- de la revue 'l'Image' No. 2215, janvier 1919
- 'Lettre d'Anvers'
- par un habitant de la ville
Anvers Délivrée - Novembre 1918
sur le Boulevard des Arts devant l'Opéra - soldats allemands en retraite
Depuis quelques jours nous vivons dans un rêve.
Les evenements se sont succédés avec une rapidité que nous ne pensions plus à rien, ni à manger, ni à travailler. Nous avons vécu dans la rue. Ce qu'on ait vu passer dans la rue ces jours-ci! J'aurais voulu noter tout de ce qui se passait, mais j'ai du rester sur poste.
Au début novembre, nous avons assisté aux premieres signes de la défaite allemande. Comme cela nous regardions et amusions beaucoup. Figurez-vous dans l'obscurité la plus profonde, par une nuit sans lune, on ne voyait dix pas devant soi et pourtant tout le monde était dehors. Les soldats allemands allaient de rue en rue, de café en café, recherchant leurs officiers pour les désarmer et leur enlever leurs insignes. Lorsque les officiers ne s'exécutaient pas de bonne grâce, ils étaient souffletés. Vous comprenez si cela nous fait plaisir d'assister à pareil spectacle!
Le lendemain fut signé l'armistice et les Boches commencèrent à plier bagage. Pendant quatre jours ce fut une fuite sans pareille. Tous ces régiments que nous avions vus passer beaux et fringants pour aller à Paris, nous les avons vus repasser, sales, misérables, fatigués, déçus, courant vers leurs frontières. Que nous étions heureux! Après quatre ans de souffrances et de terreur, nous étions enfin délivrés!!! Nous ne pouvions pas encore le croire, nous nous taisions ne sachant pas exprimer notre joie. Mais voilà que le vendredi, nous vîmes arriver par l'Escaut nos premiers soldats belges, c'étaient quelques cyclistes qui venaient en avant-garde. Alors, nous avons enfin compris que c'était bien vrai, que nos souffrances étaient finies, que nos frères arrivaient! Non, jamais je n'oublierai ce que j'ai ressenti envoyant ce premier petit soldat belge! J'ai pleuré à chaudes larmes; d'ailleurs tout le monde pleurait. Toute la ville s'était portée à l'Escaut pour les voir arriver, on voulait les porter en triomphe, nous les serrions dans nos bras, nous nous les passions pour les embrasser, nous baisions leurs mains c'était un vrai délire. Et ce délire a continué jour après jour, car bientôt après sont arrivés nos glorieux régiments. Depuis huit jours, ce ne sont que hourrah! vivats! Brabançonne, Marseillaise. Nous sommes pauvres, les Boches nous ont presque tout pris, nos magasins sont vides et pourtant jamais la ville n'a été pavoisée comme elle l'est maintenant! Nous n'avions plus de drapeaux, car nous en avions fait des robes, eh! bien, nous avons teint nos vieux draps de lit, nos serviettes, nos essuie-mains, nous aurions teint nos chemises, mais enfin nous avions des drapeaux pour recevoir notre armée!
Et nous vivions dans la rue, attendant le passage de nos régiments, nous n'avions ni faim, ni soif, ni sommeil, nous vivions de bonheur, de reconnaissance, d'enthousiasme et d'amour! Oh! que c'est beau de voir revenir une armée victorieuse, quand cette armée est la nôtre, celle qui a défendu notre sol et l'a reconquis. Qu'ils sont magnifiques nos drapeaux de l'Yser, et comme nous les avons couverts de fleurs! Que de scènes touchantes nous avons vues! Des mères retrouvant leur fils, des femmes revoyant leur époux! et toujours les larmes, mais de bonnes larmes, des larmes de joie.
Enfin, mercredi, le roi a fait son entrée. Ce fut le comble. Je suis sûre que la moitié des Anversois sont enroués. Ah! ce que nous les aimons, notre vaillant roi et notre sainte reine! Et j'espère que nous le leur avons bien fait sentir.
les souverains à Anvers, 1918
Notre pays a beaucoup souffert et il faudra des sommes folles et un travail inoui pour le relever de ses ruines, mais le Belge est énergique et persévérant; nos descendants reverront la Belgique de notre enfance, mais il faudra du travail et du temps. Certaines villes ont complètement disparu. Nos bois ont été rasés, les arbres de nos routes enlevés; nos châteaux pillés et brûlés, leurs parcs saccagés.
A Anvers, nous avons été assez bien préservés; si nous avons souffert moralement de la présence des Boches, de leur tyrannie, de leurs odieuses réquisitions, au moins nous n'avons pas souffert pendant leur retraite, tout s'est passé tellement vite qu ils ont dû abandonner beaucoup de matériel et n'ont pas eu le temps de molester les habitants. Il n'en a malheureusement pas été de même partout, et beaucoup de pauvres innocents sont encore morts sous les coups de ces barbares pendant leur retraite. Nous nous sommes déjà tous remis au travail. Les traîtres qui faisaient cause commune avec les Boches avaient supprimé l'étude du français dans les Flandres. Depuis deux ans, notre belle langue française était interdite dans l'enseignement, dans les administrations, dans les théâtres, cinémas, concerts, conférences. C'était horrible! J'étouffais! Cela a été cause que je me suis mise à haïr les langues germaniques. Oui, je hais allemand et flamand, ces affreux langages de chiens. Vive notre belle langue française, si nette, si claire, si harmonieuse; aussi, à peine les Boches et les Flamboches ont eu tourné le dos, le français est rentré victorieusement partout! Tout le monde parle français, partout les enseignes françaises ont reparu, on vend les journaux français et dans les écoles, on a immédiatement changé les programmes et les horaires.
On s'occupe activement de rechercher les activistes restés au pays. Malheureusement les plus gros, et partant les plus dangereux ont eu soin de décamper avec leurs amis les Boches; ils sont en sûreté en Allemagne ou en Hollande. A Bruxelles, on en a tout de même arrêté 350 et à Anvers près de 200 dont 32 membres du personnel enseignant. Quelques prisonniers sont déjà rentrés, mais les malheureux avaient dû faire la route à pied, en mendiant, ils étaient dans un état de misère et d'épuisement effrayant. Nos chemins de fer sont presque tous détruits. On voyage en voiture, en auto, en vélo; petit à petit les trains se remettent en marche: nous avons déjà deux départs par jour pour Bruxelles; mais il faut voir la foule de voyageurs qui se pressent à chaque départ! C'est à vous faire renoncer aux voyages pour toute votre vie.