- de la revue Je Sais Tout No. 120 de 15 novembre 1915
- 'Croix-Bleue et Croix-Violette'
- par Hugues le Roux
Hopitaux pour Chevaux de Guerre
Au cheval, à cet allié, nous devons, autant qu'à son cavalier, une ambulance et un hôpital quand il est malade ou blessé.
C'est un fait reconnu aujourd'hui qu'indépendamment de nos pertes inévitables en chevaux, nous avons sacrifié, par manque de soins, dans les premiers mois de la guerre, une bonne partie de notre cavalerie.
Nos amis les Anglais, chez qui pourtant l'amour du cheval est si profond qu'il est devenu une tradition, n'ont pas été non plus à l'abri de certaines erreurs. Nous pouvons parler aujourd'hui de cette question avec d'autant plus de liberté que, par de récents achats faits au Canada, à La Plata, en Argentine, nous avons comblé nos vides, que toutes les mesures ont été prises pour éviter le gaspillage d'un élément de guerre aussi indispensable.
Si l'on s'en rapporte aux nombreux articles de protestation parus de tous côtés dans la presse anglaise: Triitli, Daily Mail., Daily Chronicle, Animais Guardian, Field, Sheffield Daily Telegraph, etc., sous le ihre à peu près le même partout: « Wastage of commandeered horses » (gaspillage des chevaux de réquisition!, on voit que la question intéressait particulièrement l'opinion publique. Dès le début de la guerre, tous les chevaux de réquisition, dont le chiffre atteignait près de 180.000, ont été réunis en Angleterre dans d'immenses camps de concentration où, attachés à la corde, exposés en plein air à toutes les intempéries, sans une couverture sur le dos, ils ont contracté de nombreuses maladies, spécialement la broncho-pneumonie, qui a fait chez eux de cruels ravages. Dans le seul camp de Hampshire 200 jeunes chevaux arrivés du Canada mouraient chaque semaine.
Chez nous,que de chevaux sont morts de soif et de privations! Combien d'autres, légèrement blessés dans les combats ou par le harnachement, ont été perdus faute de soins indispensables qui, appliqués à temps, leur auraient permis de reprendre leur place à la bataille ou dans les convois!
Personnellement, nous avons vu revenir du front tout un lot de ces malheureuses bêtes qui, au dire même des sous-officiers et des hommes qui les ramenaient,n'avaient pas été dételés depuis trois mois. Ils étaient dans un étaf de maigreur effrayante.
Lorsqu'on enlevait la selle, toute la peau se détachait et le dos n'était qu'une plaie. Les blessures du garot, si .douloureuses, étaient les plus terribles: il en est dans lesquelles on pouvait facilement mettre le poing et elles étaient si profondes que les vertèbres étaient à nu. Dans le lot, il y avait de malheureux martyrs inguérissables, véritables squelettes, qui en vente publique ont été adjugés pour la somme de... 3 francs. Ce prix dérisoire ne représentait même pas, bien entendu, la valeur de la peau, de la carcasse, des boyaux que le manque d'ouvriers rendait inutilisables.
Au début de la campagne, les hôpitaux vétérinaires, les camps de l'arrière et de l'intérieur manquaient de tout. On pouvait voir à X... un lamentable troupeau de g5o chevaux blessés avec un vétérinaire et dix palefreniers pour les... soigner.
Ajoutons que, depuis, nous avons aménagé des camps spéciaux, dont celui de Mailly, qui est des plus vastes.
Le gaspillage de nos chevaux était devenu tellement manifeste, leur usure si précoce, qu'à diverses reprises le général Du bail attira l'attention des commandants de corps d'armée sur leur misère:
Dans la situation actuelle, disait son rapport, cette usure anormale ne peut s'expliquer que par le défaut de surveillance et par une négligence qui ont pour conséquence l'abus des allures excessives, le maintien inutile de la selle et du harnachement (nous ajouterons personnellement: et de l'homme) sur le cheval au repos, la mauvaise alimentation, le défaut d'abreuvement, d'abri, de litière, de ferrure, etc. Il importe de mettre un terme à toutes ces causes d'usure.
C'est chez nos chevaux de réquisition « les territoriaux », moins habitués c|ue ceux de l'active à supporter les fatigues, que nous avons eu le plus de déchet. « La façon dont nos chevaux paysans, écrit Hugues Le Roux, sont entrés dans le trait des charrois et les attelages des canons émeut quand on les voit passer avec leur poil rude, leurs pieds lourds, leurs croupes lentes, leur bonne volonté inépuisable. »
Le système adopté de remettre à la municipalité, qui le confie à un paysan, le cheval fourbu ou légèrement blessé qui tombe sur la route ou à l'entrée du village est assurément excellent. La remonte mobile le fait reprendre plus tard et indemnise le paysan de ses débours. Mais les frais d'entretien n'étant pas garantis d'avance, l'homme se désintéresse généralement du cheval, lui mesure la nourriture. Résultat, écrit Jean Lecoq:
Alors qu'on aurait pu, avec quelques soins, rendre à l'armée un cheval sinon brillant du moins utilisable encore, on le laisse crever. Et pendant ce temps des voitures de convois restent en panne et l'on voit telle brigade, qui n'a eu que quatre hommes tués, en avoir cinq cent cinquante sans chevaux.
« C'est très bien d'acheter partout des chevaux, dit le général Cherfils; ce serait mieux de ne pas laisser périr faute de soins ceux que nous avons. »
En dehors de toute question de sentiment et de zoopliilie, qui malheureusement est loin d'être comprise de tous aujourd'hui encore, chez nous, il est donc certain que nous avons négligé notre propre intérêt en sacririant inutilement des chevaux qui représentent un capital et en méconnaissant le rôle important qu'ils sont appelés à jouer dans la victoire décisive.
Des canons, op en fabrique, des munitions, également, des hommes nous en avons, mais des chevaux, et des chevaux prêts surtout, où les prendre?
Rendons donc une plus stricte justice au cheval. Toutes les nations civilisées le considèrent comme un précieux auxiliaire de la victoire, comme un combattant vivant de la même vie que le soldat, partageant avec lui les mêmes fatigues et mourant de la même agonie. Une des choses qui a le plus frappé Charles Benoist, membre de l'Institut, député de la Seine, lors de la visite sur le champ de bataille de la Marne, a été l'horrible vision des chevaux agonisants et morts.
Tout le long de la route, on voit des chevaux morts, les membres raidis, le ventre gonflé, les dents découvertes sous des lèvres convulsées comme dans un rictus... Souvent les côtes sont à nu, le corps entièrement décomposé.
Montorgueil parle de chevaux qui, les membres brisés, agonisent parfois cinq et six jours sur les plaines sans recevoir le coup de grâce. Sans eux, pourtant, que ferions- nous?
Si merveilleux que soit notre canon de 70, écrit Urbain Gohier, il ne servirait pas à grand'chose s'il n'y avait pas de chevaux pour l'amener en position. Or, les canons sans chevaux auraient à peu près la même valeur que des chevaux sans canons.
Les Japonais, déjà, après la guerre de Mandchourie, rendaient un hommage solennel aux chevaux « morts pour la patrie », leur élevaient un monument, leur assuraient une sépulture.
Le cavalier russe n'oublie pas dans ses prières son camarade fidèle:
Et pour ceux-ci, aussi, Seigneur, pour ces humbles créatures qui supportent avec nous le fardeau du jour et offrent leur vie innocente pour le pavs, nous faisons appel à la tendresse de ton cur, car tu as promis le salut aux hommes et aux animaux, et immense est ta bonté, ô Seigneur!
De la série d'anecdotes prouvant au cours de cette guerre l'attachemen des hommes à leurs chevaux et le dévouement de ceux-ci à leur maître, nous extrayons simplement ces trois exemples:
Sauvé par son cheval (Animais Guardian).
Le soldat anglais W. Green, qui en janvier était en traitement dans un hôpital d'York, raconte l'histoire suivante dont il fut le témoin oculaire:
« Il est un cheval des lanciers royaux d'Ecosse qui mérite de porter la croix, si celle- ci devait un jour être conférée aux animatix. Un jour, au cours d'une violente action, son cavalier fut envoyé à terre, atteint d'une balle. La troupe était en marche à ce moment. Lorsque le cavalier vint à toucher le sol, le cheval s'arrêta alors, souleva l'homme avec ses dents par ses vêtements et se rendit avec son fardeau près d'un groupe d'autres cavaliers.
« Le cavalier fut de là transporté à une ambulance de première ligne, où le docteur assura que, si ce blessé avait séjourné quelques heures sur le sol, sans soins, il serait inévitablement mort. »
Le brave artilleur (cité par le général Caudrelier, de l'artillerie coloniale)
« C'était le 22 août au combat de ..... La 8e batterie du 3e régiment d'artillerie coloniale s'étant trop engagée dut se replier en hâte. Un soldat ayant eu son cheval blessé et ne voulant pas l'abandonner resta sur le champ de bataille. Sans souci des balles, il délia son paquet de pansement individuel, soigna sa monture et alla la mettre à l'abri derrière le talus de la route. Cette petite besogne accomplie, il revint faire le coup de feu contre l'infanterie ennemie. Comme le colonel Nèfle s'étonnait de voir un artilleur dans les lignes, celui-ci répondit: « Mon colonel, mon cheval est blessé et je ne veux pas l'abandonner. L'ennemi étant trop près, je fais le coup de feu. Et, jusqu'à épuisement de ses munitions, ce brave se battit; puis, le soir venu, en compagnie de sa monture, il rejoignit sa batterie. »
Le cheval du lieutenant Marcel Dupont
Des impressions de campagne du lieutenant de cavalerie Marcel Dupont nous détachons ce passage:
« Mon lieutenant, mon lieutenant, votre cheval est blessé.
« Je suis déjà à terre et les larmes me viennent aux yeux. Dans quel état ils me l'ont mis, ce brave, ce merveilleux compagnon d'armes! Une balle est entrée à la face interne de la cuisse gauche, faisant, en sortant, une horrible plaie d'où le sang coule à flots. Deux autres balles l'ont percé, l'une au flanc, l'autre aux reins. La noble bête m'a ramené sans défaillir. Et, maintenant campée sur ses quatre membres tremblants, l'encolure dressée, les naseaux ouverts, les oreilles pointées, elle fixe les yeux loin, loin devant elle. Elle semble regarder en face la mort qui vient. Pauvre « Tourne toujours », tu ne te doutes pas du serrement de cur que j'éprouve en te caressant tout doucement comme on caresse un petit enfant qui souffre. »
C'est à nos amis et alliés les Anglais que nous devons les sociétés actuelles qui secourent le cheval-soldat « combattant anonyme sans gloire, victime courageuse, sans tertre ni croix ».
La première idée d'une semblable institution remonte à près d'un demi-siècle; elle est due à un Français, le vétérinaire principal Decroix, présidentde la S.P.A. C'est lui qui, à la bataille de Solférino, reçut du général Desvaux l'ordre de parcourir le terrain, de ramener tous les chevaux guérissables et de faire abattre immédiatement tous ceux dont les blessures étaient incurables.
A la dix-huitième conférence interparlementaire de La Haye en 1913, le sénateur belge Van Peborgh,qui lutte depuis si longtemps contre le tratic des vieux chevaux anglais (Worn out horses), demandait un peu de pitié et de justice pour le cheval de guerre qui agonise dans de terribles souffiances.
Quelques mois à peine avant la guerre, notre confrère le capitaine A.-F. Dupont, directeur d'Animalia, mettant l'idée au point, la soumettait aux directions de la cavalerie et du service vétérinaire au ministère de l'Intérieur. La solution n'était pas encore obtenue au moment où éclatèrent les hostilités; en décembre 1914, au Congrès de Genève, la question des chevaux de guerre était inscrite à l'ordre du jour.
Ce sont les Anglais qui, nous l'avons dit, ont réalisé pratiquement ces idées qu'ils ont mises en uvre avec leplusgrandsuccès. LaCroix-Bleue etla Croix-Violette, qu'ils ont fondées chez nous, sont la Croix-Rouge des chevaux.
Le but qu'elles ont poursuivi depuis le début de la guerre est aujourd'hui complètement atteint, leur programme entièrement réalisé:
Entretien sur le front d'un corps de chirurgiens, vétérinaires et d'infirmiers qualifiés pour premiers secours.
Maintien d'ambulances pour l'évacuation et le transport des chevaux malades et blessés.
Création d'hôpitaux vétérinaires à l'arrière avec personnel et matériel.
Fourniture d'instruments de chirurgie et d'appareils.
Renvoi des chevaux guéris vers le front.
Autorisation d'envoyer un corps de vétérinaires sur le champ de bataille pour tuer les chevaux grièvement blessés.
Création d'inspecteurs pour rechercher les chevaux abandonnés et hors de combat.
Aide aux fermiers ou à toute personne ayant pris la charge de ces animaux.
Extension des termes de la Convention de Genève afin d'obtenir une protection internationale semblable à celle accordée à la Croix-Rouge.
Non seulement les deux sociétés anglaises ne nous ont réclamé aucun secours pécuniaire, mais, sur la demande du ministère de la guerre, elles ont fourni à nos armées la meilleure partie du matériel vétérinaire.
Par deux lettres à peu près semblables, adressées par M. Millerand au commandant Claremont, directeur de la Croix-Bleue, et au major général H. Jardine Hallowes, directeur de la Croix-Violette, les deux sociétés ont été immédiatement reconnues.
Voici le texte de l'une de ces deux lettres:
Le Ministre de la Guerre à M. le Capitaine CLAREMONT,
13, Rue Washington, Paris
Vous avez bien voulu me faire connaître que la Société Anglaise de la Croix-Bleue offrait de se mettre à la disposition de mon département avec son personnel et un important matériel vétérinaire pour donner ses soins aux chevaux malades ou blessés de l'armée française.
Je m'empresse de reconnaître la « Croix-Bleue » comme société de secours aux chevaux blessés. J'ajoute que des instructions vont être adressées pour faire donner à cette société toutes facilités pour l'organisation, en arrière des armées, de dépôts où les chevaux seront confiés à ses soins.
Ces instructions vous seront communiquées très prochainement.
Je vous prie de vouloir bien, en portant ces dispositions à la connaissance de la Société de la Croix-Bleue, lui exprimer la très vive gratitude du gouvernement français pour l'offre de sa précieuse collaboration dans l'uvre entreprise, en vue de poursuivre la guérison de chevaux qui ont déjà rendu de grands services, et reconstituer un matériel qui représente un des principaux éléments de force des armées.
A. MILLERAND.
La Croix-Bleue, filiale de la Société anglaise « Our Dumb Friends League » a été créée au moment de la guerre des Balkans.
Son chef en France, le commandant Claremont, est une autorité dans l'armée britannique. Il a combattu dans nos rangs en 1870, et, après s'être mis d'accord avec le général Ancelin, directeur de la cavalerie française, il s'est dépensé sans compter pour l'organisation parfaite des différents services de la Société. Mlle Millerand a bien voulu accepter la présidence d'honneur, dont Lady Smith-Dorrien est la présidente.
La Croix-Bleue a installé en France cinq hôpitaux centraux avec dix dépendances. Les centres sont établis à Serqueux, Provins, Troyes, Moret-sur-Loing et Saint- Mamès qui est le dernier en date.
L'installation de ces établissements est très complète: box larges et aérés, écuries d'isolement, vaste paddock, manège couvert pour l'exercice des convalescents en cas de mauvais temps, salle d'opération, de pharmacie, de ferrure avec forge, de pansements. Les soins soni assurés par un personnel choisi que dirige M. Almy, vétérinaire en chef.
Les chevaux sont classés en diverses catégories: les boiteux, fourbus, épuisés, les blessés, les fiévreux, les contagieux; enfin, ceux qui doivent être réformés ou abattus.
Chaque hôpital reçoit environ 200 chevaux. Le commandant Claremont estime que i.5oo chevaux ont déjà été traités dans les divers établissements de la Croix-Bleue. Il estime que,sur ces 1500 malheureuses bêtes, 1105 ont été capables de retourner sur le front.
La Croix-Violette, qui, elle, ne se rattache à aucune société existant antérieurement, nous apporte aussi une aide précieuse. Elle a été organisée par Miss Lind-of- Hageby. Son premier hôpital d'arrière, qui est un modèle du genre, a été fondé à Bordeaux. Depuis, elle en a créé d'autres à Vesoul, Chaumont, à X... à quelques kilomètres de la ligne de feu.
Chacune de ces formations peut recevoir une moyenne de 50 chevaux. Jusqu'à ce jour, en tenant compte du déchet, 400 chevaux environ ont pti rejoindre la ligne de teu. Avec ceux des hôpitaux de la Croix-Bleue, cela fait donc 1500 chevaux que les Anglais nous ont rendus prêts à combattre.
Si l'on estime la valeur marchande d'un cheval à 1000 francs, ce qui est au-dessous de la vérité, l'Angleterre en nous rendant 1500 chevaux valides, nous a donc fait récupérer un million et demi.
En nous apportant leur précieux et efficace concours pour nos chevaux d'armes, nos amis les Anglais nous ont ainsi donné une nouvelle preuve de leur amitié et ont comblé une lacune de notre organisation militaire.