demande des explications, l'officier déclare que le major affirme avoir vu trois coups de feu partir de la maison. A toutes les dénégations, il oppose constamment la même phrase: « Der major hat es gesagt. » Un officier supérieur qui passe à cheval donne l'ordre de les fusiller tous... Mais soudain une alerte se produit: les Allemands prennent la fuite en tous sens..., les Belges, revenant avec une auto-mitrailleuse, avaient balayé la rue. Quelques Allemands, se mettant à l'abri, gardent les prisonniers en respect et les forcent à rester sous le feu. Trois civils sont tués. Enfin, les derniers Allemands s'enfuient, et les Pères rentrent dans la maison. Quand, peu après, ils sortent pour porter secours aux blessés, ils sont accueillis par des coups de feu.

Lors de la première perquisition à l'Institut, l'officier ayant avisé une carte de la Belgique appendue au mur, fit signe à un soldat de l'arracher au moyen de sa baïonnette en disant: « Belgien besteht nicht mehr! » Un autre officier déclara expressément « qu'ils ne reconnaissaient pas la Croix-Rouge de Belgique ». Et de fait! A l'encontre de la convention de Genève, ils érigèrent un peste d'obscrvaiion au-dessus des salles de la Croix-Rouge. Autre fait: Le 20 août, dans la soirée, on obligea les Pères à loger 1,100 hommes (chiffre donné par le major lui-même). Chaque homme était porteur d'une bouteille de champagne ou de genièvre. On ramassa 800 bouteilles vides le lendemain.

Dès leur entrée en ville, vers 9 heures du matin, le 19 août, les Allemands cassèrent les vitres, brisèrent les portes des habitations à coups de hache, procédèrent à des perquisitions. Ils ordonnèrent aux habitants de sortir de leur maison, les mains levées. Mais tout à coup, vers la porte de Malines, la fusillade avait crépité... Les Allemands, dispersés un instant dans un désordre complet, emmènent bientôt les hommes sur la route de Rillaer, en les brutalissant et les injuriant. Une bande de 500 à 600 Allemands prend la route de la rue du Chantier... En fouillant les maisons, ils trouvent sept personnes réfugiées, tremblantes, dans une cave. lis les obligent brutalement à marcher devant eux, jusqu'au pont situé près de l'église. Là se trouvaient déjà quelques civils, notamment un vieillard, F. B..., et son fils: les barbares avaient contraint ces malheureux à abandonner chez eux leur vielle mère infirme, après avoir fusillé sur le pas de la porte leur fils et frère, un pauvre aliéné! Toutes ces personnes furent chassées sur la route de Betecom, avec défense formelle de se retourner, tandis que les maisons de l'« Aurodenberg » flambaient. Un officier s'approcha: « Les femmes et les enfants doivent retourner », cria-t-il. Et immédiatement les petits enfants furent arrachés des bras de leur père et refoulés avec leur mère comme un troupeau de bétail. À peine ces derniers avaient-ils fait quelques pas que des coups de fusil crépitent. Une angoisse indescriptible étreint le cœur des femmes! Elles retournèrent à tout prix vers leurs époux, vers leurs pères, pour s'affaisser devant un horrible spectacle: MM. C..., B... père et fils sont tous trois étendus le visage contre le sol, le corps transpercé d'une balle; un quatrième a reçu une balle dans la tête et un coup de baïonnette dans la cuisse droite; V. C... porte une blessure béante au cœur.

Dans toutes les rues de la ville la furie allemande est déchaînée. Partout on pourchasse les hommes, afin de les réunir sur la route de Rillaer. Femmes et enfants essuyent des coups de feu. Mlle V. H... tenant sa petite nièce dans ses bras, est aperçue par un officier derrière sa fenêtre fermée, au premier étage de la maison; aussitôt il tire un coup de revolver qui effleure l'enfant. La famille du bourgmestre Tielemans s'était retirée dans un salon dont les fenêtres donnent vers la Grand'Place. Les Allemands, apercevant le fils, âgé de 'quinze ans, tirent aussitôt dans la fenêtre; une balle en ricochant, alla blesser l'enfant à la jambe.

En peu de temps, tous les hommes avaient été réunis sur la route de Rillaer, le long du Démer: pauvres et riches, vieillards et jeunes gens, malades et infirmes, ils furent obligés de s'aligner et de rester les mains levées, en proie aux menaces, aux injures, aux cruautés de la soldatesque teutonne, et ce jeu perdura pendant trois ou quatre heures. Les officiers donnaient ordre à leurs soldats de vider les poches des prisonniers, de défaire les habits, de s'emparer des cartes, des journaux,, etc. Eux- mêmes crachaient à la figure des malheureux et crieant: « Durch den kopf schiessen! » ou bien « Wir machen aile die schweine keputt! ». Enfin, vers 12 h. 1/2, le bourgmestre Tielemans arriva, conduit par des soldats, sous le commandement d'un officier. Les Allemands avaient été le quérir, en le traitant de « Schweinhund ». Accablé d'injures à l'Hôtel de Ville, il fut obligé de traduire les affiches par lesquelles il avait invité ses administrés au calme et au respect des lois de la guerre. Arrivé au bord du Démer, les brutes le forcèrent à adresser des instructions à la population. Du haut de la berge, il proclama, en consultant des notes prises sur un calepin, que toutes les armes devaient être déposées à l'Hôtel de Ville avant 4 heures; ceux qui en garderaient seraient fusillés, qu'il était interdit de circuler en groupes, etc. Ces proclamations faites, les habitants furent relâchés et le restant de la journée se passa sans incident. On prépara les quartiers pour les officiers. Comme les Allemands l'attestent eux-mêmes, la population, d'ailleurs terrorisée, leur faisait un accueil hospitalier; l'autorité communale s'employait à satisfaire aux réquisitions de l'armée et spécialement à loger les officiers et les soldats. Vers 2-3 heures, le colonel Stenger, commandant la 8e brigade d'infanterie, alla s'établir avec son adjudant, le capitaine Schwarz et le lieutenant Beyersdorff, dans la maison du bourgmestre, située sur la Grand'Place; le capitaine de gendarmerie à cheval Karge alla occuper la maison du frère du bourgmestre, M. Emile Tielemans, de l'autre côté de la Grand'Place. Le capitaine Felz, quartier-maître au 49e régiment d'infanterie, était arrivé en même temps, puis, peu après, le colonel Jenrich, qui prit le commandement de la place, de même que le capitaine Schlensener avec une compagnie de mitrailleuses. Les chambres du colonel Stenger et de ses officiers donnaient sur la Grand'Place; ils pouvaient, de leurs fenêtres, surveiller les troupes. Peu après leur arrivée, ces officiers sortirent; la servante trouva les chambres dans un état indescriptible; le plus vulgaire cambrioleur n'aurait pas bouleversé les meubles comme les Allemands l'avaient fait: pas un tiroir n'avait .échappé à l'inspection, pas un papier n'était resté intact. Plus tard, Stenger demanda le nom du colonel'belge qui y avait été reçu la veille, peut-être avait-il espéré trouver des documents oubliés. Dans l'après-midi, la 3e division d'infanterie allemande était installée; la ville était remplie de colonnes d'approvisionnement, d'artillerie et de munitions. Néanmoins, l'après-midi fut calme, au moins jusqu'à 5 heures, car dans la soirée eut lieu le prélude tragique des massacres et du saccage sans précédent de la ville, dont les horreurs se poursuivirent avec méthode (planmaessig) pendant les joutnées et nuits suivantes.

 

 

Le 19 août, vers 5 heures du soir, un officier allemand, à cheval, venant de la direction de l'Aurodenberg, adressait quelques mots aux soldats qui stationnaient dans la rue de Malines. Immédiatement les rangs se formaient et les colonnes se mettaient en marche. Les soldats, furieux, invectivaient les habitants: « Rentrez ou nous vous tuons! Les Belges tirent sur nous! » Que se passait-il? Le capitaine Folz décrit comme suit les premiers événements: « II était de 3 à 4 heures de l'après-midi quand nous arrivâmes dans la localité. En fait de troupes allemandes la 3e division d'infanterie était déjà entrée par parties, avant nous; la petite ville tout entière, d'une construction déjà étroite et anguleuse par elle même, était remplie de colonnes d'appro-vinonnement, d'artillerie et de munitions. Nous étions dans la ville depuis trois heures environ, quand tout à coup une fusillade insensée commença. La fusillade provenait des environs de la sortie nord-ouest du village. Aussitôt après, la comagnie sanitaire. - la 2e, je crois, de même que des parties c'es bagages de la 3e division, vinrent sur nous tout en tirant constamment, et nous apprirent qu'i's avaient essuyé des coups de feu: un bataillon belge s'approchait! Ce qu'il faut croire de cette dernière assertion, le capitaine Schleuseber le s'apprend. Ayent été avisé que les troupes belges s'approchaient, il se dirige, avec sa compagnie de mitrailleurs, vers l'intérieur de la ville.. Le capitaine Folz l'accompagne. Arrivés à 3 kilomètres environ du village, ils constatent que nulle part il n'y a trace d'ennemis et s'en retournent aussitôt. Quand Schleusener entre dans la ville avec sa compagnie, il entend tirer, il se heurte à des patrouilles de cavalerie revenant en arrière au galop et à des voitures de bagages de la 3e division d'infanterie, qui cherchent à faire demi-tour et qui se livrent à un tir continu. Il essaie de faire cesser ce feu, croit y avoir réussi, et continue à entendre des coups de feu partant des maisons; sur ce, il donne ordre de dételer les mitrailleuses et de prendre sous le feu la rangée des maisons de gauche. On lui dit qu'on a également lire d'une maison de droite. Que fait-il? Il fait tourner les mitrailleuses pour ouvrir le feu, quand un officier de santé lui annonce que des blessés se trouvent dans cette maison. Pour ce motif, on épargne. Cette maison n'était autre que l'hôpital civil: la cour était bondée de soldats qui tiraient en l'air! Durant cette fusillade, plusieurs personnes, entre autres un brancardier qui portait le brassard de la Croix-Rouge, une vieille dame, etc., furent tuées.

Mais quelle fut l'origine de cette fusillade insensée? Mille explications ont été lancées dans le monde concernant ces tragiques événements. D'après les uns, les civils auraient tiré sur les soldats; d'après d'autres, le fils du bourgmestre aurait tué un général; le 20 août, un officier affirma à l'ambulance des Pères Picpus que le bourgmestre a traîtreusement assassiné un colonel, alors qu'il l'avait à sa table, etc., etc.

En réalité, que s'est-il passé? Vers 5 1/2 ou 6 h., deux officiers allemands sont entrés dans la maison de Mme V..., rue du Persil, et ils y ont tiré des coups de revolver par la fenêtre. Vers la même heure, de l'autre côté de la Grand'Place, au coin de la rue de Becker et de la rue Courte, un soldat allemand a également tiré un coup de fusil... Le signal était donc donné de deux côtés par les Allemands eux-mêmes. Immédiatement, les soldats ont crié « Man hat geschossen ». C'est alors que la fusillade éclata. M. T... a vu que les balles étaient dirigées vers le sol et venaient du haut de la Grand'Place; des soldats tiraient également de bas en haut; d'autres tiraient en l'air. M. T... croyait qu'il s'agissait d'un simulacre de combat. En même temps, les chevaux prenaient le mors aux dents, les colonnes s'enchevêtraient... C'était le désordre partout... Au balcon du bourgmestre, trois officiers regardaient cette scène. Des soldats polonais, qui s'étaient mis à couvert derrière un véhicule, près de l'Hôtel de Ville, tiraient dans leur direction...

Les officiers d'abord ont reculé quelque peu dans l'embrasure de la porte du balcon, et puis, tout à coup, celle-ci s'est fermée violemment: un officier avait été atteint. MIle Tielemans, veuve du vaillant bourgmestre, a pu donner des précisions: « Le bourgmestre distribuait des cigares aux soldats, près de la porte d'entrée de son hôtel, quand soudain une vive fusillade crépita. La cour du bourgmestre fut immédiatement envahie par des chevaux et par des soldats qui tiraient en l'air comme des fous. Le bourgmestre réussit à grand'peine à se sauver avec sa famille dans la cave. Après quelques instants d'angoisses indicibles, un des aides de camp, Schwarz, descendit de l'étage en criant: « Le général est mort; il me faut le bourgmestre! » Le colonel Stenger avait été atteint par une balle allemande alors qu'il était au balcon. La façade et la fenêtre de la maison du bourgmestre portent du reste encore des traces de balles, de même que le mur en face du balcon, et le colonel a été tué par des balles venant de l'extérieur. Il portait une blessure à la face et une autre à la poitrine. Le cadavre a été examiné par un médecin militaire. Or, ni son témoignage, ni son rapport sur l'autopsie - pièces probantes de premier ordre - n'ont été publiés... Que les Polonais ne portaient pas dans leur cœur les officiers et les soldats prussiens, leurs déclarations réitérées le prouvent abondamment! Un Polonais, alors à Aerschot, déclara: « Méfiez-vous des soldats qui portent le chiffre 8; ce sont de véritables brutes! Mon unique désir, continua-t-il, est de voir l'armée allemande battue sur toute la ligne. » A l'ambulance des Pères Picpus, il y eut un jour une garde de dix hommes, et le sous-officier qui commandait dit au supérieur au cours d'une conversation: « Nous avons un mauvais commandant; aussi mes hommes ont-ils décidé que, lorsque nous irons au feu. la première balle sera pour lui! » Le peu d'estime que les Allemands devaient avoir pour leur chef ressort du fait qu'ils ne lui donnèrent qu'une sépulture misérable, près du talus du chemin de fer! Ce n'est que plus tard que le bourgmestre allemand, Rennewinkel, le fit transporter au cimetière communal et lui donna une importante sépulture, vis-à-vis même du caveau de la famille Tielemans! Quelle ironie! Mais Stenger ne fut pas transporté en Allemagne.

Suivons maintenant le bourgmestre Tielemans après son arrestation par le capitaine Schultz, Celui-ci le remit aux mains des soldats, qui le bousculèrent et l'entraînèrent brutalement. Mlle Tielemans se précipita encore au-devant du capitaine en lui disant: « Monsieur, vous pouvez constater que mon mari n'a pas tiré, ni mon fils non plus, puisqu'ils sont sans armes. » « Cela ne fait rien, il est responsable » fut toute la réponse. Le bourgmestre, malmené de tous côtés, dut traverser la Grand'Place, au milieu du plus grand désordre: les officiers gesticulaient et criaient; ils donnaient des signaux, s'efforçant de faire cesser le feu! Mais le feu cessait un moment pour reprendre de plus belle...

Le bourgmestre était parti depuis une demi-heure environ quand le capitaine Schwarz vint arrêter le fils du bourgmestre, un enfant de quinze ans! Le pauvre enfant marchait difficilement par suite de la blessure reçue le matin. Le capitaine le poursuivait à coups de pied. Il le fit conduire auprès de son père, à l'Hôtel de Ville. La rage du capitaine Schwarz n'était pas encore assouvie: il revint et exigea que Mme Tielemans l'accompagnât dans la maison, depuis les caves jusqu'aux greniers, prétendant qu'on avait tiré sur des soldats. Il put constater que les chambres étaient vides et les fenêtres fermées. Cependant, dans une cave, devant la fenêtre donnant vers la rue, les Allemands ont trouvé un « tréteau » bizarre (ein auffaliges gestell), tandis qu'un carreau de la fenêtre était brisé. Le capitaine en conclut que le « tréteau » servait à faciliter le tir. Or, ce terrible tréteau n était autre chose que l'escalier maçonné servant d'accès du dehors au charbon destiné à la chaudière à va-peu du chauffage central!

Quand le capitaine eut quitté Mme Tielemans, un soldat, moins inhumain, s'approcha d'elle et lui dit: « Allez à la Grand'Place; on ne fera rien aux femmes » Mme Tielemans voulut prendre un paletot, un chapeau, mais tout était volé!... On avait réuni à la Grand'Place tous les habitants trouvés dans la rue du Persil et dans la rue Courte (les hommes, au nombre de 44, furent fusillés le soir); dans la rue Th. de Becker, où l'on avait arrêté le professeur abbé Carette; dans la rue de l'Eternité, où l'on avait arrêté dans l'amblance de la Croix-Rouge plusieurs brancardiers et un élève médecin, on leur arracha le brassard de la Croix-Rouge, et plusieurs d'entre eux furent fusillés le soir. Sur la Grand'Place, les malheureux étaient entourés d'un cordon de soldats; des femmes et des enfants pleuraient. Pendant ce temps, les maisons du côté droit de la place flambaient. Les soldats pénétraient dans les h bitations, munis de lampes électriques; ils ouvraient les fenêtres et jetaient les matelas et couvertures. Partout on les voyait sortir les bras chargés de bouteilles de vin ou d'autre butin. Et ce banditisme s'exécutait avec ordre et méthode!

Parmi ceux qui, dans ces moments tragiques, jouèrent le plus vilain rôle, il faut citer le Rittmeister Karge, capitaine de cavalerie. Cet officier, qui s'était installé chez le frère du bourgmestre, prétendait avoir des soupçons contre les occupants d'une maison sise au coin d'une rue voisine et d'où se seraient élevés, dit-il, de légers nuages de fumée et de poussière. Profitant d'une courte suspension de la fusillade, il quitta son logis pour faire nart de ses constatations à un colonel aui se trouvait sur la Grand'Place; il demanda en même temps l'autorisation d'incendier la maison en question, parce que, à son avis, les meneurs de l'entreprise étaient réunis dans cette maison. Le colonel refusa d'accéder à cette demande. « Sur ce, raconte-t-il lui-même, donnant ainsi un bel exemple de disciplire, je rassemblai quelques soldats qui se trouvaient dans mon voisinage et je me dirigeai avec eux vers la maison d'où l'on avait tiré d'abord, et dans les combles de laquelle je continuais à supposer que les instigateurs et les chefs de l'attaque se trouvaient. Entre temps était encore survenu un lieutenant du régiment, et, tandis que je plaçais l'officier et les hommes sous mes ordres, je commandais de défoncer les portes - la maison avait une porte d'entrée particulière et une porte du magasin - et les fenêtres du rez-de-chaussée, qui étaient solidement fermées. Ensuite, je pénétrai moi-même, en même temps que mes hommes, dans la maison, et au moyen d'une assez grande quantité d'essence de térébenthine qui se trouvait là dans une cruche en fer-blanc d'environ 20 litres, et que je fis verser en partie au premier étage, et puis le long des escaliers et au rez-de-chaussée, je parvins à mettre le feu à la maison en un minimum de temps. En outre, j'avais donné ordre aux troupes qui ne participaient pas à cette besogne, d'occuper les entrées de la maison et d'arrêter toutes les personnes du sexe mâle qui en sortiraient pour s'enfuir. »

Ce héros ne dit pas combien de civils, appréhendés de cette façon, ont été fusillés! De fait, aucun. Le propriétaire, A. W..., avait cherché un refuge avec sa femme et son petit enfant dans les combles de la maison. Voyant les flammes s'élever, il ouvre une fenêtre et, tandis que sa femme, entraînée dans le brasier, périt misérablement dans les flammes, il jette son enfant dans la cour de l'habitation et y saute lui-même; il se brise une jambe en tombant sur le sol. Il fut soigné plus tard à l'ambulance de la Croix-Rouge. Arrêté peu après à Morckhoven par les Allemands, A. W... a fait l'objet d'une cruelle instruction, mais qui se termina par une ordonnance de non-lieu.

Cependant, vers 9 heures du soir, les hommes, sur la Grand-Place, furent séparés de leur famille. Et voici comment l'assassin Karge raconte lui-même ses sinistres exploits: « Quand je quittai la maison en feu, quelques civils des maisons avoisinantes, et parmi eux un jeune curé (le professeur Carette), avaient aussi été arrêtés. Je les fis conduire à la Grand'Place; ici s'était réuni entre temps mon détachement de gendarmerie de campagne. Je mis alors des colonnes en marche vers l'intérieur de la ville, je pris le commandement de l'ensemble des prisonniers, dont je renvoyai les femmes, les jeunes garçons et les fillettes. Je reçus d'un officier d'état-major (commandant de section du 17e régiment d'artillerie de campagne) l'ordre de fusiller les prisonniers. Je chargeai une partie de mes gendarmes de mettre les colonnes en bon ordre et de les disposer dans le sens de la sortie de la ville; l'autre partie devait escorter les prisonniers et les conduire hors ville. A la sortie de celle-ci brûlait une maison, à la lueur de laquelle je fis fusiller les « coupables » au nombre de 38, après que j'en eus excepté trois infirmes. »

Ce que Karge n'ajoute pas, ce sont les insultes, les coups de crosse et de pied, les atrocités diverses que les pauvres vie times eurent à subir. Ils avaient les poignets liés au moyen de fil de cuivre et les gardiens avaient serré les liens à tel point que le supplice était insupportable. Il ne parle pas non plus des angoisses des pauvres mères et enfants, quand, à la lueur des incendies, leurs yeux rencontrèrent pour la dernière fois ceux de leurs pères, de leurs fils, de leurs frères! Et quelle exécution! Sans enquête préalable, sans jugement, sans autre forme de procès, les victimes innocentes doivent se placer par rangs de trois, se prendre par la main, et obligées ensuite à défiler devant un groupe de gendarmes, elles sont brutalement abattues à coups de revolver! Trois de ces malheureux échappèrent, en se laissant choir et en simulant la mort. La furie allemande faisait ce soir-là soixante-quinze victimes. Et, le lendemain, les corps étaient jetés au hasard, pêle-mêle, dans une grande fosse commune. Cette fosse, que, plus tard, ont eut beaucoup de peine à retrouver, ne fut ouverte que le 15 décembre 1914. Horrible spectacle! L'abbé Carette avait la tête et les bras levés! Et l'on peut supposer qu'il fut, ainsi que d'autres, enterré encore vivant! Parmi les victimes se trouvait un père et ses trois fils, un autre avec deux fils. La famille Grand Jean seule comptait dix-neuf victimes! Tous les hommes de la rue du Persil, sans exception, avaient été fusillés. Et c'est à bon droit que cette rue a été baptisée du nom de « rue des Martyrs ».

Après l'exécution des 75 martyrs, un second groupe de prisonniers fut emmené sur la route de Louvain. Ils étaient au nombre d'une centaine: parmi eux figuraient le bourgmestre, son fils âgé de quinze ans et son frère. Tous avaient les bras liés sur le dos. Ils furent obligés de passer la nuit dans un champ de pommes de terre, près de la ferme Stockmans. Et la nuit se passa en insultes, menaces, supplices de tous genres. Vers 6 heures du matin, quelques officiers quittent la ferme et s'approchent des prisonniers. M. Emile Tielemans, frère du bourgmestre, reconnaît l'un d'eux, le lieutenant Wolff, qu'il avait eu à sa table; il le supplie d'épargner ses malheureux concitoyens, puisqu'ils sont innocents.

Vous même, lui dit-il, vous savez notre innocence, puisque nous causions ensemble au moment où l'on a crié: Man hat geschossen! » Le lieutenant reconnaît la chose et promet d'intervenir au moment opportun. Puis M. Emile Tielemans intercède pour son frère. Et le bourgmestre lui-même intervient: « Comment aurions-nous pu tiret, puisque nous sommes sans armes! » Mais une brute lui coupe la parole: « Taisez-vous, Schweinhund, votre fils a tué le général. » Un adversaire politique du bourgmestre prend alors la défense de ce dernier, dit tout le bien qu'il a fait, pour la ville, clame son honnêteté et demande qu'on lui laisse la vie sauve. « Non, fait la brute, il nous faut le bourgmestre! » Et les invectives des soldats reprennent de plus belle. Cependant les officiers sont retournés à la ferme. Peu d'instants après ils reparaissent, le lieutenant Wolff excepté. Un officier supérieur donne ses ordres aux soldats. Le bourgmestre le supplie de nouveau d'épargner la vie à ses concitoyens! Peine perdue! Néanmoins il insiste: « Si nous sommes condamnés, épargnez au moins mon fils, pour qu'il puisse consoler sa pauvre mère! » Ce furent ses dernières paroles. « Il nous faut le bourgmestre, ses fils et son frère! » ricane l'officier. Alors les frères et le fils Tielemans se lèvent pour se rendre au lieu du supplice, sans faire entendre la moindre plainte. Arrivés à une distance de 100 mètres, au pied de la colline où se dresse la villa Vander Linden, le groupe s'arrête. Le fils se place entre son père et son oncle; les soldats prennent position à une distance de 10 mètres, en demi cercle. Et tandis que les malheureux échangent un dernier adieu, l'officier fait un geste du sabre: les coups de feu crépitent et les trois malheureux tombent lourdement l'un sur l'autre. L'officier s'approche des victimes, sépare du pied les corps ensanglantés, cherche à surprendre encore un restant de vie et, comme le fils Louis Tielemans semble encore remuer un tant soit peu, un coup de revolver achève l'œuvre des bourreaux... Aussitôt les autres prisonniers sont placés par rangs de trois. On les compte chaque fois, froidement, 1... 2... 3...; les nos. 3 sont brutalement retirés des rangs et obligés de s'aligner derrière les cadavres: ils sont destinés à être fusillés à leur tour. Deux frères ont les no. 2 et 3: O. et G. N... Le cadet, no. 2, demande à l'officier l'autorisation de prendre la place de son frère aîné, n 3. « Pour vous, supplie-t-il, peu importe lequel tombe sous vos balles; pour notre pauvre mère, qui est veuve, mon frère, ayant terminé ses études, est plus utile que moi. » Mais l'officier reste insensible à cette prière. D'autres scènes poignantes se succèdent. Un père qui voit son fils, un enfant de seize ans, désigné dans le rang qui le précède, pousse un cri d'angoisse. L'enfant, emmené au supplice, se retourne vers son père et stoïquement calme: « Père, je t'en prie, pas un mot devant eux. Restons dignes! » Admirable enfant parmi tant de héros obscurs tombés sur le sol de la Belgique!

Et voici que s'exécute l'horrible tragédie: Les victimes sont au nombre d'une trentaine; on les range; les soldats avancent le long du rang et, lentement, posément, ils tirent; à chacune des décharges, commandées successivement par l'officier, trois malheureux s'affaisent. Les suivants (n 1 et 2), qui ont assisté à cet affreux spectacle, doivent ensuite se retirer. A l'entrée de la ville, quelques-uns réussissent à s'échapper; les autres sont emmenés, certains sont ramenés avec un autre groupe au lieu du supplice: on les oblige à creuser une grande fosse en leur dissimulant les corps des victimes; on leur laisse entrevoir (cruauté raffinée!) que la tombe qu'ils creusent leur est destinée... et la fosse creusée, brusquement on découvre les corps, qu'ils sont obligés d'enterrer!

Le 20 août et les jours suivants, les barbares continuent leur œuvre de vandalisme. Le 20, dans l'après-midi, trente à quarante brutes incendient toutes les maisons, sans exception, de la rue du Chantier et de la rue Basse, plusieurs maisons de la rue de l'Hôpital, de la rue de l'Eglise, de la rue de Louvain, etc. Les hommes, femmes et enfants qu'ils rencontrent, ils les enferment dans l'église, où ils leur font subir toutes les souffrances physiques et morales, au point que plusieurs succombèrent et que d'autres perdirent subitement la raison. Et parmi les crimes des jours qui suivirent et qui furent froidement exécutés, le cruel martyre d'un prêtre, curé d'un village voisin, victime de son devoir et de son dévouement à nos malheureux blessés, mettra le comble à ces horreurs. Nous rendrons bientôt hommage à ce héros au cours d'un autre récit.

Les actes de sauvagerie commis par les Allemands à Aerschot, comme à Dinant, à Ancienne, à Tamines, à Louvain. à Visé et partout où ils ont passé, ont provoqué l'indignation du monde civilisé. Ces crimes sont sans excuse. La fable des « Francs-tireurs » a vécu. Il reste, à la confusion de l'Allemagne, une organisation systématique, la volonté de terroriser les populations par le pillage, le meurtre, les incendies, toutes les abominations qui faisaient partie de la théorie germanique de la guerre. Mais cela ne suffisait pas: il fallait encore que la Kultur germanique rejetât, odieusement et hypocritement, les causes des destructions de nos cités et des effroyables hécatombes qui les accompagnèrent sur leurs malheureuses victimes! Ce sera la honte éternelle de l'Allemagne.

E. Gilmont et A. Pieck

 

 

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