de la revue 'Lectures Pour Tous' de 31 octobre 1914
'Après la Chute d'Anvers'

Les Forteresses dans la Guerre

 

La chute d'Anvers, après celles de Liège, de Namur et de Maubeuge, a montré combien les formidables engins de la guerre actuelle rendent difficile et précaire la résistance de places fortes longtevips réputées imprenables. Assistons d'abord aux émouvantes péripéties qui ont marqué la défense de ces héroïques cités; cherchons comment leurs ouvrages les plus savants et les plus modernes ont été réduits, et demandons-nous quel rôle peut être encore réservé aux forteresses dans la suite d'une lutte où la plupart des notions que nous avions sur la guerre sont bouleversées.

Liège, Namur, Longwy, Maubeuge, Anvers, cinq places fortes enlevées en dix semaines! Les forteresses vont vite en cette guerre formidable.

Pourtant, lorsque, violant la neutralité de la Belgique, les Allemands vinrent mettre le siège devant les villes fortes de la Meuse, c'était par crainte de se heurter à nos robustes places de l'Est. D'autre part la résistance des places et de l'armée belges fut une des causes dominantes de l'échec du plan allemand d'attaque brusquée, si bien que, si les places ont retenu l'ennemi moins longtemps qu'on n'aurait voulu, on ne peut pas dire qu'elles aient été inutiles, ni préjuger du rôle réservé à celles qui subsistent encore.

Les Derniers Perfectionnements

Liège occupe une position de très haute importance. C'est un camp retranché sans enceinte de ville; elle n'est qu'entourée d'une ceinture de forts sans posséder de murs comme ceux de Paris.

Ses fortifications, œuvre du général Brialmont, l'inventeur des forts bétonnés à coupoles blindées, bien que construites économiquement, avaient été rendues aussi puissantes que possible. Les six forts et les six fortins avaient coûté seize millions huit cent mille francs - chaque fort un million huit cent mille francs et chaque redoute douze cent mille francs - plus trois millions et demi pour l'armement, soit un peu plus de vingt millions en tout.

Construits en 1887, ces forts avaient été constamment tenus à la hauteur, de tout perfectionnement nouveau: masses centrales en béton au ciment avec canons et obusiers à tir rapide en coupoles tournantes ou a éclipses.

La ceinture formait un périmètre de forme elliptiqne, mesurant 49 kilomètres, le grand diamètre ayant environ 16'kilomètres et le petit 14. Les forts se trouvaient ainsi à 7 kilomètres de la ville en moyenne et à quelques kilomètres l'un de l'autre. Le plus élevé se dressait - si l'on peut parler ainsi d'une construction entièrement enterrée de la base au sommet et rendue par suite presque invisible - à 180 mètres au-dessus de la Meuse, qui traverse tout le camp retranché en y formant une boucle.

Quant à la garnison, elle avait été portée à 5oooo hommes au moins, puisque le périmètre de la ceinture des forts de Liège est de 49 kilomètres et qu'il faut en moyenne un homme de défense par mètre courant de périmètre.

 

obusiers autrichiens

 

Sous L'Avalanche de Feu

Le 4 août, le fort de Barchon avait détruit un pont de bateaux jeté par les Allemands sur la Meuse. Mais, dans la nuit, l'ennemi, ayant reçu de nouveaux renforts, résolut de tenter un assaut brusqué.

Cette attaque fut menée dans l'obscurité avec une remarquable impétuosité, par colonnes de 10000 hommes en rangs serrés. Accueilli par une mitraillade effrayante, l'assaut fut repoussé, Les assaillants se retirèrent en désordre, laissant plus de 8000 des leurs sous la forteresse. Et le brave général Léman, commandant de la défense de Liège, put chaudement félicitei ses héroïques soldats.

Mais on avait compté sans le nouveau train léger de siège: obusiers courts de 120 et de 150 millimètres, pièces très puissantes quoique assez mobiles, qui lancent aisément à 12 kilomètres des obus de 120 et i5o kilos contenant jusqu'au quart de leur poids de lyddite, puissant explosif brisant à l'acide picrique.

Ces obusiers tirent sous des angles très aigus et leurs projectiles, tombant du. haut de plusieurs milliers de mètres, ont bientôt fait, avec le secours de leurs explosifs, d'avoir raison des aciers les plus impénétrables, des bétons les plus Épais et les plus durs. Cela fend les voûtes, disloque les coupoles.

On croit même que les assiégeants auraient pu employer quelques-uns de leurs howitzers de 280 ainsi que la dernière et infernale invention des fonderies Krupp, le fameux mortier de 420, pièce monstre que traînent 40 chevaux et dont la mise à feu ne saurait se faire qu'à distance, au moyen d'un dispositif électrique. Ils crachent à près de 20 kilomètres, en tir très courbe, un projectile de plus de 400 kilos contenant 180 kilos de lyddite.

Qu'on s'imagine lasituation des assiégés sous cette avalanche de fer. En quelques heures, deux des principaux forts de la défense, Pontisse et Barchon, à droite et à gauche de la Meuse, étaient écrasés, pulvérisés, annihilés.

Ainsi entamé, le système entier s'effondrait. Les autres forts tenaient encore, mais l'ennemi pouvait forcer le camp retranché et se ruer vers la ville d'où, après une terrifiante bataille des rues, l'armée belge se retira.

Le 6 août, Liège pouvait être considéré canine tombée. Les autres forts se défendirent jusqu'au bout. Le général Léman se retira le 17 août dans le fort de Loncin, repoussa dédaigneusement les sommations des Allemands et continua la défense. Mais, s'étant rendu compte qu'il ne tiendrait plus une heure devant un nouveau bombardement, il réunit ses soldats et leur conseilla de se rendre. Quant à lui, il s'ensevelirait sous les ruines de son fort.

Les héroïques Belges refusèrent de séparer leur sort de celui de leur général.... Les Allemands retrouvèrent Léman, presque asphyxié par les émanations picriques, sous les débris de la citadelle éboulée.

Que s'est-Il Passé a Maubeuge?

Mais, après Liège, Namur et Maubeuge commandaient encore la ligne d'Aix-la- Chapelle à Paris, dont la possession était indispensable aux Allemands pour l'exécution de leur plan de ruée sur Paris.

Attaquée par les mêmes moyens, Na-mur, avec ses cinq forts et quatre fortins, se défendit noblement comme Liège. Mais. le 2,3 août, sous les coups terrifiants de leur artillerie géante, les Allemands avaientréduit en pièces les forts de Cognelée, d'Emines et de Suarlée. Ils donnèrent l'assaut à la ville, en formation de trois rangs de profondeur. Trente batteries d'obusiers de 280 furent mises en action, cependant qu'un grand nombre de canons concentraient leurs feux sur chaque fort successivement. Le 2,5 août, Namur, en tant que place forte, n'existait plus.

Ce fut alors le tour de Maubeuge, l'une des seules places du Nord-Est que nous eussions gardées en état de défense.

Là se passa un fait extraordinaire. Les grosses pièces de siège allemandes purent tirer presque aussitôt après leur arrivée, alors que, dans les autres cas, plusieurs jours de préparatifs et d'installation avaient été nécessaires. Ce phénomène étrange s'expliqua pour ceux qui savaient que, dès le temps de paix, Krupp, sous le masque de personnalités interposées, avait pu acheter tous les terrains - notamment les bois de Lanières - d'où l'on pouvait battre les forts de Maubeuge.

Sous couleur d'y exercer l'industrie du matériel de traction, les agents de l'Allemagne y avaient construit, en pleine paix, les plates-formes cimentées où devaient reposer les grosses pièces de siège dont on prétend que les affûts étaient remisés dans des hangars à portée de la main.

Maubeuge ne dura guère et dut être prise vers le 16 septembre. Son gouverneur, fut, paraît-il, envoyé à Torgau. L'armée qui l'assiégeait s'en fut grossir le nombre des ennemis qu'à notre tour nous dûmes assiéger sur l'Aisne et dans les carrières de Soissons. Disons en passant que celles-ci semblent bien avoir été mises en état et bétonnées dès le temps de paix par des gens qui feignaient de s'y livrer à l'exploitation de champignonnières.

Une Place Réputée Imprenable

Et ce fut le tour d'AnVers. Ce camp retranché était considéré comme l'un des plus puissants du monde, avec ses 47 forts. Douze dataient du dernier siège en 1882 par les Français; de 1868 à 1906, Brialmont y avait ajouté 4 fortins et 8 forts beaucoup plus perfectionnés. Depuis ce temps, la ville avait encore renforcé cette deuxième ceinture par 10 fortins et 13 forts du dernier modèle, triangulaires ou polygonaux, à voûtes bétonnées, à tourelles cuirassées tournantes, oscillantes, à éclipse. Le tout formidablement armé. Les voûtes bétonnées au ciment de Portland, avaient 3 mètres d'épais cur à la clef. L'armement était constitué par 2 ou 4 canons de 150 en 1 ou 2 tourelles cuirassées, 4 de 120 en 2 tourelles, 1 obusier de 210 en 1 tourelle et 2 mortiers rapides de 120 en 2 tourelles. Toutes cea tourelles étaient seulement tournantes. Il y' avait, de plus, 4 canons de 57 en 4 tourelles à éclipse, c'est-à-dire disparaissant après le tir pour ne donner aucune prise aux coups de l'ennemi sur les pièces qu'elles contiennent. Plusieurs des forts avaient, en tourelles, des canons de'220 et de 280.

On estime qu'un fort pareil nécessitait la présence d'environ 50 gradés, 360 servants, 140 auxiliaires, plus une compagnie d'infanterie, en tout 770 hommes environ. Pour un fortin, 450 hommes suffisent.

Une Agonie de Vingt Jours

Vers le 20 septembre, les Allemands commencèrent de bombarder les forts avancés de Lierre, de Wawre-Sainte-Catherine et de Waelhem. Ils y prononçaient en même temps de sérieuses attaques de jour et de nuit. Ces dernières surtout furent terrifiantes.

Sous le feu terrible des assiégés ils se pressent à l'attaque. Des mines, des torpilles automatiques explosent sous leurs pas, faisant un horrible carnage, tandis queles projecteurs des forts les aveuglent. Ils se percent les pieds aux petits piquets et aux chausse-tra-pes, s'embrochent aux chevaux de frise, tombent dans les trous de loups, au fond desquels se dresse un épieu où ils s'empalent.

Ces trous, ils les comblent de leurs cadavres sur lesquels passe la ruée de ceux qui les suivent. Mais c'est pour s'empèirer dans des fourrés de fils dé fer barbelés, de ronces artificielles, et tandis qu'ils s'y débattent comme la mouche dans la toile d'araignée, la mousqueterie, les canons légers et les mitrailleuses font rage, vomissant un feu d'enfer, entassant sur les glacis de véritables murailles de cadavres où vient se briser l'élan des rangs qui suivaient ceux qui sont tombés.

Onen voitqui semblentprisd'atrocescon-vulsions. Ils se sont heurtés à des réseaux de fils de fer parcourus par de puissants courants électriques que fournissent les dynamos de la machinerie du fort. C'est une vision infernale.

Plusieurs assauts successifs ne ifurent arrêtés, tant était grande l'impétuosité des assaillants, et tant était irrésistible leur masse, qu'au pied des grilles hérissées d'arti- chauts de fer qui garnissent les fossés.

Pourtant sous le feu de l'artillerie lourde des Allemands les troupes belges de soutien durent se retirer sur la rive droite de la Nèthe.

Le 8 octobre, ayant réussi à passer la Nèthe, et forçant ainsi la première enceinte d'Anvers, les assiégeants purent mettre quelques uns de leurs mortiers monstres en batterie et à bonne portée. Ils commencèrent à tirer sur la ville. Waelhem et Wawre- Sainte-Cathe-rine avaient été occupes après avoir été réduits en miettes. C'était le commencement de la fin.

Le 10, à minuit, ils forçaient l'enceinte des vieux forts et entraient dans la ville par le faubourg de Berchem. Ils ne trouvaient, d'ailleurs, qu'une ville vide. L'armée entière des Belges et son roi s'étaient repliés sur Ostende, après avoir détruit tous les approvisionnements de la ville, mis le feu à leurs réserves de pétrole et fait sauter les forts Schooten, Brasschaët, Merxem, Capellen, Lille et Elversele. Les Allemands avaient, dit-on, perdu 45000 hommes.

Les Allemands avaient amené sous Anvers 200 obusiers de 280, plusieurs de leurs mortiers de 420 et des pièces de côte portant à 14 kilomètres. Tout cela a balayé comme fétus les forteresses si amoureusement combinées par Brialmont et ses successeurs.

Cependant, notre vieille place de Longwy, dépourvue de tous les perfectionnements prodigués ailleurs, Longwy a tenu vingt-quatre jours sous le brave commandant Darche. Et la ligne de forteresses qui protège notre frontière de l'Est a paru si redou- table à l'ennemi, que telle a été la raison principale de son attaque par le Nord et de l'invasion de la Belgique.

Et il apparaît bien nettement que ce qui a arrêté les Allemands en vue de Paris, c'est surtout la notion que, pendant qu'ils attaqueraient ces forts puissants, armés de pièces de marine de 305 et de 340 et soutenus par une excellente défense mobile de 5ooooo hommes, ils se trouveraient pris à revers par la puissante armée de Joffre.

La conclusion semble donc facile à tirer. C'est qu'à l'avenir les places les plus fortes pourront encore servir de base d'opération et d'appui à une armée. Mais c'est cette armée elle-même, c'est la muraille vivante des troupes qui décidera du sort des combats.

 

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