du livre ‘Notes d’un Combattant de la Campagne de 1914-1918’
'La Retraite d'Anvers'
par Major Louis Tasnier

En Route pour l'Yser

 

— Capitaine, on part...

— N... d... D...!

C'est par ce blasphème que je reçus le brave soldai qui, le mardi 6 octobre 1914, à 10 heures du soir, vint m'éveiller dans une villa abandonnée de Bouchout.

— Pour où partir?

— On bat en retraite, capitaine...

Les mots fatidiques, entendus le 18 août sur la Cette, à Eppeghem, le 26 août, en septembre un peu partout, me faisaient mal. Cette fois-ci c'était la fin...

J'étais à bout, comme mes pauvres hommes.

Depuis le samedi 26 septembre, le 2° Chasseurs à pied se battait jour et nuit; mon journal de campagne porte: « Samedi 26, départ pour Opwyck; à midi, marche arrêtée par rencontre de postes ennemis; nuit du 26 au 27, grand'garde sur le chemin de fer Termonde-Bruxelles, repoussé attaque allemande; lundi 28, bivouaqué à Saint-Amand. Départ pour Hoboken à 7 heures, arrivée à 13 heures; 19 heures, ordre de se tenir prêt à partir. 20 h. 30, départ pour Contich. Marche de nuit, arrivée à Contich à 2 heures; dormi sur les pavés de la route.

» Mardi 29, 5 heures: départ pour Duffel. Mercredi 30: défense de la Nèthe. Bombardement par obus de 280 et 305.

» Nuit du 30 septembre au 1er octobre, bivouac.

» Jeudi 1er: grand-garde. Vendredi 2 samedi 3, dimanche 4: bivouac. A 17 heures, bivouac à Emblehem.

» Lundi 5, à l'aube, départ pour Pullaer.

» Nuit du 5 au 6 octobre: contre-attaque. Les Allemands ont franchi la Nèthe ».

J'ai conté les péripéties de ce combat dans le récit intitulé: « La nuit tragique ».

Quand le soir du 6 octobre nous recevions l'ordre de retraite, il y avait donc dix jours que le 2e Chasseurs n'avait joui du moindre repos.

J'ai souvenance d'avoir eu peur de ma physionomie hirsute reflétée dans une glace. J'étais hâve, crasseux, barbe et cheveux longs, capote boueuse, jambières et bottines adhérant intimement au corps — depuis dix jours, elles n'avaient été délacées, — et il fallait partir...

J'étais si bien dans cette belle grande chambre de Bouchout, aux meubles d'acajou, aux literies fines et propres.

Les habitants s'étaient enfuis, la localité ayant reçu quelques gros obus, les Allemands s'attaquant aux forts de la deuxième ligne d'Anvers (forts 4 et 5). Contich.

Edeghem, Mortsel, Vremde avaient également été atteints.

En route pour où? Comment? Avec quelles troupes?

Le 2e Chasseurs à pied était bien réduit.

Le colonel Tiéchon était prisonnier, deux chefs de bataillon étaient parmi les tués et blessés ainsi que de nombreux officiers. Je retrouvai la plus grosse partie du régiment sur la route de Bouchout-Hove. La nuit était froide. Une couverture emportée me fit grand bien; avec les survivants de la première compagnie, je pris la tête de la colonne qui, dans la nuit sombre s'en alla vers l'ouest, vers l'inconnu...

Vieux-Dieu, Wilrijck, Hoboken furent traversés silencieusement. Nous avions trop faim, trop soif, trop sommeil pour parler, et personne ne répondait aux interrogations anxieuses des habitants inquiétés par notre passage et dont beaucoup, dans la crainte de l'Allemand, quittaient précipitamment leurs demeures, se joignant aux troupes, augmentant le désordre et la démoralisation.

Pauvres gens, pauvres nous!

Le 7 octobre, à 5 heures, — il faisait à peine jour, — le régiment s'engagea sur le pont de bateaux construit par le génie sur l'Escaut, à Burght.

J'abordai la rive gauche du fleuve, me retournai et me mis à pleurer. L'hallucinant panorama de la ville d'Anvers se déroulait, dominé par la flèche de la cathédrale. Il fallait tout abandonner. Nous étions des vaincus en retraite. De quoi demain serait-il fait? Patrie, te reverrions-nous?

— En avant, plus vite en tête, serrez par quatre... Attention...

Tels des juifs errants, les Chasseurs reprenaient leur marche vers l'ouest.

La canonnade grondait au loin, se rapprochait, les forts de Cruybeke et de Zwyndrecht étaient prêts à repousser une attaque sur le flanc gauche des troupes en retraite.

Sans avoir été inquiétés, à 9 heures, nous étions à Melsele. On se laissa tomber sur le sol garni de paille, et les loques humaines que nous étions, s'endormirent dans un sommeil que l'on eût voulu éternel!

3 heures du matin: debout, en route... Pour où? On ne sait. Il faut aller vite et loin, marcher, marcher toujours pour échapper à l'étreinte des Allemands.

Et l'on repart...

La grande route Beveren-Waes-Saint-Nicolas était encombrée de véhicules de tous genres: brouettes, charrettes à chiens, camions, chariots, voitures automobiles, etc., etc., tous chargés à plein d'objets les plus hétéroclites et portant des personnes de tout âge.

L'effroi se lisait sur les visages. Tous ne pensaient qu'à fuir, fuir le plus vite et le plus loin. Ils heurtaient, bousculaient les pauvres fantassins qui, lamentablement, marchaient courbés sous le poids de leur équipement et de leur infortune.

En d'autres moments, le spectacle de la route eût été comique. On voyait un bon vieux curé, tout perclus, brouetté par deux de ses paroissiens, escorté d'une femme en sabots, coiffée d'un immense chapeau, portant dans la main une cage avec un pinson.

Une dame très élégante serrait sous son bras droit un paillasson; un homme portait sur l'épaule, comme un fusil, une brosse de rue!

Femmes, enfants, paysans, bourgeois chassés de chez eux par l'invasion et l'incendie étaient à peine vêtus. Dans leur hâte, ils avaient tout abandonné, emportant, au dernier moment, ce qui se trouvait à portée de leur main.

Tous suppliaient de les laisser fuir et, par leurs propos et leur allure, démoralisaient la troupe.

La frontière hollandaise était proche. Là était le salut, la fin du calvaire. On ne saura jamais tout ce qu'il fallut d'énergie pour accomplir son devoir.

Selzaete fut atteint dans la soirée; à 600 mètres de nous, quelques douaniers hollandais marquaient l'entrée du pays neutre.

On espérait un repos. Il fallut continuer, et ce ne fut que très tard dans la nuit que le 2e Chasseurs arriva à Assenede où, tant bien que mal, il cantonna.

Plus de 60 kilomètres avaient été parcourus! Avec fierté, on constata qu'à part quelques éclopés, tous ceux qui avaient quitté Anvers étaient là.

Le vendredi 9, on goûta un repos bien mérité, mais dans la soirée, les troupes furent rassemblées et dirigées vers la station.

Le samedi 10, vers 6 heures, nous passions en gare de Bruges où le spectacle si désolant de la route Anvers-Saint-Nicolas se renouvelait.

Je reverrai toujours sur l'un des quais de la gare une femme du peuple accompagnée d'un enfant de 5 ans, lequel grignotait un dur biscuit qu'un soldat venait de lui donner. A quelques pas, dans des vêtements de deuil, une dame d'une rare distinction tenant par la main un garçonnet, regardait avec des yeux d'envie le marmot grignotant le biscuit. Les regards des deux mères se croisèrent, elles se comprirent! La souffrance commune les rapprochait et l'enfant du peuple vint offrir au petit riche, devenu pauvre, la moitié du biscuit.

A 8 heures, nous débarquions à Thourout.

Le dimanche 11 octobre fut une journée de repos. On réquisitionna toutes les chaussures des magasins de la ville, des effets, et, tant bien que mal, l'équipement des hommes fut complété.

Le 12, nous marchions sur Vladsloo. Dans le lointain, le canon grondait. Le 14, la bataille de l'Yser commençait.

 

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