de la revue 'Le Noel' no. 1078 & 1079 - 17 et 24 fevrier 1916
'l'Exode d'Anvers'
par Scotland Liddell

Un Journalist Anglais à Anvers

soldats belges en retraite, octobre 1914

 

7 octobre 1914

C'était le mardi - le mardi avant la fin. Le noir nuage de la guerre, qui, depuis deux mois, s'approchait d'Anvers, était maintenant sur notre tête. Les Allemands cognaient aux portes de la ville avec leurs gros obus; ils frappaient impatiemment avec leur artillerie légère. Ce n'était plus qu'une question de jours, une question d'heures peut-être! D'incessantes rumeurs circulaient. Les dispositions d'esprit avaient des hauts et des bas: tantôt tout allait pour le mieux; l'instant d'après, tout était perdu et les Allemands entraient à Anvers.

Un souvenir - j'en ai un grand nombre, - un souvenir entre mille, souvenir amusant, de ces derniers jours d'Anvers! Il s'agit de... bon vin! J'avais rencontré un ami qui m'invitait à venir chez lui « pour une dernière bouteille de vin », ajoutait-il en riant d'un rire forcé. Quand j'arrivai, il apporta, avec soin, une bouteille toute poussiéreuse, d'un cru fameux.

- Mon grand-père gardait ce vin dans sa cave, me dit-il; et il se mit à m'énumérer tous les vins célèbres dont il avait goûté, tous les événements à l'occasion desquels on avait bu ces vins, anniversaires, fêtes, etc.

- Et, maintenant, Monsieur: A la mort du kaiser!

Ce toast, nous l'avons porté plus d'une fois, à Anvers; et l'excellent bouquet du vin n'atténuait pas l'amertume du souhait formulé.

On savait donc que les Allemands allaient entrer; on s'efforçait, cependant, de ne point en convenir; on imaginait quantité d'événements merveilleux qui arrêteraient l'ennemi. Mais, au fond du cœur, on se rendait compte, je le crois, que la fin était proche. En tout cas, on buvait les meilleurs vins, surtout pour ne point les laisser aux Allemands. On savait, à Anvers, quels crimes suivaient les orgies de ces soldats ivres. Bien des caves, donc, à Anvers, furent vidées de leur contenu avant le départ des propriétaires; on répandait le vin plutôt que de le laisser aux Allemands.

Ce mardi, on voyait la pâleur sur les visages, on lisait l'anxiété dans les yeux. Vers midi, le gouverneur militaire d'Anvers convoqua les directeurs des journaux et leur fît annoncer, par l'intermédiaire du bourgmestre, qu'il était temps de préparer la population de la ville à l'invasion de l'ennemi.

Vers 3 heures, l'un des plus distingués d'entre les rédacteurs de journaux me mit au courant de cette réunion. On leur avait dit de recommander à la population de garder le plus grand calme, de déposer toutes leurs armes à l'hôtel de ville. Ils devaient, en outre, publier une série d'avis qui montrent bien quelles étaient les dispositions des chefs militaires.

Evidemment, le désappointement fut grand. Personnellement, Albert (le capitaine Albert de Keersmaecher de l'armée belge) et moi nous avions toujours compté sur le succès des troupes belges et anglaises ainsi réunies. Nos espérances s'effondraient. Nous ne pouvions nous faire à l'idée que cette nuit serait notre dernière nuit à Anvers. Nous partîmes en automobile pour Waelhem, en quête de nouvelles informations. Il ne fut pas nécessaire d'aller bien loin pour avoir nos renseignements.

A Contich, le changement avait déjà de quoi déconcerter. Cette petite ville, voisine d'Anvers - à 10 kilomètres de la grande cité - semblait absolument morte. Plus rien de la vie, du mouvement des jours précédents! Tous les habitants avaient fui: il n'en restait pas un seul. Les fenêtres étaient closes, les portes fermées, comme nous l'avions vu en tant d'autres villes de la Belgique.

Sauf un convoi de munitions pour l'artillerie, nous ne rencontrâmes rien ni personne, jusqu'au pont de chemin de fer, à un demi-mille plus loin. Là stationnaient quelques voitures d'ambulance, sur le bord de la route. Les ambulanciers avaient mis pied à terre; ils étaient là, silencieux, le regard perdu, sous la lumière grise du jour baissant.

Des deux côtés, au bas de la première pente voisine, étaient des batteries belges. Nous entendions le fracas des canons: ils répondaient aux obus allemands.

Nous suivons rapidement la pente pour gagner le point le plus élevé. A notre gauche, nous avions le petit village de Waerloos, entièrement abandonné, sauf par quelques soldats traînards en retraite sur Anvers. Partout, l'entière désolation: les champs ravagés par les incessants passages des troupes. Nous tournâmes sur la gauche pour nous mettre à l'abri des shrapnells dans l'unique rue du village.

Waerloos, où les braves Belges tentaient encore de résister, n'avait qu'une seule rue traversant le village d'une extrémité à l'autre. Nous la suivîmes jusqu'à ce que nous nous trouvâmes arrêtés par la maison de l'école qui était en feu - énorme torche au milieu des ténèbres. Si étroite était la rue que nous n'aurions pu passer sans risquer de communiquer le feu à l'automobile, de faire éclater le réservoir du pétrole, et d'être nous-mêmes carbonisés.

Quittant l'automobile, nous continuâmes d'avancer, en compagnie d'un soldat blessé. Il nous dit que de nombreux blessés, grièvement atteints, gisaient encore dans la rue, à l'autre bout du village, hors de notre portée. De temps en temps, un shrapnell frappait l'église et nous voyions la tour changer peu à peu de forme sous l'action des obus.

Je crois que jamais, au cours de la guerre, nous n'avons été plus en danger. Nous le savions; et, pour la première fois, j'eus réellement conscience du péril. Et cependant, nous restions immobiles. Pourquoi? Il y a là une fascination terrible, inexplicable. Albert était abattu au point de ne plus songer à sa propre sécurité: il m'en a fait l'aveu plus lard. Il voyait en pensée ce qu'il en serait d'Anvers: il se rappelait Termonde, Aerschot, Malines, Louvain, il ne pensait plus à lui-même.

Une saute de vent poussa les llammes du bâtiment de l'école dans une autre direction: d'instinct, nous nous élançâmes el nous atteignîmes l'autre extrémité du village. Quelques soldats, d'aspect misérable, étaient là, s'adossant à un mur. Couverts de poussière et de boue, ils s'étaient retirés à l'abri du village. Plusieurs avaient été blessés en franchissant la distance entre les tranchées et Waerloos. D'autres avaient été atteints dans le village même qui, depuis longtemps, était abandonné.

Quelle désolation! quelle scène lamentable! Le village en feu, ces pauvres soldats dont le regard révélait la souffrance et le désespoir, le grondement des canons, la détonation des obusl Et nous voilà, revenant sur nos pas avec les blessés, aidant les uns, tandis que les autres étaient soutenus par leurs camarades. A chaque instant, il nous fallait nous mettre à l'abri contre les murs ou sous une porte: les shrapnells éclataient sur nos têtes. Tout abri nous était bon.

Les soldats nous donnèrent des nouvelles qui confirmaient les bruits répandus dans la journée. Nous savions ainsi officiellement ce que nous avions appris en secret - Anvers, l'imprenable Anvers, allait tomber.

Nous ouvrant un passage à travers une haie et évitant, par un léger détour, les maisons en feu, nous rejoignîmes notre automobile, où nous installâmes des blessés. Arrivés près des ambulances de la Croix-Rouge, nous ne manquâmes pas de leur dire qu'on avait besoin de leurs services à Waerloos. Ce fut notre dernière tournée sous le drapeau de la Croix-Rouge; ce fut aussi notre dernière apparition au sud d'Anvers. Pendant notre retour, Albert me dit que, le lendemain matin, il emmènerait sa femme et ses parents. Il ne voulait point les laisser à Anvers un jour de plus.

Nos blessés une fois déposés à l'hôpital militaire, nous rentrâmes chez nous.

Cette même nuit, Albert se rendit chez ses divers parents: il trouva les bagages déjà préparés. Dans plusieurs rues, il vit des automobiles stationnant devant les maisons: elles y restèrent toute la nuit, sans être surveillées, toutes équipées, approvisionnées de pétrole, afin de partir dès la première heure.

Ce fut notre dernière nuit à Anvers.

 

la gare de St. Nicolas

 

Le mercredi 7 octobre, on fut sur pied de bonne heure, à Anvers. Tous les habitants ne s'étaient pas couchés; et, parmi ceux qui avaient gagné leur lit, tous n'avaient pas dormi. Le malaise était grand. Les obus allemands allaient pleuvoir; les canons allemands se tenaient à portée du cœur de la ville. De nouvelles troupes de la marine anglaise étaient arrivées; mais, en attendant, l'ennemi était aux portes.

A 5 heures, les journaux parurent: ils publiaient l' « Avis à la population » dont on nous avait parlé la veille. Ils annonçaient aussi un bombardement prochain - nous le savions dès le jour précédent et notre excursion à Waerloos nous en avait donné la certitude. La ville fut bientôt complètement réveillée. Automobiles et voitures de tous genres circulèrent dans les rues dès la première heure. Presque tout le monde hâtait ses préparatifs pour gagner la côte belge ou la Hollande. Peu nombreux furent ceux qui désirèrent attendre l'arrivée de l'ennemi. Les événements projettent leur ombre: et l'ombre des Huns s'étendait déjà sur Anvers.

Il n'y avait pas de trains pour la côte belge. Ceux qui partaient - et encore ne suis-je pas certain que ce service fonctionnât - n'allaient pas plus loin que Saint-Nicolas. Deux moyens de fuir restaient donc aux habitants qui n'avaient pas de voitures à leur disposition: s'embarquer pour la Hollande ou partir à pied. Bateaux, transports, remorqueurs, de toutes formes et de toutes dimensions, étaient déjà encombrés. A aucun prix on n'aurait pu s'y procurer une cabine.

Albert, dont l'automobile avait stationné toute la nuit devant sa porte, fut assez heureux pour rencontrer un cargo-boat appartenant à l'une des principales maisons d'Anvers. Grâce à l'obligeance du propriétaire, qu'il connaissait, sa femme et ses parents purent s'embarquer. Ce vapeur s'appelait Comtesse de Flandre, à destination de Zeebrugge, avec une cargaison de blé. Il se trouva que le capitaine était un ami d'Albert.

Ayant ainsi assuré le départ des siens, Albert rentra en ville, vint me voir et s'arrangea pour quitter Anvers le plus tôt possible. Son intention était de gagner Zeebrugge par la route de terre, d'y rejoindre sa famille, de l'embarquer pour l'Angleterre, puis d'aller à Ostende, où se réunissait l'armée en retraite. S'il le fallait, il irait en automobile jusqu'en France pour y suivre la guerre, et servir dans la Croix-Rouge. Le propriétaire de la Comtesse de Flandre s'était montré si bon ami qu'Albert n'hésita pas à lui offrir une place dans l'automobile.

Ses bureaux étaient place de Meir. Nous nous y rendîmes. Vers 7 heures du matin, nous allâmes de banque en banque pour tâcher de recueillir les fonds ou dépôts de l'Agence. Les directeurs étaient du nombre des partants; et, dans les cinq banques auxquelles nous nous adressâmes, il ne se trouva pas un seul employé en état de faire pour nous la moindre chose, de sa propre initiative. C'était... disons simplement: désagréable! De retour aux bureaux de l'armateur, nous recueillîmes à la hâte les papiers les plus importants; puis, accompagnés de M. D... et du commandant B..., nous nous dirigeâmes vers le pont de bateaux, seul moyen de communication avec l'autre rive de l'Escaut.

Sur l'immense embarcadère flottant et sur la place qui le précède, la foule se pressait. On voyait là des véhicules de toutes sortes: automobiles, fiacres, wagons, chars, brouettes même. Riches et pauvres, sans distinction de condition ou de rang, chacun, dans cette foule, ne songeait qu'à une chose; traverser aussi promptement que possible. Et d'autres arrivaient encore, en voiture, à cheval, à pied. On se poussait, on se bousculait; cette masse confuse ne formait plus qu'un tout, se frayant l'accès du pont reliant les deux rives.

Au bout d'un certain temps, après bien des efforts, avec beaucoup de patience et d'ingéniosité à profiter du moindre avantage, nous réussîmes à nous mettre à la suite d'une longue file d'automobiles militaires qui se dirigeaient vers le ponton. Bien entendu, ces automobiles avaient le coupe-file et prenaient le pas sur toutes les autres voitures. A quelques mètres de l'embarcadère, toute la colonne s'arrêta. On fraya un passage à travers la cohue à un escadron de chasseurs à cheval; il fallut les laisser défiler avant qu'il nous fût permis de poursuivre notre route et de traverser le pont. Entre lomps, si dense était la foule, sur la place, que les chasseurs eurent la plus grande peine à conserver leurs rangs.

Le spectacle qui s'offrait à nos regards était lamentable. Hommes, femmes, garçons, jeunes filles, bébés même, paysans, citadins, le visage décomposé, les yeux hagards, avaient l'aspect de pauvres animaux traqués. Anvers, en ces derniers jours, c'était toute la Belgique: des réfugiés étaient de tous côtés accourus dans la ville, à toute heure de la journée.

De jeunes mères, leur bébé entre les bras, luttaient pour défendre l'enfant contre la bousculade. Nous vîmes un aveugle, misérablement vêtu, cherchant, ses pauvres yeux levés en vain vers le ciel, à se frayer un passage: une jeune fille s'efforçait de le guider, mal vêtue elle-même, maigre, pâle, exténuée. Et l'homme s'accrochait à sa protectrice, défaillante sous le poids.

Les Hébreux, dans leur exode, fuyant l'Egypte, étaient moins malheureux que cette foule fuyant Anvers! Un Moïse ne viendra-t-il pas ouvrir à ces infortunés un passage à travers les eaux du fleuve! Le pont de bateaux est si étroit! Les chaînes crient sous l'effort, les plaques de fer grincent.

Nous attendîmes plus d'une heure. Des cavaliers nous dépassèrent, puis des canons, d'autres cavaliers, puis une colonne d'infanterie. Puis, soudain, un immense bourdonnement. Toute la foule, comme un seul homme, regarde en l'air. Là, bien haut, au-dessus de la ville, un taube venant du Sud se dirige vers le fleuve. A mesure qu'il s'approche, l'effroi grandit dans la foule, l'épouvante gagne tous les cœurs. Un remous jette de notre côté ce flot vivant qui va briser les rangs de la colonne d'infanterie.

Le taube - le taube haï, le taube qui sème la terreur - fut bientôt au-dessus de nos têtes. Il volait beaucoup moins haut. Il décrivit un cercle autour du pont et du débarcadère, où la foule était massée. A cette vue, tous prirent la fuite dans toutes les directions.

Jamais je n'oublierai le spectacle d'une panique aussi cruelle! La foule était littéralement affolée. Dans leur précipitation à chercher un abri quelconque, des hommes, des femmes roulèrent sur le sol et furent foulés aux pieds. Les femmes poussaient des cris d'épouvanté, membres d'une même famille furent violemment séparés les uns des autres. Des mères, perdirent de vue leurs enfants. Le pauvre aveugle avait disparu, emporté dans la tourmente, comme une épave.

Des hommes et des femmes s'écroulèrent sous les automobiles qui stationnaient; d'autres s'accrochèrent au poitrail des chevaux. Tout devenait un abri. Et le taube tournait, décrivant ses cercles; il sembla s'arrêter au-dessus de la foule épouvantée. Et, de nouveau, nous éprouvâmes cette mystérieuse fascination qui nous tint enracinés sur place. A tout instant, nous attendions l'explosion d'une bombe. Dieu sait quels ravages elle eût causés! Il n'y eut pas de bombe. L'aviateur, satisfait sans doute de la reconnaissance qu'il venait d'opérer, nous quitta, et le taube, se dirigeant vers le Sud, disparut à nos regards.

Ce fut, dans la foule, un immense soulagement. Des femmes s'évanouirent: il nous fallut leur administrer un cordial. Le détachement de fantassins avait rompu les rangs. La tête de notre colonne d'automobiles atteignait déjà le pont; d'autres automobiles s'y engagèrent avant qu'on pût nous arrêter: nous en profitâmes pour avancer, nous aussi. Nous arrivâmes enfin sur le pont. Désormais, nous ne pouvions plus revenir en arrière!

Le pont de bateaux reliait les deux rives. Bien des fois, je l'avais traversé au cours de ces dernières semaines. Il était établi sur des pontons, solidement construit et avec art. Au milieu, une ouverture était ménagée qui permettait facilement d'ouvrir un passage aux navires.

En cet endroit, l'Escaut présente une largeur de deux mille pieds environ. Si solide était le pont que tous les véhicules - peu importait leur poids - pouvaient le traverser sans crainte. Les gros canons français, par exemple, qui avaient pris part aux combats d'Elewyt et de Waelhem, l'avaient franchi sans incident.

Nous voilà, enfin, sur l'autre rive. Un soupir de satisfaction; mais, aussi, un soupir de regret! De l'autre côté de l'Escaut, nous voyions la foule entassée, cherchant à fuir le bombardement dont elle était menacée et à devancer l'arrivée des ennemis. De là, notre seconde impression - impression de tristesse! Nous laissions derrière nous la ville, avec la flèche de sa cathédrale dont immédiatement en face de nous, nous admirions l'élégance et la légèreté.

Mille pensées s'offraient à mon esprit; mille souvenirs à ma mémoire. Je songeais aux rues ensoleillées, aux heures joyeuses; aux braves qui étaient partis pour se battre et qui revenaient mutilés, mais non vaincus ni découragés! Je songeais à ceux qui ne sont jamais revenus...

Nous suivîmes la berge et, après avoir tourné le coin de l'unique rue Sainte-Anne - nous ne vîmes plus rien d'Anvers.

Après Sainte-Anne (Tête de Flandre), le voyage nous parut long. Il nous fallait marcher lentement derrière la foule des soldats et des fugitifs.

Tout le long de la route nous avions sous les yeux les mêmes scènes qu'à Aersehot, à Malines, à Termonde, à Alost, à Waelhem, des malheureux fuyant en désordre pour échapper aux soldats allemands. C'était le même encombrement de civils portant leur mince bagage, ramassé à la hâte. Riches et pauvres se trouvaient dans le même embarras: l'argent ne servait à rien. Malades, estropiés, gens bien portants, tous allaient de l'avant, péniblement.

Arrivés à Zwyndrecht, nous fîmes un détour sur Vracene, pour éviter la grande route suivie par l'armée en retraite. Le chemin, moins encombré, nous permit une allure pius rapide. On avait parlé au commandant B... d'une route spéciale qui nous conduirait à la frontière hollandaise et simplifierait le voyage. De Vracene à Kemseke, nous traversâmes une plaine déserte, sablonneuse, coupée de bruyères et de bouquets de pins; de Kemseke à Selzaete, qui n'est qu'à 2 kilomètres de la frontière, nous fîmes encore vingt milles à travers une contrée offrant les mêmes caractères.

Dans les villages que nous traversions, les paysans faisaient leurs préparatifs de départ, entassaient leurs paquets sur leurs petites voitures attelées de chiens ou, plus simplement, sur des brouettes. Et, par tous les sentiers, des fugitifs gagnaient la Hollande. Près de la frontière, nous en trouvâmes bon nombre qui se reposaient sur le bord de la route: ils n'en pouvaient plus. Il y en avait d'assis, la tête entre les mains, levant à peine les yeux pour nous voir passer. Ils semblaient absorbés dans leurs réflexions.

A Selzaete, nous prîmes la route d'Eccloo, où nous déjeunâmes.

Après le repos, en route pour Bruges; de là, à Ostende, où nous arrivâmes à 6 heures du soir après une course de plus de quatre-vingt-dix milles.

A Ostende, personne ne voulait croire à l'imminence du danger. Tranquillité parfaite; optimisme général. Nombre de personnes riches s'étaient retirées à Ostende et Mariakerke. persuadées que les Allemands n'arriveraient pas jusque-là. C'était quelque chose comme l'autruche cachant sa tète dans le sable et s'imaginant que tout est dit.

M. D... et le commandant B... déposèrent leurs bagages dans une villa, près du Kursaal; et nous partîmes pour Zeebrugge, distant seulement d'une quinzaine de milles, avec l'intention d'y rejoindre la Comtesse de Flandre, qui devait arriver à peu près en même temps que nous. Nous traversâmes Le Coq, Wendugne et Blankenberghe. Partout, beaucoup de monde, mais un grand calme. L'optimisme régnait, en vérité. Et, de fait, la côte belge était, même alors, si charmante que, pour un peu, l'espoir se serait pris à renaître en nos cœurs. Mais il nous suffisait de réfléchir; et alors nos conclusions étaient tout autres.

Nous arrivâmes à Zeebrugge à la nuit sombre. Cette petite localité, ordinairement si calme. était animée, bruyante, agitée. Partout, de tous côtés, nous rencontrions des fourgons, des canons, de la cavalerie et, enfin, un nombre considérable de soldats anglais - les fameux hommes en kaki! On les voyait dans tous les champs voisins de la place qui précède la nouvelle gare, dans la direction de Blankenberghe. La joie de les rencontrer nous fit presque oublier tous les soucis de la journée.

La Comtesse de Flandre n'était pas arrivée, comme elle l'aurait dû. Nous prîmes nos dispositions pour revenir au matin. Nos deux compagnons de route retournèrent à Ostende par le tramway électrique; et nous, nous devions descendre chez le beau-frère d'Albert, capitaine de port, à Zeebrugge. Laissant notre automobile près du Palace Hôtel, nous gagnâmes la jetée pour y voir débarquer les troupes anglaises.

La jetée de Zeebrugge a, exactement, un mille de longueur. Son immense bras s'avance dans la mer, en forme de croissant dans la direction de Flessingue. C'est, pour une armée, un lieu de débarquement idéal. Le croissant du milieu est très large - près de 100 mètres. Des voies ferrées le sillonnent et aboutissent à de vastes entrepôts. D'autres bâtiments - bureaux, salles d'attente - sont installés pour la commodité des voyageurs de nuit. Au temps de la paix, la Compagnie propriétaire ne s'était point trop occupée de faire draguer le port lui-même, pour en défendre la profondeur contre l'envahissement des sables; mais, dès que la guerre fut déclarée, on veilla à ce qu'un dragage sérieux permît aux vaisseaux du type le plus moderne d'entrer dans le port.

Voilà pourquoi, à l'éblouissante clarté des projecteurs électriques, il nous fut donné de voir six des plus importants transports anglais (15 000 tonnes) amarrés au quai et déversant un flot ininterrompu de soldats en kaki, de chevaux, de voitures. Les différentes manœuvres se faisaient au moyen de grues électriques. Puis les hommes s'alignaient sur le quai, les chevaux étaient attachés par la bride, et les voitures poussées plus loin afin de compléter leur équipement.

Tel était le mouvement, si grande l'activité - cliquetis des chaînes, manœuvres des grues, piétinement des sabots des chevaux, roulement des treuils, éclat des lumières, - qu'on se serait cru dans quelque dock de Londres ou de Liverpool - ou d'Anvers avant la guerre!

Une chose nous frappa tout particulièrement, en ce qui concernait les hommes et les animaux: à peine entendait-on le son d'une voix. Tout se passait de la façon la plus paisible, avec un ordre parfait, sans précipitation, mais cependant avec rapidité. Jusque dans les moindres détails, l'attitude et la manière de faire du soldat anglais donnaient une telle impression de force, de résolution que, cette fois, vraiment, l'espérance et la confiance pénétraient et nos pensées et notre cœur. Par mes sympathies et mes pensées j'étais presque devenu Belge; mais, en ce moment, j'étais Anglais, absolument Anglais, et j'en étais fier Nous allâmes enfin prendre notre repos, l'esprit calme.

De bonne heure, l« lendemain, nous interrogeons l'horizon, cherchant à découvrir le navire attendu. Il n'était pas en vue. Albert me laissa pour aller chercher, à Ostende, M. D... et le commandant B... A son retour, pas de navire encore. Il commença à s'inquiéter. Enfin, à 3 h. 1/2, la Comtesse de Flandre apparut, venant du Nord. Nous apprîmes plus tard qu'en raison de la présence des mines à l'embouchure de l'Escaut le vaisseau avait dû faire un grand détour vers le Nord avant de mettre directement le cap sur Zeebrugge.

Mme de Keersmaecker et sa famille avaient eu un voyage mouvementé. D'ordinaire, le trajet demande dix heures. On en avait mis trente-six.

Tous, nous passâmes la nuit dans une villa abandonnée, sur des matelas étendus à terre et des couvertures que nous avions empruntées. Le lendemain - vendredi, - nous allâmes à Ostende.

La nouvelle de la chute d'Anvers avait bien vite troublé le calme de la ville. Les paquebots faisaient encore le service entre Ostende et Folkestone; mais Douvres, l'ancienne tète de ligne, était fermé pour raison d'ordre militaire. Ostende devenait fiévreux. Des nouvelles contradictoires arrivaient de toutes parts. Des milliers de réfugiés affluaient dans l'espérance de passer en Angleterre. En ce moment, on voyait encore à Ostende presque tous les Anversois un peu connus dans le monde. Celte agglomération toujours croissante de civils et de soldats, venus d'Anvers, de Bruges, de Gand même, avait réduit le stock d'approvisionnements, à tel point que, le dimanche, on ne put se procurer ni pain, ni œufs, ni fromage.

La veille - 10 octobre, - on annonça que les Allemands s'approchaient de la côte; ils étaient, disait-on, à sept ou huit milles plus loin que Bruges. Pendant la nuit, les troupes anglaises avaient quitté le voisinage de Zeebrugge, et il n'y avait plus de navires amarrés au quai de la jetée.

Ces quelques indications nous renseignaient suffisamment sur la situation. Nous fîmes charger sur un haquet tous les bagages de notre société, pour les transporter à Ostende, où nous passâmes la nuit dans un petit hôtel. La dimanche, Albert constata que les bureaux de l'hôtel de ville avaient été fermés, en sorte que, sans l'intervention d'un ami, il lui aurait fallu perdre une journée entière sans réussir à faire viser ses passeports.

Sur ces entrefaites, Albert s'était décidé, sur les instances de sa femme et de ses autres parents, à quitter le continent avec eux, au lieu de rester en Belgique, comme il avait l'intention de le faire. Il confia son automobile à un ami qui servait dans l'armée et se relirait vers Furnes et Dunkerque. Les billets de passage étaient pris, les bagages transportés à bord; Albert allait partir pour l'Angleterre. Je m'arrangeai pour me faire une place dans l'automobile, et, ce même jour, j'allai à Dunkerque. Aucun incident ne marqua cette excursion.

Ce jour-là, la panique était à son comble sur la côte. Le matin, quatre bateaux étaient déjà partis pour l'Angleterre; un cinquième devait lever l'ancre à 11 heures. Les halles et les quais étaient bondés de voyageurs attendant leur bateau; et, sans cesse, d'autres réfugiés arrivaient. Il se passait maintenant à Ostende ce qui s'était passé dans tant d'autres villes. Les Allemands étaient à Gand, ils entraient à Bruges: le flot des ennemis s'avançait vers la côte; et chacun craignait que la retraite ne lui fût coupée. Bon nombre s'enfuirent du côté de la France, à pied, en chemin de fer, n'importe comment. D'autres essayèrent encore de longer la mer et de gagner l'Ecluse, en Hollande. Le gouvernement s'était transporté au Havre. Partout, des gens qui couraient! Et Albert attendait patiemment l'arrivée du bateau.

Quant au voyage lui-même, je laisse la parole à mon ami:

« Le steamer à peine amarré au quai, la foule s'y précipita. Tout contrôle devenait impossible. Au dernier moment, usant presque de violence, je finis par faire monter à bord les dames de notre groupe; moi-même, je fus, ce jour-là, le dernier à escalader le bateau, déjà comble.

» Le commandant de la Princesse-Henriette était le frère d'un vieil ami à moi; grâce à son obligeance, nous trouvâmes une petite cabine où j'abritai mes parents les plus âgés et les enfants. Le steamer regorgeait de réfugiés; dans tous les coins et recoins on en trouvait, et ils venaient de toutes les parties de la Belgique. Là, c'était un boulanger d'Aerschot, veuf avec cinq petits enfants: sa femme avait été tuée; ici, un petit groupe d'orphelins sous la garde d'une femme de condition moyenne. Et chacun avait son histoire - histoire de lamentables souffrances.

» Tous les regards se tournèrent vers le rivage que nous allions quitter. C'était un dernier adieu à notre chère petite Belgique. Quand le capitaine donna le signal du départ, Lous ceux qui avaient encore des larmes . à verser se prirent à pleurer. Cette terre, que nous quittions, c'était la terre de nos aïeux, et un glorieux passé y avait laissé des trésors tels que peu de pays au monde peuvent se vanter d'en posséder de semblables. C'était la terre de Rubens et de Van Dyck et des Van Eyck - les pères de la peinture, - de Juste Lipse; c'était la patrie des arts! Et nous aimions notre Belgique pour sa petitesse et pour ses précieux souvenirs. Le folklore y est plus riche que partout ailleurs. Et nos compatriotes sont si hospitaliers, d'un caractère si heureux!

» Tard, dans la journée, nous étions en vue des côtes de la « Vieille Angleterre »; pour moi, du moins, elles n'étaient pas inconnues. Ici, en Angleterre, nous avons trouvé un refuge, en attendant de rentrer en Belgique pour y relever nos demeures et nos cités. Je ne saurais exprimer toute notre reconnaissance pour l'accueil qui nous a été fait en Angleterre, à nous Belges. Il a dépassé tout ce qu'on pouvait imaginer. L'Angleterre a nourri nos réfugiés, vêtu nos pauvres, pourvu à tous les besoins de nos malheureux concitoyens.

» Voilà ce qu'on n'oubliera jamais. Si l'Angleterre estime que ce qu'elle a fait, elle nous le devait pour la manière dont nous avons sacrifié notre pays, qu'il nous soit permis de rappeler une chose: Belges, nous n'avons fait que rester fidèles à notre parole, et peu importe que nous perdions nos biens matériels pourvu que nous gardions notre honneur. L'honneur, c'est l'inestimable héritage que nous laissons à nos enfants. »

Scotland Liddell

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